Pourquoi ce besoin de parler ?
« Les chagrins des enfants ne devraient être que des chagrins d’enfants ; quand leur peine passe leurs compétences, ils se taisent, moins par
indifférence que par manque de vocabulaire. Seul un curieux cauchemar, qui revint toutes les nuits qui suivirent l’enterrement de mes amis, et souvent par la suite, me rappelait les circonstances
de leur mort. »
Françoise Chandernagor fait parler ainsi son héroïne, dans son livre La Sans pareille, (Poche n° 6791) : cette dernière avait 11 ans quand ses amis,
11 et 13 ans, ont été victimes d’un accident de voiture.
Le besoin de parler est né avec la capacité organique et psychique de prononcer des phrases articulées et ainsi de former des représentations à partir des
perceptions, de transmettre des émotions par le sens des mots et pas seulement par des cris et des expressions corporelles. Dès que homo sapiens est apparu il a ainsi élargi son
entourage, formé des groupes de paroles : palabres évoluant en parlements, confréries, équipes (enseignantes parmi d’autres), séminaires divers… c’est à dire “depuis toujours”.
De toujours à aujourd’hui, qu’est-il arrivé ?
Je voudrais apporter un élément de réponse, celui que je connais de l’intérieur depuis quarante ans : “la cure de parole” comme l’a baptisée une des premières patientes de Freud. Celui-ci a laissé converger en lui le courant romantique allemand, pour qui l’homme était conduit par des forces qui le dépassaient tout en étant souvent inconscientes, et l’esprit scientifique de ses collègues neurologues qui commençaient à étudier le cerveau en rapprochant les dissections de cerveaux des symptômes présentés par les personnes qui venaient de mourir, particulièrement ceux que l’on appelait “déments”, victimes de “dégénérescences cérébrales”.
Élève de Charcot à Paris il étudia les hystériques et se rendit compte que l’on mettait sous l’étiquette de démence dégénérative un certain nombre de symptômes qui
semblaient relever de ces forces inconscientes que mettaient en poèmes et en musique les grands artistes de son époque : Heine, Goethe, etc. D’abord en faisant parler les malades sous
hypnose il découvrit qu’ils “souffraient de réminiscences”, ils parlaient de ce qu’ils ignoraient, de leur histoire, inconnue d’eux-mêmes. Il abandonna rapidement l’hypnose qui donnait certes des
résultats immédiats mais peu stables. Il essaya donc de faire parler les patients dans une situation de détente en leur demandant de contrôler le moins possible ce qu’ils disaient. Ainsi, ils
bénéficiaient du “retour du refoulé” comme dans l’hypnose mais pouvaient se l’approprier par l’écoute directe et consciente de leur propre parole. Comme il ne s’était pas encore départi de
l’attitude directive du médecin qui interroge et de l’hypnotiseur qui suggère, les symptômes corporels les plus manifestes (parfois théâtraux) disparaissaient, mais le malade demeurait inhibé et
souffrant ; jusqu’au jour où une patiente lui dit : « Mais laissez moi donc parler ! » La psychanalyse était née.
Certes, mais alors plusieurs de ses patientes ressentirent une passion amoureuse pour lui. Au premier abord, ayant une éthique professionnelle très forte, il se dit
qu’il s’agissait d’une résistance à parler par l’envahissement d’une émotion très vive ; il ne rejeta pas ces personnes, comme d’autres le firent, prenant peur de ce qu’ils pensaient avoir
déclenché. Freud saisit tout de suite que ce n’était pas ses charmes personnels qui provoquaient ces mouvements mais les chemins que prenaient les réminiscences jusque là refoulées et les
émotions jusque là réprimées, qui se déplaçaient depuis des objets autrefois investis et se fixaient sur le thérapeute. Le passé s’interposait entre le sujet et ses relations présentes et en
déformait la perception : il découvrit le processus de transfert. D’abord conceptualisé comme une résistance à parler, il sera petit à petit envisagé comme le vecteur de l’inconscient vers
le conscient : son analyse permet de retrouver dans le présent de la relation analytique les aliénations à des personnages intériorisés, idéalisés, à l’emprise desquels jusque là le patient
se soumettait et à l’égard desquels il se révoltait par des comportements discordants (caractériels), des phobies ou des désordres somatiques de toute sorte, et éventuellement par des décisions
néfastes pour sa vie et son entourage.
