Lorsque les chrétiens dialoguent

Publié le par Garrigues et Sentiers


Des cafés théologiques voient le jour dans toute la France et semblent connaître un grand succès. Ce phénomène nouveau met au grand jour ce désir de nombreux chrétiens de vivre le dialogue tant au sein de leur propre Église que de rentrer en dialogue avec des hommes et femmes qui ne partagent pas leur foi.
Ce n'est pas pour rien que le Pape Paul VI, en 1964, a fait du dialogue un thème clef de sa première encyclique, Ecclesiam suam. Le choix ne s'explique pas seulement par des raisons conjoncturelles. En 1964 le Concile Vatican II était en cours. Et l'une des visées était bien, entre la société moderne et l'Église catholique, la recherche des voies d'une reconnaissance mutuelle. L'urgence du dialogue était certaine.
Cependant, il est impossible d'éluder l'impératif du dialogue si l'Église se reconnaît elle-même comme appelée, par sa nature même, à prendre le relais du dialogue que Dieu a noué avec l'humanité. L'acte de Révélation de la part de Dieu est en lui-même un acte de dialogue et non pas, comme on l'imagine parfois, cette sorte de monologue divin par lequel Dieu ferait connaître son dessein à une humanité à la fois ignorante et passive.
 
Dialoguer ne va pas de soi et s’apprend au fil de rencontres. Michel de Certeau exprimait ainsi le double écueil : « ne pas nous identifier à ce que [les autres] peuvent attendre de nous, et ne pas les identifier aux satisfactions et aux assurances que nous espérions tirer d'eux... ». Il ajoutait que cette attitude relève de « la pauvreté qui est le fond de toute communication ». Car il faut être intérieurement pauvre pour porter en même temps le « désir qui nous lie les uns aux autres et la différence qui nous en sépare » (L'étranger ou l'union dans la différence, DDB, 1969, p. 168). Il peut arriver que pour éteindre un débat un peu trop houleux, la recherche du consensus soit présente ; or réduire artificiellement la différence est une manière d'abolir l'altérité car alors il n’y a plus de dialogue : ou bien nous tentons d'absorber l'autre, ou bien nous cessons d'être nous-même en nous calquant sur lui. Le dialogue est bien souvent une ligne de crête. Il ne souffre ni la rigidité du doctrinaire, ni la démagogie aux couleurs de la générosité.
UN RAPPORT NOUVEAU ÉGLISE – MONDE
Des chrétiens choisissent donc délibérément de se confronter aux interrogations multiples du monde contemporain : pourquoi vivre, pourquoi respecter la vie, quels points de repère pour tenir dans l’existence, etc., dans une relation vivante, cordiale et dans une confrontation parfois passionnée.  
Cette expérience nouvelle, par ces relations tissées entre l’Église et le monde, participe au dialogue entre le Dieu vivant de Jésus-Christ et les hommes de notre temps et de notre société. Ils viennent « non comme des justes parmi les pécheurs, comme des gens qui ont acquis des diplômes parmi des gens incultes, mais parlent d"un Père commun, connu des uns, ignoré des autres ; comme des pardonnés non comme des innocents ; comme des gens qui ont la chance d’être appelés à croire, de recevoir la foi, mais de la recevoir comme un bien qui n’est pas d’eux, mais déposé en eux pour le monde » (Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues, Livre de vie, 1971, p.286-287). 
Les cafés théologiques, entre autres, signent une transformation fondamentale des rapports de l’Église avec le monde. Cette dernière, à travers la parole de croyants, quitte sa position de surplomb, qui condamnerait les traits d’un monde duquel elle ne se reconnaîtrait pas. À travers cette démarche, aucune nostalgie pour l’époque où le principe d’autorité semblait s’imposer de manière indiscutable. Il ne s’agit pas d’imposer mais de proposer en s’exposant.
 
« L’Église ne se présente pas comme dépositaire exclusive d’une vérité qui la placerait en dehors de la condition commune, elle affirme au contraire que l’appel de l’Évangile s’adresse à elle d’abord » (LCP 25). L’Église qui s’exprime là « cherche ses mots pour dire le plus justement possible son expérience d’une rencontre et d’une présence » (II,98).
 
