Gethsémani et le désir de pauvreté

Publié le par Garrigues

Marc 14,32 et les autres

« Abba, Père, tout t'est possible : éloigne de moi cette coupe, pourtant pas ce que je veux mais ce que tu veux »

Là aussi, tout peut commencer. Sérieusement. Mais ce n'est jamais acquis une fois pour toute, comme le disent les trois versions : prier pour ne pas entrer en tentation.

La bêtise c'est de comprendre qu'au fond ma volonté souveraine doit être sacrifiée à la volonté suzeraine de Dieu. Que Dieu avait prédestiné son fils à ce sacrifice, ce qui le place, en quelque façon, au dessus de la commune humanité. Mais comme il faut bien tenir que Jésus est aussi homme, il est normal qu'il connaisse la peur, l'angoisse, la détresse. Bref, il faut bien qu'il soit un peu homme pour être accrédité Dieu. Comme si la sympathie de Dieu se mesurait à la mesure de l'anéantissement héroïque et « salvateur » de la créature. Oh le beau dieu que voilà ! Un tantinet surhumain quand même, mais tellement flatteur pour le héros immolé au milieu des médiocres, selon la morale ambiante. Sacrifier sa liberté, sa volonté, à Dieu n'a jamais fait foi, sauf dans les manuels d'ascétismes, parfois dans la névrose. La sacrifier à d'autres hommes, qui, eux, ne sacrifient rien mais l'exigent d'autrui, ou à leur imaginaire peuplé de Valeurs avec des majuscules, ça se nomme le totalitarisme, la méritocratie, success story disent les anglais, ou tout aussi actuel, le show business, toujours les anglais : « partir de rien » et avec des sacrifices, parvenir au faîte de la réussite. Ca fait système. On connaît.

Pourtant Gethsémani est le grand moment d'une vie d'homme, celui qu'on vit une fois les discours tus, celui de l'inconscient des psy, celui des grandes causes humaines et des raisons savantes. Celui aussi qui attend une vie de foi, irréductible à l'épreuve indépassable. On peut choisir de passer à côté, en toute bonne foi. On peut aussi y trouver sa vraie place, celle qu'on choisit une fois pour toute parce que c'est là qu'on est avec lui. Et qu'on peut y dire, un jour, « je suis ». (Jean 8,58)

D'abord la tristesse et l'angoisse. Triste et angoissé, il pouvait l'être effectivement. Il avait perdu ses illusions : toujours contrecarré par les uns et les autres, se heurtant à l'incompréhension des uns et des autres, des disciples lents à comprendre, des pharisiens refusant de comprendre, des masses indifférentes ou seulement intéressées à guérir, manger, ou cherchant le prestige de la gloriole populaire. Sans parler de ceux qui voulaient le récupérer pour l'instrumentaliser contre les occupants. Et puis il a eu, comme tout le monde, ses dérobades, ses fuites, pour se protéger, se reposer, parfois sauver sa peau. Du refus, il a glissé vers l'opposition, puis à la haine sournoise qui a comploté sa mort. Et pour finir la trahison. Décidemment il avait su mettre tout le monde d'accord contre lui terriblement (Luc 11,53): Hérode et Pilate, les prêtres et la foule, les juifs et les romains, les démons et le délinquant crucifié. À vue d'homme, la seule chose qu'il avait réussi c'est, selon la bonne habitude en usage chez ceux qui ont le pouvoir et la vérité établis, de passer pour un ennemi : ennemi de la Loi, de la religion, de l'autorité, des hommes, de l'ordre social, de la foi des pères. Aussi devenait-il normal qu'« un seul homme meure pour toute la nation » (Jean 11,50) Au nom du bien commun évidemment ou, comme on le dira plus tard, de la volonté générale... On connaît aussi.

Quelques consolations. Un petit groupe d'amis, mais dont il savait « qu'ils allaient succomber ». La famille, quelque part dans un village d'où, disait-on, il ne peut sortir rien de bon. Quelques bons gueuletons qui lui valurent la réputation de glouton et de buveur. Ce qui n'est peut-être pas si en contradiction que cela avec la faillite d'une vie : après tout, plus on touche le tragique humain plus on se réjouit du vivant. Et parfois, sur la route, un sympathisant ici et la douceur des cheveux parfumés d'une fille là. Au total donc : un blasphémateur dans l'ordre religieux, un perturbateur dans le politique, une carrière ratée pour le reste. Et l'avenir n'était guère plus prometteur avec la police toute proche. Rien de bien original en  somme et qui ne vaut guère plus que ce que vit un marginal d'aujourd'hui. Rien du surhomme non plus ou même de l'homme ordinaire qui a tant bien que mal réussi la maîtrise de son destin ordinaire. Du reste, à part la mer et quelques démons, il n'a jamais rien maîtrisé, pas plus d'autres hommes que son propre avenir ou son petit jardin privatif. N'est-ce pas ce qu'il aurait fallu, ce qui lui a manqué, pour faire un tant soit peu comme tout le monde ? Rien et seul. Comme n'importe qui jeté dans l'existence peut être seul et n'avoir rien. Dieu, la richesse intérieure de sa connaissance, la prière au jour le jour, etc. ? Bien sûr et c'est déjà une chance de pouvoir croire qu'on compte pour quelqu'un quelque part. Tout le monde ne l'a pas. D'ailleurs, la hotte des assurances et autres avoirs existentiels peuvent bien être substantiels, cela évite-t-il la déception de la religion initiale, ou celle de toutes les autres croyances, en l'Homme, au Bien, au Bonheur, à la Justice et autres perfections rêvées. Ou plus simplement en les autres ? Cela empêche-t-il un homme, tous les hommes, et identiquement au « Verbe fait chair », d'éprouver dans sa chair et ses os le silence du Dieu créateur et Père ?

