La mise à l'épreuve

Publié le par Garrigues

Matthieu 4,1-11 et les autres

« Si tu es le Fils de Dieu, dit que ces pierres deviennent des pains... Si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas... Si tu te prosternes devant moi, la gloire de ces royaumes t'appartiendra entièrement... »

Avant les Béatitudes, il y a le combat et la victoire sur Satan. La formule, qui reproduit la disposition du texte, fausse un peu les choses. Parce que le combat contre Satan, le désert, comme la crèche, est l'inauguration même de la Bonne Nouvelle, qui réconcilie le ciel et la terre  en Jésus. Satan et ses troupes de démons, il les affrontera tout le temps. Pas plus que dans une  conversion donc, il n'y a de chemins définitivement acquis dans une vie de foi. Parce que c'est la grâce qui fait le péché. Elle le précède : « Jésus fut emmené au désert par l'Esprit pour être tenté... » Elle le dévoile à chaque pas du Seigneur et des disciplines : « Je voyais Satan tomber du ciel ». C'est que Dieu est au commencement de chaque recommencement.

On (la généalogie du « on » et ses développements seraient trop long à expliciter ici) nous a beaucoup parlé du désir, de sa conversion en désir de Dieu, de l'Autre, de l'être. De la conversion du besoin, éventuellement localisé dans la libido, en désir, éventuellement localisé dans l'inconscient, qui articule l'avènement du sujet par l'interdit originel, la frustration, passage obligé de la structuration existentielle de l'individu libre, enfin né. Mais, à son tour, le désir, narcissique par nature, doit se déprendre de lui-même, se retourner, se détourner de ses propres productions pour accéder enfin à l'Autre, à l'autre de l'Autre, où commence le sujet spirituel. Le système s'est perfectionné, de Platon à Sartre et Lacan, pour faire finalement épistémologie et anthropologie dialectique. Économie et société aussi : le passage du besoin, relation aux choses, au désir, relation à l'Autre, de l'économie laborieuse du producteur à l'économie du désir du consommateur, celle-ci oppressant celle-là. Il fallait donc bien commencer par inventer le sujet immensément libre, délesté de tout interdit, pour ensuite légitimer l'immense liberté du sujet social et économique. Un système positiviste en autorise un autre qui le décline. C'est comme ça, dit-on. Peut-être.

Le problème de la « tentation » n'est donc pas le désir et sa toute puissance. Bien sûr, les spirituels, croyants ou non croyants, ont probablement raison lorsqu'ils pointent toutes les dérives possibles du désir en la névrose, socialisée ou pas : la fabrication indéfinie de la jouissance, de l'avoir et du pouvoir, qu'elle passe par l'objet ou le plus d'être. Mais enfin on est ce qu'on est, besoins et désir. Et revoilà le vieil hiatus de la métaphysique, de la scission de la réalité psychologique et sociale, voire économique, au travers de la question de la « liberté » d'entreprise incompressible et la « masse » salariale compressible.

Le paradoxe évangélique est plus provocant  que ce hiatus, plus exactement il oblige à aller voir de plus près ce qu'il propose, un peu au moins, ou peut-être : d'un côté nous avons Jésus qui se dérobe aux propositions de Satan, toujours initiées par le « si » conditionnel, principe même de l'échange marchand (je te donne ceci si tu me donnes cela). Ces propositions sont au nombre de trois : changer des pierres en pain, se jeter dans le vide, rendre hommage en se prosternant. En échange : affirmer ainsi la dignité de Fils de Dieu et en ramasser la gloire. Nature du marché : dégager de la puissance et donc de la jouissance, du plus d'être en somme, parfaitement rendu par la dernière tentation d'où disparait le « Si tu es le Fils de Dieu » pour mettre dans la balance l'homme Jésus. Jusque- là, pas grand-chose à redire, sauf peut-être à verser dans le moralisme. Après tout, le désir, c'est bon, ça réalise, ça fait l'ambition et le progrès. On parle même du marché du désir pour désigner surtout ce que fabrique le marché : non des pierres qui deviennent pain mais le désir lui-même en sa puissance désirante. Jésus refuse tout en bloc, de la première à la dernière tentation. Pourtant, de l'autre côté, page après page, nous voyons le même Jésus, changer de l'eau en vin ; multiplier par deux fois, selon l'évangile, quelques pains et poissons en une grande quantité de pains ; marcher sur les eaux ; et déclarer qu'il «siège à la droite de Dieu » ce qui revenait selon les juifs à « se faire Dieu » (Jean 10,33).