Les cafés théologiques présentent un visage d’Église non pas face au monde, qui résisterait en proclamant la Vérité, mais dans ce monde et dans ce temps qui sont les siens, comme le sont tous les autres mondes et tous les autres temps depuis 2.000 ans. Elle ne cherche ni à se préserver pour survivre, ni à attaquer pour imposer une quelconque stratégie.
Les chrétiens engagés activement dans l’animation de ces cafés théologiques partagent les angoisses et les perplexités de tout être humain et cela contribue à les rendre crédibles.
 
N’est ce pas un des rôles que nos contemporains, divers et pluriels, demandent à l’Église ? Non qu’elle se soumette à l’opinion majoritaire mais qu’elle offre une proposition singulière dans une polyphonie de sens. Non qu’elle renonce à parler, mais qu’elle apprenne à dialoguer en acceptant d’apprendre de ceux qu’elle invite.
 
L’Église peut alors devenir force de proposition car la proposition implique des êtres de paroles, qui, en lien avec d’autres, désirent être écoutés parce qu’eux mêmes apprennent à écouter.
DE L’HÉRITAGE À LA PROPOSITION
Aller au-devant de l’autre pour échanger sur des sujets divers prend donc en compte le pluralisme, qui est une donnée essentielle de notre modernité. Aucune parole n’a de chance d’être entendue si elle se croit seule ou si elle se donne pour le tout.
La pensée chrétienne se trouve soumise à une rude concurrence de la part des autres traditions spirituelles qui, elles aussi, proposent des repères et une spiritualité. Lors de soirées « café théologique », les chrétiens vivent une situation nouvelle, celle d’être seulement les détenteurs d’une proposition parmi d’autres ; ils se trouvent au défi de proposer « un orient digne de foi » pour des hommes dont les points de repère sont autres et mouvants.
 
Force est de constater que l’héritage n’est pas en lui-même une garantie de crédibilité et de transmission ; l’appropriation personnelle est plus que jamais nécessaire. Tel est le sens de l’opposition valorisée par Monseigneur Dagens entre un christianisme d’héritage et un christianisme d’engendrement ou de proposition.
 
Tout climat relationnel d’accueil et de respect profond opère des transformations, lesquelles peuvent permettre, aux uns comme aux autres, un travail d’appropriation de la foi chrétienne de façon personnelle et signifiante, de façon vivante et durable.
 
À travers ces rencontres dans ces lieux non confessionnels, un visage d’Église se donne à voir.
 
L’Église n’est pas en vis-à-vis d’une humanité qui serait comme une entité autre qu’elle-même, c’est avant tout une « petite part de l’humanité ». Or si l’humain est créé homme et femme à l’image de Dieu, c’est bien dans la dynamique de l’échange que l’homme et la femme deviennent ce qu’ils sont appelés à être. Le dialogue est donc le maître-mot de toute démarche d’humanisation et de mise en visibilité de ce que Dieu a voulu pour être son icône. Toute relation sous le signe du dialogue, en famille, en société, en Église contribue à rendre présente cette création à l’image de Dieu et donc de le « donner à voir ».
 
L’Église se situe dans un monde blessé et elle en fait partie intégrante. Elle se doit d’échapper à toute tentation d’idéaliser ce monde ou, au contraire, de ne voir en lui qu’un lieu de corruption, enfermé dans ses faiblesses et ses insuffisances. Ce monde, c’est elle-même, elle ne peut se situer comme celle qui aurait à donner des leçons et des conseils ou des réponses à des questions qu’elle ne se poserait pas elle-même. Le travail de la foi apprend au chrétien à se situer dans le monde, à le reconnaître comme blessé et à participer avec lui à ce processus de transformation. Toute parole qui circule participe à ce travail d’enfantement.
 
L’Église est au service de l’avenir de l’humanité ; elle se doit d’ouvrir en elle des nouvelles formes d’espérance qui prennent corps dans des gestes concrets de rencontres, d’échanges et de débat. Sa vie est dans ce monde, avec ce monde ; il ne s’agit pas de s’adresser au monde mais de s’interroger et de cheminer avec lui.
 