Il s’agit bien de personnages et de relations entre personnages idéalisés en bien comme en mal et intériorisés avec lesquels le sujet construit ses fantasmes :
le passé dont il nous parle est un passé recomposé. En particulier les traumatismes de la prime enfance sont à la fois vrais en tant que souffrance et souvent faux quant à leur historicité
matérielle : les parler ne suffit pas à leur enlever leur nocivité (d’autant que tous les traumatismes ne sont pas nocifs mais aussi peuvent provoquer d’utiles réaménagements). L’exemple
bien connu est celui-là même de Freud découvrant dans les années 1893-95 les abus sexuels dans l’enfance comme cause de ces traumatismes et des symptômes qui les représentent. C’était dans l’air
du temps comme cela revient à l’heure actuelle. Il s’est vite aperçu que les récits de ces “séductions par les adultes” ne traduisaient que la sexualité infantile et les fantasmes qu’elle
engendrait. Ces fantasmes agissaient comme de vrais traumatismes, le moi de l’enfant distinguant mal le réel et l’imaginaire étant facilement débordé par leur intensité. Il avait découvert, ce
qui fit et semble de nouveau faire scandale, que les enfants vivent de réelles poussées sexuelles permettant la constitution de fantasmes que nous appelons originaires.
Mais la réalité existe : il y a vraiment des enfants abusés, des femmes violées, des enfants endeuillés.
« Quand leur chagrin dépasse leur compétence, les enfants se taisent non par indifférence mais par manque de vocabulaire » écrit Françoise
Chadernagor. Adam a commencé par nommer les êtres vivants qui défilaient devant lui, bien sûr, mais la question est plus complexe.
La parole : entre fantasme et réalité
La recherche en psychanalyse s’est développée en particulier autour de ce problème : la relation entre le fantasme et la réalité et le rôle de la parole entre ces deux pôles.
La parole : entre fantasme et réalité
La recherche en psychanalyse s’est développée en particulier autour de ce problème : la relation entre le fantasme et la réalité et le rôle de la parole entre ces deux pôles.
La fixation sur le pôle de la réalité amène des catastrophes, amplifie les fantasmes et les collectivise : le docteur Lepastier, psychanalyste praticien
attaché à l’hôpital de la Salpétrière écrit dans Le Monde : « (…) aux Etats-Unis, des patients adultes ont évoqué, le plus souvent sous hypnose, des scènes de séduction de leur
enfance. Des tribunaux ont considéré que la "mémoire retrouvée" (recovered memory) valait preuve, et des abuseurs supposés, les pères le plus souvent, ont été condamnés. La fréquence du
syndrome de la "mémoire retrouvée" a conduit à postuler que nombre d'enfants avaient été abusés, puis à rechercher les faits corroborant cette assertion. Parallèlement, chez les patients adultes,
par un phénomène de contagion propagé par les médias, les récits se sont enrichis pour aboutir à des abus rituels sataniques (satanic ritual abuses) au cours desquels des enfants
auraient été abusés et torturés jusqu'à la mort, les restes étant enterrés dans des charniers.
Avec l'affaire Dutroux, l'idée de l'abus rituel satanique s'est implantée en Europe en se laïcisant : des hommes puissants et influents, unis au sein de
"réseaux" aux ramifications infinies, partagent des plaisirs criminels. En France, à plusieurs reprises, ont été signalés, avec une grande imprécision, des charniers d'enfants qui n'ont jamais
été retrouvés. Initialement, l'instruction d'Outreau avait d'ailleurs pour ambition de mettre enfin au jour, à partir de la misère sociale, des relations complexes remontant à des puissants
pervers. En janvier 2002, des pelleteuses ont même été utilisées ; leur action est restée vaine.
La fixation sur le pôle du fantasme amène à nier la réalité de certains faits et à éliminer l’influence de l’environnement sur la formation de la vie psychique des
enfants.
Dans les deux cas, la parole, surtout si elle est péremptoire, véhicule de puissantes émotions qui rassemblent des gens, voire des foules, et manifeste des
tendances destructrices partout prêtes à surgir : la pulsion de mort est aussi une découverte de la psychanalyse comme composante du psychisme humain.
