Le Christ philosophe
de Frédéric LENOIR
Paris, Plon, 2007, 306 p., 19 €
Dans le flot incessant et d'intérêt variable d'ouvrages sur Jésus-Christ, il faut mettre à part celui de Frédéric Lenoir, directeur de l'excellente revue "Le Monde des religions". La presse en a déjà beaucoup parlé, mais il en vaut la peine, et se trouve bien à sa place dans notre recherche collective. On peut ne pas souscrire à toutes les thèses de l'auteur sur le plan "théologique", tout en constatant qu'il "aère" un peu les débats sur le christianisme, en soulignant le psittacisme de certains discours ecclésiastiques.
L'auteur, qui se présente comme agnostique, fait preuve à la fois d'une adhésion enthousiaste au message de l'Évangile, et d'une remarquable modération dans sa critique de l'institution historique qui s'est bâtie autour de lui, et dont il n'hésite pas à dire haut et clair [ce que beaucoup de chrétiens pensent tout bas] que l'Église a, certes, été indispensable pour la transmission du message du Christ, mais que, dans sa manière d'être, elle n'a pas su éviter les dérives, et parfois une inversion, des valeurs proposées. Après Dostoïevski, il remarque, sévère mais pas injuste, que « le message de liberté du Christ a été rejeté par l'Église, au nom de la faiblesse humaine, afin d'asseoir son pouvoir ».
Un prologue incisif situe la visée de l'ouvrage. Quelques sous-titres en indiquent la vigueur : "Chrétienté contre christianisme", "L'anticléricalisme de Jésus"... Puis, sept chapitres examinent la question de Jésus sous différents angles. Le premier (p. 27-60), "L'Histoire de Jésus et le Jésus de l'histoire" part de l'examen des sources qui nous permettent de "dire quelque chose" de Jésus, jusqu'à l'examen du mystère central de la Résurrection, que l'auteur accepte comme origine, ressentie comme telle, de la foi des disciples.
"La philosophie du Christ" (chap. II, p. 61-96) examine sa "spiritualité" et son "éthique", domaine où tous les "hommes de bonne volonté" peuvent se retrouver : égalité, liberté de l'individu, émancipation de la femme, justice sociale, séparation des pouvoirs, non-violence et pardon, amour du prochain... Bref, un Jésus "vrai homme", modèle d'humanité "personnaliste", point de vue que d'aucuns risqueraient de qualifier de néo-arianisme.
Après l'Évangile, la "Naissance du christianisme" (Chap. III, p. 97-126) rappelle le judaïsme de Jésus "né juif, mort juif", évoque les balbutiements de la "première Église" et sa survie au-delà du martyre. Il insiste - assez classiquement - sur le rôle primordial joué par Paul de Tarse dans l'établissement progressif d'une doctrine qui s'élabore à travers les querelles christologiques jusqu'à l'établissement de la théologie trinitaire, au IVe siècle.
Avec sa reconnaissance officielle, l'Église amplifie sa fonction d'institution et même son "établissement" en tant que "société" spécifique (Chap. IV, p. 127-168), au point, en Occident, de se confondre, par carence des pouvoirs politiques, avec la société tout court qu'elle anime et contrôle : importance "civilisationnelle" du monachisme, trêve de Dieu remettant en question une culture de guerre, souci des pauvres, essor de la culture ; mais aussi... les Croisades ou l'Inquisition. Là encore, l'auteur fait preuve de mesure et de compréhension de ces événements, qui constituent des objections habituelles et répétitives de la part des adversaires du christianisme, ou du moins de l'Église. Il les examine sans complaisance, mais sans jugements sommaires, comme des phénomènes historiques à replacer dans leur contexte : ainsi, l'inquisiteur pouvait, en toute bonne foi, suivre une procédure, pour nous insupportable, en vue du salut final de l'hérétique.
Le chapitre V, "De l'humanisme chrétien à l'humanisme athée" (p. 169-196), rappelle que la confrontation majeure, face à une Église omniprésente et plus ou moins "totalitaire", vient du vent de liberté qu'ont apporté successivement l'humanisme (qui redonne à l'homme une place centrale dans l'univers), la Réforme protestante (c'est la première fois qu'une "hérésie" se constitue en Église), les Lumières enfin qui, au nom de la raison, prennent définitivement leur distance avec la religion et préparent l'éclosion de l'humanisme athée du XIXe siècle.
