Devoir de vacances (7) : M'aimes-tu ?

Publié le par Garrigues

Il est des émotions qu'on ne comprend qu'après coup, après l'abondement et l'émondage de la durée, avec surtout cet « être avec » quotidien qu'est la prière, ses silences et ses mots, ses fantasmes et ses coups de pompes, ses pays ruisselants de miel et ses déserts arides. Donc il faut accepter le temps, c'est-à-dire vivre avant de comprendre. Après tout, il dormait dans la barque pendant que d'autres s'excitaient comme des actionnaires aux bords de la faillite. Le temps, la durée qui dure sans qu'on ne comprenne bien ce qui se passe et ce que cela veut dire, ça fait partie de l'évangile et c'est contraire au court-terme qui est le seul temps des modernes et des parieurs de tout genre.

L'émotion c'est celle qui commence au chapitre 13. Jusque-là, Jean me faisait naviguer dans les grandes articulations du néoplatonisme, de la gnose et de la grécité intégrée par le judaïsme. Pensez donc : le Logos ou Verbe ; la Vérité et la Connaissance ; la Lumière et la Vie ; les Ténèbres et la mort ; le Pneuma ou l'Esprit ; la Vie éternelle et le Pain de Vie. Tout le monde s'y retrouve : les lecteurs du Poimandrès et des Hermetica, Philon et son hellénisme judaïsé, le mandéisme irakien et bien sûr le judaïsme des rabbins. Bref, le symbolisme habituel de la pensée spéculative antique. De sorte que, sauf grâce spéciale, quiconque cherche le sens johannique du mot éternel ne saurait le pénétrer sans la relecture préalable du Timée (37d-38a).

Ce Jésus là, celui des chapitres un à douze, franchement hiératique, nous introduit dans le divin majestueux et dans la préparation à l'agrégation de grec.

Puis vient le chapitre treize. Ouf ! Là, quelque chose change. Des hommes réunis pour manger, des pieds lavés et essuyés, de la convenance et de la pudeur, de l'enthousiasme enfin.

La sensibilité humaine se donne à voir. Et, jusqu'au chapitre 21, elle se redonne. Avec une alternance bien humaine : des tristesses de séparation et des joies de retrouvailles, des certitudes et des doutes, de la souffrance et des réjouissances, une mort, sa mort, et pour finir, de nouveau un repas au bord d'un lac. Tout ça est physique, il y a de la chair, des plaies et du touché, de la faim, de la peur, de la sueur.

Le changement se voit dans le vocabulaire. Des spécialistes ont compté : du chapitre un à douze, les concepts poids lourds de la bibliothèque philosophico-religieuse antique, zôè et phôs, (Vie et Lumière) sont utilisés plus de quatre-vingt fois tandis que le mot agapè seulement six fois. Du chapitre treize à vingt et un, il y a six emplois pour les premiers et trente-et-une occurrences pour le second.

Bien sûr l'intention de Jean (passons sur l'histoire rédactionnelle) est apologétique : ce mort, Jésus, c'est bien le même qu'on a connu vivant et ce n'est pas un fantôme. Voilà pour les docétistes grécisant et les calomniateurs judaïsant.