L’Église est cette petite part d’humanité qui est en relation avec l’Évangile. Pleinement partie prenante de cette humanité appelée et blessée, elle est au cœur de ce monde le champ de l’expérience de l’Esprit qui la relie à l’œuvre du Christ à laquelle elle participe. Elle est cet art de vivre dans lequel s’introduit la nouveauté de l’Évangile. C’est donc au croyant d’aujourd’hui d’inventer des espaces nouveaux, des formes nouvelles où la Bonne Nouvelle pourra s’annoncer en se vivant.
 
Les cafés théologiques rentrent en résonance avec ces convictions énoncées et cherchent avec humilité à leur donner visage.
Animés par des chrétiens en dialogue avec d’autres, croyants ou non, ils désirent être témoins d’une Église en marche, consciente de ses limites mais se voulant fidèle à la mission reçue de son Seigneur : l’annonce, l’accueil et l’attente du Royaume. Comme nous dit Jean Sullivan, « l’Église est la Communion de tous ceux, ni meilleurs ni pires, dont le regard est réglé sur une autre distance, qui ont l’air de désigner ‘un territoire’ humain où la nuit est un peu moins dense et qui donnent envie de croire que c’est de ce côté que l’aube viendra. »
LES CAFÉS THÉOLOGIQUES : DES ATELIERS D’APPRENTISSAGE ?
Sans prétendre parler au nom de tous ceux qui animent des cafés théologiques, il me semble qu’un double désir les motive : celui d’être audible et crédible dans le monde réel où nous vivons, mais aussi celui de rester fidèles « au message reçu ». Cette forme nouvelle n’est peut être pas non plus étrangère à une certaine contestation des formes institutionnelles issues du passé à travers cette affirmation très nette de vivre une plus grande proximité avec nos contemporains, en partant de notre réalité humaine.
 
Il me semble que dans cette démarche le point de départ n’est pas Dieu affirmé haut et fort mais le questionnement humain de tout individu, et que les chrétiens présents y cherchent des indices de Dieu, des « traces » pourrait on dire. Maurice Zundel affirme : « le premier article du credo Chrétien, c’est pratiquement ‘je crois en l’homme’ (…). Si je crois vraiment en l’homme, ‘je crois en Dieu’ va de soi puisque la grandeur humaine est toujours finalement une transparence de Dieu ». Il s’agit bien de croire en l’homme et, qu’on le sache ou non, de viser avec lui, en lui même, ce qui le transcende au-delà de lui même.
 
Aujourd’hui, ces formes nouvelles permettent d’échapper à l’accusation faite aux communautés chrétiennes d’évasion religieuse où l’opinion d’un grand nombre les enferme aujourd’hui. Dans cette façon d’être et d’agir, les chrétiens des cafés théologiques affirment qu’ils croient en l’homme puisqu’ils en font partie et ainsi affirment en acte leur foi en Dieu.
 
Ces cafés théologiques sont, je le crois, des ateliers d’apprentissage pour proposer la foi aujourd’hui. La foi chrétienne est essentiellement de l’ordre d’une présence et d’une pratique. Elle participe ainsi au renversement dont témoigne l’humanité de Jésus de Nazareth. De même qu’en Lui il faut voir l’homme vivre, pour être invité à terme à y reconnaître Dieu, de même la proposition chrétienne n’est pas d’abord un ensemble de propos sur « Dieu » mais une invitation à lire sa Présence à travers une certaine façon de vivre la rencontre.
 
À une époque où le temps tourne vite, où la Terre est de plus en plus petite, où les humains sont citoyens du monde entier, où les connaissances sont disponibles à tous et pour tous, où les moyens de communication sont rapides et généralisés, chacun de nous et nous tous avons besoin pour bien vivre de relations courtes, simples et en vérité. Nous avons besoin de lieux où peut se partager l'essentiel de notre existence.
Nous avons besoin pour bien vivre que la personnalité de chaque personne et de chaque groupe apporte sa part de vérité. À leur manière, les cafés théologiques participent à cette grande aventure et par là-même, ils donnent visibilité à l’Évangile : Bonne Nouvelle pour aujourd’hui.
 
Nathalie GADEA

Publié dans DOSSIER PAROLE

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