Le chapitre VI, "La matrice du monde moderne" (p. 197-236), reprend une analyse plus philosophique de la situation intellectuelle dans laquelle se place l'Église face à la "modernité" et à la notion de "progrès". La critique du christianisme par Nietzsche, par exemple, demeure inévitable, et parfois stimulante, quand on s'interroge sérieusement sur la crise du christianisme qui a lui-même affûté la conscience que "Dieu est incroyable". Ce qui n'empêche pas de constater que, si les "racines" de l'Europe ne sont pas uniquement chrétiennes, cette civilisation ne serait pas ce qu'elle est sans deux mille ans de christianisme.
"Que reste-t-il de chrétien en nous ? ", (chap. VII, p. 237-267) : Malgré la disparition de beaucoup de signes extérieurs de christianisme, nos sociétés occidentales restent profondément marquées par lui dans leurs manières de penser. L'auteur reprend une expression de Michel Onfray « La pensée laïque n'est pas une pensée déchristianisée, mais chrétienne immanente ». La partie humaine du message du Christ échapperait à l'Église pour revenir dans le monde moderne, "laïcisée". Mais les affirmations d'Onfray lui semblent destructrices sans rien proposer de nouveau en faveur du "vivre en société". Notons qu'il ne s'arrête guère à l'autre message de Jésus (le plus important pour lui, sans doute) : la révélation de qui est Dieu, son "Père".
L'Épilogue (p. 269-300) reprend pour une grande part tous les apports positifs de la "philosophie" du Christ, qui demeureront au-delà de la crise actuelle. Mais... nous vous laissons le plaisir de lire ces trente pages méditatives et denses.
Cette présentation de la Table des matières ne constitue que le squelette de ce livre, truchement important pour le dialogue interreligieux et entre croyants et incroyants. Elle suffira nous l'espérons à donner envie de le lire. On sait le poids de l'histoire dans l'évolution du christianisme. Et si l'on peut discuter tel ou tel point de détail dans ce qu'affirme Frédéric Lenoir, l'ensemble donne un remarquable tableau de ces deux mille ans qui ont joué un rôle si déterminant - tantôt positif, tantôt moins - dans la destinée du monde.
Pour donner chair à ce squelette, il nous a semblé que le mieux placé était l'auteur lui-même. Dans son Éditorial de la revue Le Monde des religions, n° 28 de mars- avril 2008, il répond à Régis Debray, auteur d'une intéressante critique du "Christ philosophe". Il y donne, nous a-t-il semblé, la substantifique moelle de ce qu'il a voulu dire. Nous lui empruntons de larges extraits :
« Vous [il s'agit de R. Debray] soulignez (le) caractère collectif et politique (du christianisme) quand j'insiste sur le caractère personnel et spirituel du message de son fondateur. Je comprends très bien que vous vous interrogiez sur le fondement du lien social [...] (qui) repose toujours, d'une manière ou d'une autre, sur un « invisible », c'est-à-dire une forme quelconque de transcendance. Le Dieu des chrétiens a été cette transcendance en Europe jusqu'au XVIIIe siècle, la raison déifiée et le progrès lui ont succédé, puis le culte de la patrie et les grandes idéologies politiques du XXe siècle. Après l'échec, parfois tragique, de toutes ces religions séculières, je m'inquiète comme vous de la place que prend l'argent comme nouvelle forme de religion dans nos sociétés individualistes [...]
« Faut-il avoir une nostalgie de la chrétienté, c'est-à-dire d'une société régentée par la religion chrétienne, comme il existe aujourd'hui des sociétés régentées par la religion musulmane ? Nostalgie d'une société sur l'autel de laquelle étaient sacrifiés la liberté individuelle et le droit à la différence de pensée et de religion ? Ce dont je suis convaincu, c'est que cette société qui portait le nom de « chrétienne » et qui a par ailleurs construit de grandes choses, n'était pas véritablement fidèle au message de Jésus qui prônait d'une part la séparation du politique et du religieux, et insistait d'autre part sur la liberté individuelle et sur la dignité de la personne humaine [...] Nos valeurs modernes les plus sacrées - celles des droits de l'Homme - plongent en grande partie leurs racines dans ce message [...].
« Le Christ [...] ne se préoccupe pas d'abord de politique. Il propose une révolution de la conscience individuelle susceptible de conduire, à long terme, à un changement de la conscience collective. C'est parce que les individus seront plus justes, plus conscients, plus vrais, plus aimants, que les sociétés finiront aussi par évoluer. Jésus n'appelle pas à une révolution politique, mais à une conversion personnelle. À une logique religieuse fondée sur l'obéissance à la tradition, il oppose une logique de responsabilité individuelle. »
Marcel Bernos