Et puis, pour les chrétiens des siècles à venir, il y a l'événement central, du moins c'est ce que j'ai cru, à grand renfort d'affirmation paulinienne (si le Christ n'est pas mort et ressuscité vaine est votre foi) et de fêtes de Pâques toujours bénies par le Seigneur et gratifiantes en église d'espérance. C'est vrai. Mais voilà, il faut bien, toute proportion gardée, tout vivre de ce qu'il a vécu, y compris son ascension et Jean, plus que les autres peut-être, me montre que cette ascension du Fils, «je vais vers le Père », n'est pas celle initialisée par le billet du certificat de décès permettant le grand voyage intersidéral, mais celle engagée par la prière, celle qui va au Père au jour le jour, la sienne qui emporte aussi la mienne et celle des autres. Le lavement des pieds, signe et lieu de l'amitié, est inséparable de l'ascension quotidienne qui ne se voit pas. Alors oui, la mort et la résurrection du Christ c'est important. Historiquement, et temporellement parce qu'elle est l'expression de l'absolue agapè de Dieu. Spirituellement pour toutes les raisons qu'on voudra. Mais je n'en vois qu'une, qui m'avait échappé longtemps. C'est qu'elle n'est pas ce qu'il y a de plus important et qu'elle ne le saurait l'être. Elle n'ajoute rien à ce qui se donne dans le lavement des pieds et au bord du lac de Tibériade où, de part et d'autre, Jean montre que les relations de Jésus avec ses disciples n'ont pas changé, que c'est bien la même humanité qui se donne, la même sensibilité, comme si le sens ultime de la mort et de la résurrection du Christ ne percutait vraiment l'histoire et l'homme, ma vie et celle des autres, elle « faisait date » comme on dit, que si elle devient agapè, celle qui s'exprime aux chapitres treize et vingt-et-un et qui encadre cette mort et résurrection. Alors ce que les bibles intitulent « les discours d'adieux » (Jean 13,31 ; 14 ; 16 ; 17 etc.) ne sont plus ceux de l'absence imminente mais ceux de la présence actuelle de Jésus. N'est-ce pas au fond la pérennité de cette présence du Seigneur que Jean (et les autres) a voulu pointer avec ces récits du ressuscité, la poursuite de ses relations personnelles avec les disciples, comme si de rien n'était ? Rien, ni les incompréhensions, ni la souffrance de la croix, ni les lâchetés, ni la trahison, ni les doutes, bref des mesures habituelles de la pesée de l'amour. Je ne sais au juste ce que veut dire qu'il est « monté vers le Père », ce qui me rappelle toujours la représentation éculée du monter-descendre des schémas philosophiques et religieux. Représentation qui ne veut rien dire, sinon la reproduction des apories de la dualité, si chères aux structuralistes anciens et modernes, le bas et le haut, la transcendance et l'immanence, le subjectif et l'objectif... Ce que je comprends là c'est que l'ascension du Christ, le don de l'Esprit et tout le toutim christophanique des uns et des autres ce n'est peut-être pas autre chose que la continuité de sa présence. Alors je suis de ces bienheureux qui deux mille ans après n'ont pas vu et qui ont cru. Il est vivant, il est, je suis !

Évidemment l'agapè, l'amour, ça met tout le monde d'accord, enfin en principe, chez les croyants, surtout quand ce mot là distribue tous les autres : service, charité, don de soi, fraternité, pardon, humilité, compassion, partage, etc. Le reste est discrétionnaire. Il est peut-être bon alors de laisser travailler l'ouvrier, de laisser ces simples mots faire leur travail : m'aimes-tu ? Mots simples qui mettent entre mes mains le destin de Dieu dans la destinée humaine. Qui mettent aussi entre mes mains le destin de l'autre,  celui de sa subjectivité, celui aussi de sa construction sociale. Pour le dire autrement, comment le Christ appelle mon amour, sollicite mon désir et comment la culture et la société capte ce désir, cette subjectivité humaine.

À chacun de voir ce que le forage opéré par ces mots dans l'épaisseur de son existence fait apparaitre au grand jour, si toutefois on endosse encore leur questionnement. Vraisemblablement, peu ou prou, la conscience qui a vécu, différente de celle qui se met en route, conclura au traditionnel « on fait ce qu'on peut », passant à autre chose... sinon de plus glorieux, au moins de moins attristant, un peu à l'image de ces messes où, après les quelques minutes pénitentielles de conscience malheureuse, (plus ou moins sincère en ce qui me concerne) en guise d'introduction on se précipite vers le gloire à Dieu (plus ou moins sincère aussi en ce qui me concerne...). Et puis, il est vrai, « soyez toujours joyeux » dit Paul, pour la bonne raison, la grande et originale raison spécifiquement judéo-chrétienne, celle dont Pierre, lui le renégat, fait la démonstration dans le chapitre 21 : le Dieu de Jésus Christ n'est-il pas le seul Dieu venu rejoindre l'homme à son niveau de faiblesse même, dans ce moins-disant ordinaire de l'agapè dont il est seulement capable en raison de la conscience de son état de pécheur ? Qu'il est grand notre Dieu.

