Vous avez-dit « tolérance » ?
Si je suis un sot, on me tolère ; si j'ai raison,
on m'injurie.
Goethe (Maximes et
réflexions)
CÉSAR (patron de
bistrot marseillais, père de Marius) : Ça se passait ici, un soir. Au mois de février. [Marius] m'a répondu sans respect... Et même grossièrement.
CÉSARIOT (fils de Marius et Polytechnicien) : Il t'a injurié ?
CÉSAR : Pire que ça. Il m'a dit : “Je te croyais plus tolérant. ”
CÉSARIOT : Et alors ?
CÉSAR : Alors, tu penses !
CÉSARIOT (étonné) : Non, je ne pense pas du tout.
CÉSAR : Comment : " Tolérant " ? Maison de Tolérance, voyons ! Tolérant ! Moi,
tolérant ! (il prend une colère subite, comme si Marius était encore
devant lui.) Et c'est à ton père que
tu dis ça ? Espèce de petit saligaud ! Fais bien attention, Marius ! Tu as fait ton service, je n'ai plus le droit de te frapper. Mais si j'avais dit ça à mon père, il m'aurait
tout de suite jeté dans la rue ; tandis que moi, je te dis : " Fous-le-camp ".
CÉSARIOT :
La différence n'est pas grande. Et puis, tolérant...
CÉSAR : Si j'avais dit " tolérant " à mon père, il m'aurait peut-être tué...
CÉSARIOT (très
calme) : Alors ton père était aussi bête que toi. S'il était capable, comme toi, de chasser son fils d'une façon aussi stupide, ton père était un
idiot.
CÉSAR (il hurle) : Oh ! Comment ?
CÉSARIOT : Écoute, ne crie pas comme ça, tu vas avoir une attaque. Nous sommes en train de nous donner des explications ; pour trouver et donner des raisons
claires et précises, il faut du silence et du bon sens. Si tu consens à parler sur un diapason normal, et comme une personne humaine, je te dirai des choses
importantes.
CÉSAR
(d'une voix qui fait trembler les verres) : Tu essaies d'abuser de ma faiblesse !
CÉSARIOT : Ta faiblesse, en effet, fait
peine à voir. Écoute-moi ! Tolérant !...
CÉSAR : Toi aussi ?
CÉSARIOT : Tolérant, ça veut dire large d'esprit, plein d'indulgence, plein de bienveillance pour les fautes des
autres.
CÉSAR (inquiet) : Allons donc. Je connais la langue française.
CÉSARIOT : MAL. Tu la connais mal.
CÉSAR : Oui, toi, tu es allé à l'école jusqu'à vingt ans.
Moi, à dix ans, je rinçais des verres.
CÉSARIOT : Je le sais, et je n'ai pas du tout la pensée de te
reprocher ton manque d'instruction. Mais je le constate. Je t'apprends donc ceci : Ton fils Marius t'a dit qu'il te croyait plus tolérant, c'est à dire qu'il te croyait plein d'indulgence et
de bonté. Là-dessus tu l'as mis à la porte pour toujours. Ça me paraît le comble de la stupidité.
o O o
Cette scène célèbre (et géniale !) du film César, de Marcel Pagnol, montre avec beaucoup d’humour l’ambiguïté de ce mot à mille sens : TOLÉRANCE.
Qu’est-ce que la tolérance, selon les dictionnaires ? La faculté qu’a un organisme humain à supporter un bruit ou un médicament, la bonté d’âme qui empêche d’interpeller quelqu’un qui a un mode de vie différent ou qui tient des propos qu’on juge inconvenants ou même inacceptables, le jeu nécessaire dans la cote d’une pièce mécanique (ou d’une personne !) pour qu’elle ne grippe pas au contact de sa voisine, ou le respect de la liberté de conscience de quelqu’un qui a une autre religion que la nôtre ?
Qu’est-ce que l’esprit de tolérance, si prisé dans nos églises ? Ne pas dire ce qu’on pense pour ne faire de peine à personne, ne pas répondre quand on est traité avec mépris par quelqu’un, ne pas dire à son curé que son homélie était un peu trop « langue de bois » ou à un laïc que son intervention aurait pu être moins ceci ou plus cela ?
Que penser de la tolérance qu’on attribue si souvent à Jésus, quand on lit : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des Cieux ! Vous n'entrez certes pas vous-mêmes, et vous ne laissez même pas entrer ceux qui le voudraient !... Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui purifiez l'extérieur de la coupe et de l'écuelle, quand l'intérieur en est rempli par rapine et intempérance !... Pharisien aveugle ! Purifie d'abord l'intérieur de la coupe et de l'écuelle, afin que l'extérieur aussi devienne pur... Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux… Méfiez-vous du levain – c’est-à-dire de l’hypocrisie – des Pharisiens ! Malheur à vous, les légistes, parce que vous avez enlevé la clef de la science ! Vous-mêmes n'êtes pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés ! »
Aujourd’hui ne rencontre-t-on pas des chrétiens qui sont choqués que Jésus ait pu dire cela, chasser les marchands du Temple (car il faut bien que tout le monde vive), dire à Pierre « vade post me Satana » (car Pierre refusait l’annonce de la Passion par amour pour Jésus), raconter la parabole où le maître de maison (Dieu) fait jeter dehors l’invité qui n’a pas l’habit de noce (car chacun s’habille comme il veut), affirmer : « si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (car l’amour des autres et de soi passe avant tout) ?
Tout cela me semble relever de ce qu’Henri Tisot appelle le « Christ roudoudou qu’on vient sucer à l’église »1 et qu’on a de plus en plus tendance à privilégier, car il ne faut surtout pas choquer, car on est là pour s’aimer, car « bienheureux les doux » !
Large et spacieux est le chemin qui mène de cette tolérance-là à la démission ; comme l’autoroute où les deux voies se suivent toujours sans jamais se rencontrer (position idéale pour tolérer tout, ce qui s’appelle l’indifférence)…
Pour moi une bonne « castagne » à la régulière vaut mieux qu’un mauvais « gnangnan » lénifiant.
Mais, comme je suis tolérant, j’autorise qui veut à penser le contraire !
René Guyon
1 – Henri Tisot, Dialogue avec mon ange gardien, CERF 2003, p.120. L’expression citée est dans la conclusion de son récit d’une visite dans une aumônerie de l’enseignement secondaire où
on faisait beaucoup de théâtre et un journal. À la question : « Sur quoi établissez-vous votre croyance en Christ ? » il reçut comme réponse : « Nous avons la foi, cela
suffit ! ».