Parler n’est pas un remède automatique aux conséquences des traumatismes : certes décharger un trop plein de tension juste après un traumatisme collectif, à
quoi s’emploient “les cellules psychologiques” dépêchées sur le terrain, est un premier pas très utile, mais chaque traumatisé doit entreprendre seul ou avec une aide appropriée un travail de
deuil: mise à distance progressive des attachements affectifs, reconnaissance de l‘impuissance devant une violence qui a réduit la personne à une passivité totale sur le moment, désenchantement
du monde et de soi-même d’être si fragile ou d’avoir, en tant que survivant, évité le sort commun sans y être pour quelque chose. Ceci pour les traumatismes “sociaux”.
Quant aux “chagrins des enfants” ils peuvent remonter jusqu’à la dernière période de la grossesse, et pendant des mois après l’accouchement l’infans ne
peut parler ses douleurs. Il les exprime par des cris mais aussi par certains malaises, voire maladies, que les parents ne sont pas toujours en mesure de traduire dans leur propre langage ;
des malentendus précoces s’installent parfois. Ils peuvent durer une vie entière. Non seulement le vocabulaire manque mais aussi la capacité de parler liée à celle d’organiser des souvenirs. Du
point de vue physiologique, tous les noyaux du cerveau ne deviennent pas fonctionnels en même temps : au début seules sont enregistrées les émotions très vives ayant “secoué le bébé” et
leurs associations avec des perceptions sensorielles qui les réactiveront. Du point de vue psychologique, ce même bébé oscille entre un besoin d’indépendance dans ses recherches et ses
manipulations, et un besoin de vivre comme s’il ne faisait qu’un avec la mère et son entourage. Il absorbe ainsi les angoisses de sa mère, les conflits familiaux et leur bruit, sans distinguer
clairement ce qui est de lui et ce qui est des autres : ces traumatismes ne sont pas seulement les siens.
Voici un exemple, au cours d’une psychanalyse, d’un accès à la parole de ce préverbal qui en a tant besoin. Le discours conscient, manifeste, et même l’analyse de
ses doubles ou triples sens, n’y suffisent pas, il faut qu’il se passe quelque chose, souvent un petit rien !
Les tremblements du petit Nicolas
Un patient, que j'appellerai Nicolas, en psychanalyse depuis 4 ans, vivait un sentiment d'insécurité profonde dont un des symptômes principaux peut se décrire ainsi : quelque chose de nerveux le tracassait dans son dos, une angoisse sans nom, en particulier quand il quittait sa maison et quand il y revenait. Les angoisses œdipiennes semblaient avoir été bien éclairées ; certains clivages idéalisant dans les deux sens (en bon et en mauvais) avaient pu se dire dans le transfert. Il évoluait, prenait des responsabilités, mais il demeurait en lui cette sensation indéfinissable, indicible, comme une angoisse devant l’attente d’une arrivée ou d’un départ. Aucune interprétation de l'analyste et aucune émergence de fantasme chez le patient ne pouvaient le calmer.
Un patient, que j'appellerai Nicolas, en psychanalyse depuis 4 ans, vivait un sentiment d'insécurité profonde dont un des symptômes principaux peut se décrire ainsi : quelque chose de nerveux le tracassait dans son dos, une angoisse sans nom, en particulier quand il quittait sa maison et quand il y revenait. Les angoisses œdipiennes semblaient avoir été bien éclairées ; certains clivages idéalisant dans les deux sens (en bon et en mauvais) avaient pu se dire dans le transfert. Il évoluait, prenait des responsabilités, mais il demeurait en lui cette sensation indéfinissable, indicible, comme une angoisse devant l’attente d’une arrivée ou d’un départ. Aucune interprétation de l'analyste et aucune émergence de fantasme chez le patient ne pouvaient le calmer.
Un beau jour, je change de maison. Je prends un appartement dans un quartier un peu plus au centre de la ville que j’habitais à
l’époque. À la deuxième séance suivant cet emménagement, Nicolas se trouve dans un état très curieux : il a l'impression que le divan remue ou plutôt vibre.