D'où, bien entendu, depuis des lustres, (Augustin, sermon sur la passion ; Chrysostome, homélie 88 sur saint Jean etc.), l'interprétation récurrente de ce chapitre 21 : le trois fois « m'aimes-tu » se rapporte aux trois fois du reniement du bonhomme, lequel évidemment était « peiné » de ce que Jésus semblait lui rappeler de quel bois il était fait. D'ailleurs, j'observe que ma vieille bible de Jérusalem se fend même d'une note sur ce verset pour bien enfoncer le clou en ce sens.

Cette interprétation ne manque pas d'intérêt. Entre autre, celui assez pédagogique, de l'intégration psychologique par Pierre d'un vécu négatif de sa personnalité, ce qui lui permet peut-être de l'assumer.

Question cependant : ce rapport est-il bien ce que l'évangile établit ? Même question dite autrement : d'où vient cette conception de l'amour indexée à... une défaite ? Curieuse économie de la subjectivité humaine et divine que d'associer, voire de sourcer, l'agapè à ses manquements, à la conscience subjective de la faute, de la « dette ». Aubaine magnifique pour le discours (et ses vedettes anciennes et modernes) de l'antireligieux. Et, il est vrai, il ne manque pas d'arguments dans cette direction.

Bien sûr, il y a d'abord le bon sens issu de l'évidence : je ne suis pas parfait, je ne sais pas aimer et même quand j'aime, j'aime mal, je vois le bien et je l'approuve mais c'est le mal que je fais pour reprendre ce lieu commun de l'évidence morale depuis son énoncé par Ovide. Le problème avec l'évidence c'est que loin de déterminer le réalisme, sinon relativement une certaine réalité, elle surdétermine plutôt le conservatisme, et pas que moral, le plus dur : « si cet homme était prophète il saurait qui est cette femme qui le touche et ce qu'elle est : une pécheresse ». Autrement dit, s'il voyait l'évidence, il ferait comme tout le monde et ne changerait rien dans l'ordre des évidences... Apparemment, ce soir là, chez Simon le pharisien, il n'a pas vu l'évidence, ou bien en a vu une autre.

Et puis il y a la culture. La théologique d'abord.

L'homme, le adamah de Genèse 3,19 en sa pénible réalité de terreux est le sujet tel que la faute l'a fait. Pas de désir, de sujet historique donc, sans l'interdit, cet autre désir devenu désir de transgression, qui ne le titille et ne le fait valoir. Parfait engendrement réciproque, assez mécanique quand même, mais qui fait référence et parle à l'homme. Au théologien Paul assurément selon sa formule : là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. Reprise dans la liturgie pascale : bienheureuse faute qui nous a valu un si grand sauveur. Ah bon ?