C'est donc, de part et d'autre, le même homme, la même puissance désirante en la même humanité. Alors ?  On peut penser : d'un côté le désir pour lui-même, de l'autre, un désir au service des autres. Entre les deux, tous les habillages idéologiques  possibles. Bof. On est plus subtil que ça. C'est évident.

Je préfère regarder du côté des tentations. Elles sont piégées et font piège. Fondamentalement que dit le tentateur : « Si tu es le Fils de Dieu » présuppose exactement « tu n'es pas un homme ». Tout est là, et une fois cela posé au principe, il n'y a plus qu'à le laisser se développer, dans l'ordre des choses comme on dit.

Tu n'es pas un homme : négation de tout Jésus vraiment homme. Tu n'es que pain, appétence indéfinie de ceci et de cela, de sexe, de consommation, de production, d'argent. Finalement, un effet de la de structure, supra ou infra. A la trappe l'esprit. Plus subtil et plus moderne : l'enfouissement de l'esprit dans le pain, le surplus d'être dans ses propres productions ou la tragédie de l'inconscient dilué dans l'objet marchand, corps ou chose, érotisé, jouisseur et donc violent comme la passion. On tue pour une paire de godasses de marque. Puisque la marque fait le surplus d'être. Quant à ce qui est réellement libéré... L'astuce c'est d'organiser ça en culture, en système social de la frustration, quelle que soit la référence idéologique dont on l'en revêt historiquement, celle-ci pouvant s'accommoder de bien des contraires. On connaît, tellement c'est repérable, plus précisément, le texte évangélique fait le procès de bien des économies subjectives. Réponse de l'homme Jésus : « l'homme ne vit pas seulement de pain... etc. ».  Réponse qui n'affirme pas Dieu, en plus ou au final de l'homme matériel, ce qui revient à tomber dans le panneau. Mais qui dit qu'à la condition de travailler à l'homme celui-ci peut entrevoir quelque chose de l'esprit, du spirituel, de la présence de Dieu.

Tu n'es pas un homme : tu es un esprit, un ange, un spirituel, un truc qui vole quoi, avec des Valeurs. Débarrassé d'autant plus facilement de la loi de la pesanteur, du corps, du besoin, des contingences, matérielles et sociales que celles-ci auront été satisfaites. Ça date, de Platon au moins, mais ça marche toujours. Débarrassé aussi du poids des autres. L'enfer des autres et du réel en somme, avec leurs besogneux besoins de classe, celle des publicains et des pécheurs surtout et leur faim de pain, de protection, de sécurité, de paix, d'état providence. Surtout que  « Vous n'êtes pas du monde » : il y a donc « vous » et il y a le « monde ». La belle affaire, le faux débat qui maintient la distance entre le prince et le peuple. A moins que la formule veuille dire : vous ne participez pas à la négation satanique de l'homme. Autre astuce : de ce néant absurde, préalable nécessaire car pour poser l'Être il fallait bien commencer par poser le Néant, surgit l'individu, l'individualité libre que rien ne saurait interdire, à commencer par l'interdit lui-même, le lourd fardeau de la loi de la nature. De cet être absolument libre les déclinaisons sont connues : la liberté sexuelle, la liberté religieuse, la concurrence libre et ses précieux instruments, la liberté du consommateur, de l'échange, des capitaux, etc., etc. La libido et son œdipe, concepts ou système anthropologique, sont d'un grand secours pour la construction de la philosophie de l'individualité libre, elle assure la culture du désir, plus précisément, le passage du matérialisme philosophique à la métaphysique en une redoutable synthèse, non moins structurelle d'ailleurs que la négation précédente, puisque l'inconscient est structuré comme un langage. La boucle de la culture, de la modernité en sa construction psychosociale, est bouclée, justifiée scientifiquement et idéologiquement, par ses propres productions. Réponse de Jésus : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Tu n'opposeras pas la créature à son Créateur, la souveraineté de l'un contre celle de l'autre, ce qui revient à faire le jeu de Satan « divisé contre lui-même » (Matthieu 12,26). Cela appelle la guerre, la subversion rendue par le « Dieu est mort » déguisée éventuellement en théocratie légaliste, civile ou religieuse, ou en athéologie, ce qui revient au même : l'exaltation, d'une libéralisation conquise pour elle-même sur les ruines du corps, de son insertion historique et sociale, sur la ruine finalement de toute médiation ou institution au profit d'une hyper structure creuse. On comprend ainsi que Dieu n'intéresse plus grand monde, en tout cas beaucoup moins que l'ego, celui de l'opinion ou du prestige. Normal : il est sans corps. Le liquider, lui et ses religions, ne changera pas grand-chose pour l'homme, contrairement à ce que croient les fossoyeurs en lui préférant l'humanisme, baptisé pour l'occasion en sociétal. L'homme aussi, devient liquidable. On ne s'en prive pas.