Il dit : “je tremble, il y a quelque chose qui se passe ”. Moi, j’ai une réaction, disons, théorisante, apparemment
pas très maligne ; je dis : “vous tremblez devant moi ”. Silence dubitatif, puis : “Cela ne colle pas avec ce que je ressens en ce moment à votre
égard ”.
Sa réponse pourrait être une dénégation mais j’ai le sentiment que c’est moi qui écarte quelque chose tout en voulant quand même
faire mon travail !
Avec la pratique des groupes, j'avais observé que certains noyaux ou impressions d'ordre très archaïques se cachent dans le cadre.
J’appelle cadre ou site psychanalytique, la pièce où je reçois les analysants, les meubles et tout ce qui s’y trouve, mais aussi la personne de l’analyste et les règles de
fonctionnement : horaires, honoraires, évitement de toute relation personnelle entre le patient et l’analyste, enfin celle de dire ce qui passe par la tête et ce qui est
ressenti.
Quelques jours plus tard, la perception de la vibration s’était peu à peu estompée, mais la sensation de malaise dans l’attente
demeurait. Nicolas, comme il en avait l’habitude, va voir la bonne qui avait été dans sa famille au moment de ses premières années. Au cours d’une conversation banale, elle lui dit que lorsqu’il
était très jeune, dans sa première année, sa mère rentrait à des heures très variables, dans un état d'esprit et de nerfs imprévisible, mais toujours excitée. Elle l'embrassait, le serrait
jusqu'à l'étouffer mais rapidement elle prenait une colère et le rejetait violemment. D'autres fois, elle arrivait un peu éméchée par une station au café du coin et secouait son fils. Cet enfant,
qui ne savait jamais dans quel état sa mère allait arriver, tremblait vraiment devant elle ; il a même eu des convulsions.
Il s’est avéré qu’un métro passant en sous-sol de mon immeuble, des vibrations très faibles pouvaient atteindre les étages ; ce
n’était pas une illusion, mais une perception réelle rendue possible par l’hypersensibilité de Nicolas lors des premières séances sur le nouveau divan ! Ce tremblement en séance dans un
moment transférentiel déclenché par le changement de lieu et d'environnement avait activé l’empreinte précocement inscrite au sein de la relation à la mère : cette empreinte, essentiellement
violente et émotionnelle, avait sous-tendu la façon dont Nicolas avait vécu, au cours de sa croissance, les disputes de la mère avec le père qui criait beaucoup tout en étant très affectueux
envers lui. Les parents avaient fini par divorcer et Nicolas devait changer de lieu pour être tantôt avec son père, tantôt avec sa mère.
Nicolas oscillait entre la sécurité affective que lui donnait son père et le besoin de protéger sa mère avec laquelle il était resté
“mélangé” depuis sa naissance tant la violence de leur relation primaire avait imprégné ses fibres nerveuses, les premières venues à maturité.
Il a vécu son complexe d’Œdipe dans une très grande angoisse qui n’a pu être apaisée que par la manifestation puis la verbalisation,
dans sa psychanalyse, du lien entre ces deux époques marquées par des expériences émotionnelles paradoxales tant sur le plan relationnel que corporel : l’une très précoce inscrite dans la
mémoire sous forme d’empreintes qui ne sont pas des souvenirs mais des traces, l’autre (ici le moment du divorce) restée “gravée” dans la mémoire comme une séquence de scènes de disputes, autour
d’une table près d’un balcon donnant sur la voie d’un chemin de fer dont les trains faisaient trembler le sol de l’appartement…
Le besoin de parler, aujourd’hui, ne peut se réduire à la confidence, la confession, la contestation, la confrontation, la négociation : le discours manifeste.
La parole est constamment imprégnée par des émotions actuelles, certes, mais tirant leur force de sources profondes inactuelles tant individuelles que d’origine collective.
Ce besoin de parler aujourd’hui, envisagé sous l’angle individuel, vient de cette découverte de l’inconscient, d’abord par les psychanalystes, et maintenant par les
neurobiologistes. Cette découverte est pleine de richesse et d’espoir mais c’est aux historiens et aux sociologues de dire ce qui, aujourd’hui, fait que la parole libre est de plus en plus
menacée dans les sociétés humaines et leurs institutions.
Maurice Netter
docteur en psychologie, psychanalyste (Société psychanalytique de Paris)