Étonnant, car le serpent n'est pas intérieur à l'homme, à son désir. Il lui est extérieur comme un scandale injustifiable. Tout comme l'est le tentateur dans le désert où Jésus, nouvel Adam, se rend pour s'y frotter. On connait la suite. Une nuance peut-être. Jésus, s'il connait le tentateur, n'a pas besoin de lui dans sa relation au Père, dans sa loi d'amour, pour aimer et refuser les avances de Satan. Son amour s'impose à lui-même sa loi, ce qui est sa façon de conquérir sa liberté. Alors qu'il faudra à Adam un interdit, une loi qui vient d'ailleurs et d'en haut pour conquérir la sienne. L'humanisme n'est plus le même, de part et d'autre. Il y a bien une ancienne et une nouvelle alliance. Jean, l'évangéliste, l'a compris : au Baptiste qui annonce le repentir, le jugement, la pénitence, la loi qui vous tombe dessus et autres imprécations ascétiques, il montre Jésus qui parle de Royaume de Dieu, d'accomplissement, et cerise sur le gâteau, affirme que le plus petit dans le royaume qui aura compris ça sera plus grand que le Baptiste ! Femme, quelqu'un t'a-t-il condamnée ? Non, et bien moins non plus je ne te condamne pas. Va et ne pêche plus. Tu n'as plus besoin de la loi mais c'est ton amour qui se donnera sa loi, le refus du péché, et alors tu découvriras cette liberté qui doit tout à l'amour et rien à l'interdit. Aux bords du lac de Tibériade, dans la conscience de Pierre, peut-être s'est-il passé une petite révolution de cet ordre là. Cela ne va pas sans courage, sans renversement d'une économie de l'affectivité qui n'a plus besoin de la faute, de sa sanction et de son déterminant symbolique pour faire sujet et liberté. Bon courage quand même ! Surtout quand par je ne sais quel tour de magie dialectique, le serpent extérieur se retrouve niché structurellement à l'intérieur même du désir humain et fait ontologie ! La contradiction existentielle de Paul devient alors logique : qui me délivrera de ce corps de mort. Il est vrai qu'il évoquait l'homme psychique, l'homme de l'état de nature. Mais alors, l'homme spirituel qu'il appelle de ses vœux, en Jésus Christ, n'est-il pas celui de l'état de culture, radicalement défixé de sa détermination fatale et engagé dans un autre processus qui n'a jamais existé avant lui ? Comme sa liberté elle-même, l'individu unique qu'il est. Ce n'est pas hélas le chemin de  la méthode pris par la culture. Dans la société contemporaine de Jésus pour commencer. Voyez la place de la femme par exemple. Puisque l'homme est la Loi, il est naturel que la femme lui soit subalterne, il est naturel que l'Éros soumette son objet. Reproduction sociale d'une vision, d'une di-vision, théologique et psychologique et mise en forme séculaire de la sexualité, des relations homme-femme. La conscience est un mot féminin, l'inconscient est un mot masculin. On comprend que le rapport de Jésus aux femmes ait donné lieu, en son temps, à bien des scandales et plus tard aux représentations érotisées, l'interdit fascinant toujours.

Mais au moins, à son contact, ces femmes ont respiré d'un autre air que le déjà-vu des relations sociales, ou le Même de leur mental.

Ensuite, il y a la culture des sages et des moralistes, souvent les mêmes que les théologiens, et leurs grands discours théoriques. La vertu et le vice, rivaux-amis de toujours et leurs dialectique primaire, savamment entretenue, qui fait morale et religion, thèse et antithèse, en attendant  d'être uni par le libertinage en passion et vertu de Madame Bovary pour devenir la conscience malheureuse et coupable, la mauvaise conscience du romanesque bourgeois des créateurs (admirables certes) de Valjean et autres Sans Famille. C'est le même, et le même affrontement, mais qui se répète en des réalités existentielles, en système de relations. Il était alors possible de le transformer en anthropologie, en ontogenèse : le « je », le sujet, ne se pose qu'en référence avec le « ça », l'œdipe, l'individuation issue d'un processus de transgression, éventuellement sublimé. Telle est la structure de l'humanisme qui fait foi et loi, consensus conquérant et indépassable. Encore l'archaïque Genèse en somme, en forme d'additif moderne. Pourtant je ne peux m'empêcher de penser que le sujet qu'est l'homme Jésus doit davantage la liberté individuelle dont il fait preuve à chaque page de l'évangile à une conquête historique de sa conscience autant qu'à la phénoménologie de la réalité historique qu'il rencontrait, qu'à une surdétermination interne et transcendante dont il aurait besoin, pour la nier, ou, encore moins, à une accumulation de défaites sentimentales. N'est-ce pas à ce saut, à ce dépassement, qui n'a rien d'une mystique, bien au contraire, qu'il appelle Pierre en lui demandant son amour ? C'est, pour le moins, à un autre humanisme, lequel ne crucifie pas le désir à une contradiction désir-interdit, aux jeux des totems et des tabous

Mais Pierre fait un autre saut : il met son vêtement parce qu'il était nu et se jette à l'eau ! C'est qu'il était jeune et allait encore où il voulait. Un jour pourtant, Jésus le prévient, il lui faudra aller là où il ne voudra pas.