Tu n'es pas un homme : alors parait l'idole (des jeunes et des moins jeunes) qui tire sa puissance de l'admiration d'autrui, de sa propre aliénation en tant qu'homme au profit de la jouissance, de l'hommage, que lui rend le peuple, les royaumes, le monde, la femme ou les gosses, le chefs ou les employés, les autres. Même la folie, érotisée ou financiarisée, est source de prestige, donc réformable et pardonnable. En somme, tu seras ce que les autres voudront que tu sois, au détour d'une bonne réputation, d'un bon sondage, d'une bonne presse, d'un bon exploit. La puissance est toujours la plus value de cette déréalisation, de cette déshumanisation, quoi qu'elle en dise, dans le plus d'être qu'elle prétend promettre. Dès lors, sa logique essentielle, celle qui apparait dans les trois tentations et à leur issue, ne peut être que la violence, émeute ou révolution. Parce qu'on ne nie pas l'homme, celui dont Jésus au désert prend le parti pris absolu et irrévocable, sans qu'un jour ou l'autre, il ne se révolte en sa souffrance d'homme dissolu. Les cliniques en sont pleines, des acteurs comme des victimes de l'aliénation, du « je », du sujet comme on dit. Et pas que les cliniques.

Réponse de Jésus : « C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras ». Décidemment, Jésus est vraiment homme jusqu'au bout : il ne s'offre pas comme idole, ce que l'homme sait parfaitement faire selon les anthropologues. En Jésus et par lui, Dieu réalise, ce qui n'est pas lui : l'homme. Sa puissance désirante qui lui fait dire « j'ai désiré d'un grand désir » n'aliène pas son objet. Elle l'accomplit. C'est pourquoi, il peut multiplier les pains et changer l'eau en vin. C'est pourquoi aussi sa vie « publique » (?) ne pouvait commencer que là où seulement la parole de Dieu fait homme pouvait commencer : la négation radicale de l'homme. D'où la dureté, non moins radicale, envers Pierre qui voulait s'opposer à ce choix de Jésus d'aller jusqu'au bout : « Arrière de moi Satan ».

Il n'est pas indifférent de noter que les réponses de Jésus à Satan reprennent les paroles du Deutéronome (Cf. 6-8-34) et du psautier (Psaume 91). La symbolique des trois tentations est prophétique : elle argumente en faveur d'un messianisme royal, Jésus nouveau Moise, considéré comme l'instaurateur d'une royauté politique. On retrouve ainsi l'espérance d'un pouvoir politique du Seigneur formulée par les deux d'Emmaüs. Mais ici et là, Jésus se dérobe à cette séduction qui est aussi une réduction donnant ainsi au politique sa véritable signification, celle d'accomplir l'homme.

L'évangile nous dit qu'un romain, au pied de la croix où Jésus venait d'expirer, s'exclama : « Celui-ci était vraiment le fils de Dieu » ; ce romain venait de se convertir : il avait vu un homme mourir.

Angelo Gianfrancesco

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