Enfin il y a les philosophes, qui parachèvent en la transformant la contradiction substantielle de la structure initiale, qui en font un Soi, la synthèse entre le désir et son antithèse, la fin de la dualité ontologique de la structure. Devenu haïssable depuis Pascal, le moi constitutif du sujet peut être liquidé, enfoui dans ses productions, sa matérialité mondaine, sa vanité. La conscience, définie alors comme « conscience de quelque chose toujours» devient elle-même cette chose qui n'est plus maître de rien, tout au plus, un entrecroisement de la structure, de toutes les structures : celle du mental, du collectif, du langage, de la parenté, de la classe, du marché. Le monde est une représentation, la mienne. L'être est l'étant et l'essence est l'existence. C'est alors le grand renfermement du sujet, sa négation en fait, souvent dramatique, toujours nihiliste. Plus de sujet, plus de raison, plus d'homme au terme de ce voyage au bout de la nuit, seulement la nausée. L'interdit, culture ou système, est toujours arbitraire et tutélaire, crainte et tremblement. Il est l'ennemi antique, ou, si l'on veut l'antique puissance de vie chargée de soupçon. Mais quelle n'est pas son utilité puisque sa récupération - pour le nier ! - permet de se poser en libérateur, en décomplexion, en interdiction d'interdire et liberté libérale tout à la fois. Alors le désir devient puissance de séduction, non plus serpent mais Séducteur par excellence, et l'individu, l'autre, un objet de plaisir (ou de déplaisir mais le registre est le même), de mon plaisir et de son interdit. On peut bien alors ramener l'histoire du désir à une histoire du plaisir et à la répression de ses déviances. L'interdit ainsi posé n'a pas pour finalité l'agapè mais l'Éros, non pas la conscience mais l'individualisme, non pas la liberté mais le privé. Non pas l'homme social mais l'atome socialisé. Il lui suffit alors de se muer en système de production, non avec l'œdipe bien sûr, mais avec ce qui lui est phénoménologiquement identique, le domaine privé et son corollaire, la libre entreprise affranchie d'à peu près tout, pour comprendre la mutation à peine esquissée ici, d'un système, somme toute construit, en réalité objective dite moderne ou post moderne, mais profondément conservateur. La messe est dite, et dite en plusieurs langues. Il me semble pourtant que l'appel du Seigneur à Pierre, l'interpellation de la subjectivité et de son développement, comme celle de tous ces hommes et ces femmes de l'évangile, désenclave cette subjectivité de tout antéprédicatif, une structure de réalité transcendantale ou positiviste, posée avant, au-dessus ou en face, qui donne sens, c'est-à-dire synthèse et détermination, a priori à la réalité historique, à la praxis humaine. Pas plus de péché originel que de Loi mosaïque ou de miroir, mais la réalité d'un désir qui œuvre à la mutation historique de l'Éros en agapè et qui, dans cette œuvre, se fixe sa loi, son code, son avenir. Décidemment il savait faire table rase des causalités de toutes sortes : « En passant il vit un homme aveugle de naissance. Ses disciples lui demandèrent : Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ? Il répondit : Ni lui ni ses parents n'ont péché, mais c'est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu » Dos à dos sont ainsi renvoyées la rationalité positiviste et le dogmatisme culturel parce que l'un et l'autre dans leur apparente contradiction réduisent l'individu à la passivité et Dieu à l'inactualité. Ni l'un ni l'autre alors ne font plus histoire, seulement otage d'un savoir et alibi d'un pouvoir, socialement partagé. Qui dira l'inconscient, le non-dit, de la culture ?...

Pour finir par là où ça commence, « m'aimes-tu » interroge le destin que je réserve à la subjectivité de l'autre, à son individuation historique. Mais, même avec un grand A, l'autre c'est vague. Aussi, parmi les processus d'individuation qui, avec quelque chance, peuvent concerner tout le monde, j'en ai retenu un : le travail. Il y en aurait d'autres, en ces temps de liquidation des idéologies messianiques ou prométhéennes, tels que l'impératif des droits de l'homme, réponse concrète au « m'aimes-tu » de Dieu. Je serais bref, voulant seulement évoquer comment l'évangile me parle.

Le rapport travail-soi, à n'en pas douter, n'est pas étranger à la dialectique de la subjectivité et ses développements. Entre le travail, l'institution travail ou l'entreprise, et l'individu, il y a une tension, une exigence d'investissement pour l'un et une demande de satisfaction, non moins exigeante pour l'autre. Si des évolutions se sont produites, cette tension existe toujours et me paraît se caractériser par des injonctions de plus en plus inédites et paradoxales. D'un côté la culture d'entreprise se donne comme une promesse de réalisation de soi, émancipation et socialisation tout à la fois, conditionnée par l'intériorisation de ses impératifs : investissements affectifs et temporels permanents, mobilité, efficacité, réactivité sans faille, participation et innovation à la réussite collective de l'institution. De l'autre, l'autonomisation « éthique » de cette individuation, sa contractualisation, qui rend l'individu seul « responsable » de son destin, et seul devant l'entreprise, laquelle en raison de la nature même de la précarité du contrat et des aléas, ne va pas sans susciter une insécurité personnelle, au demeurant partagée par d'autres. Nul n'ignore la tragédie que ce paradoxe introduit dans la subjectivité. On l'observe tous les jours. En somme, aime-moi de toutes tes forces, donne- moi toujours plus de ton temps, de ton intelligence, tu es « responsable » de mon devenir et de mon succès qui sera aussi le tien. Mais, contrat, conjoncture et résultats obligent, je ne puis rien te garantir, ou moins que ce que je te demande. Ce paradoxe dans le rapport travail-soi, en juger est un autre débat, semble inhérent à l'institution travail, au « marché du travail » comme on le désigne. Que l'évolution, conjoncturelle ou structurelle, en soit la cause, je l'ignore. Mais il me paraît être un puissant levier pour forcer l'adhésion de l'individu et mobiliser ses forces vives, sa subjectivité. Et parmi les mécanismes qui le rendent efficace, « l'éthique » et sa rhétorique a placé l'excellence, le mérite, la compétence (plutôt que la qualification) comme fondements de la motivation du travail, de l'engagement de la subjectivité. Des « valeurs » anciennes et toujours renouvelées. Or, l'excellence, le mérite, sont du registre du faire-valoir, du plaisir donc, ce qui pour sûr, dans le jeu social, atteint son but : la captation du moi idéal de l'individu par l'entreprise pour lui substituer un idéal de production, un être de production, dont je ne suis pas certain que l'être tout court, ce que la culture d'entreprise prétend précisément apporter, y trouve son compte. Par contre, il me semble évident que la fabrication de l'individualisme, dans ce type d'organisation, est assurée au détriment de la solidarité. L'appel de la subjectivité n'agit plus comme ferment de construction sociale et de commune humanité de destin. Il en détourne. À la conscience chrétienne de se laisser interpeller par son vécu et celui de son monde.

La demande de Jésus à Pierre pour être opérante doit être critique. C'est à ce prix que d'idéologie du désir elle peut devenir pratique humaine, et peut-être, réponse humaine à l'agapè du Serviteur.

Angelo Gianfrancesco

Publié dans Réflexions en chemin

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