Il faut croire que non puisque ce soir là son être « est triste à en mourir » et son basculement jusqu'à suer « des grosses gouttes de sang », ce qui n'est pas une exagération littéraire. À Gethsémani l'énergie, peut-être la grâce, qui reste, suffit à peine à vouloir juste survivre, à tenir fortement sa propre vie. C'est tout. Le disciple n'est pas plus grand que le Fils de l'Homme. Dieu ne paie pas. C'est pourquoi j'éprouve un malaise avec toutes les belles oraisons qui commencent par « Dieu tout puissant ». Ce Dieu peut bien satisfaire des œdipiens attardés et autres Sisyphe inconsolables, modèles complètement étrangers à l'évangile. Parce qu'au mont des Oliviers nous ne sommes plus au stade du réaménagement psychique infantile prévu par les anthropologues, ni à la prise de conscience dépressive de la misère propre ou de celle du monde entier, dans l'abîme éprouvé de la finitude et de l'incomplétude de la créature. L'illusion de complémentarité, de plénitude ou de compensation peut s'immiscer jusque là, dans cette économie qui appelle la consommation, la suffisance ou l'idolâtrie, l'appât indéfini d'un gain étant toujours plus facile que l'attrait du don. Ce qui revient toujours au même : faire partir Dieu de soi, de la perspective désirable de maîtrise de soi, de la bonne gouvernance de la société et du monde, de son passé heureux ou accablant, de la réalisation ou de la guérison de soi et finalement de la puissance du désir qui détourne tout vers ses propres productions. On peut ainsi  perdre sa vie dit l'évangile sans jamais vraiment la trouver, tout en le croyant, de bonne foi... le tout sans jamais consentir au réel qui me fonde. Aussi, lorsque Jésus dit « Abba, Père, tout t'est possible : éloigne de moi cette coupe, pourtant pas ce que je veux, mais ce que tu veux », il ne convoque pas une puissance pas plus qu'il ne renonce à sa volonté, à sa liberté, à son désir de vivre, mais bien au contraire, il les engage dans un oui de l'être profond, pouvant échapper à la claire conscience, qui est retour « entre les mains » de celui qu'il n'a cessé d'aimer et qui le fonde « jusqu'au bout » de lui-même : « pas ce que je veux, ce que tu veux ». Ces mots là, bénis, c'est le chant du cœur qui exulte , c'est notre salut définitif, la pauvreté qui nous sauve, l'amour qui nous fonde parce qu'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis : « Désormais vous pouvez dormir et vous reposer. C'en est fait ». Ce mouvement là n'est pas de l'auto référencement de la personne par elle-même, ce qui est donné n'étant pas ce qu'on se donne. Bien sûr, c'est une épreuve. Tant de routes mènent à Gethsémani, et, il n'est pas interdit de le penser, on peut toujours croire que les épreuves, mes épreuves, sont une voie royale qui y conduisent. En attendant ma mort. Mais est-ce bien de cela qu'il s'agit ? Car que devient alors le retournement décisif, cette conversion que le grec nomme metanoia ? Vivre sa vie et ses drames « dans le Christ » ou « pour le Christ », est une chose et ce n'est déjà pas si mal. Mais un jour vient, parfois, où c'est dans sa propre chair que se « joue » le drame du Christ : ne disons-nous pas dans le Notre Père : « que ta volonté soit faite » ? Une chose est sûre : en amont de Gethsémani, il y a la force de l'amour. Elle me précède. Toujours. En aval, il y a peut-être l'épreuve, la contradiction, la détresse sociale, la confusion psychique même. Mais l'urgence est là, celle du Royaume qui passe par chacun, celle de ce retournement, ici et maintenant, souvent invisible et toujours particulier. La supplique : « Père, tout t'est possible : éloigne de moi cette coupe » ne sollicite pas l'aménagement d'une issue dans une vie ratée, une situation désespérée. Ni la force de faire une aumône sans prix dans une vie comblée. Elle veut dire seulement que le Royaume de l'amour n'est pas lié nécessairement à une souffrance préalable, encore moins au sacrifice de ma volonté comme monnaie d'échange, pour ne pas dire monnaie de singe. La tentation, et « ne nous soumets pas à la tentation » disons-nous, est, face à l'urgence de ce consentement au donné, de se reprendre, en suffisance, sans jamais se donner, en laissant faire l'autre, Jésus, de s'assoupir dit le texte, de marcher à côté de ses pompes dit-on aujourd'hui. Il est tellement de manières d'éviter de vivre Gethsémani : par l'abstraction, les rassasiements de toute sorte, les visages du malheur et de l'échec, l'altruisme généreux et la Loi respectée, voire le fameux « connais-toi toi-même » des techniciens de l'âme et ses prolongements pélagiens en « change-toi toi-même de l'intérieur ». Plus subtilement et parce que c‘est l'épreuve de Gethsémani, le doute de ne pouvoir pas la vivre, de la croire au-dessus de ses forces, de ne pas la vouloir vraiment, et finalement de préférer la rêver en la confondant avec des privations de circonstances de l'existence. Que personne ici ne condamne personne, en sa liberté. Mais que chacun se souvienne que c'est sa force et son amour qu'il donne car « c'est de mon bien qu'il recevra » ! (Jn 16,14)

La Conversion de Dieu (Philippiens 2,6-11)

Lui, de condition divine,
ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu.
Mais il s'anéantit lui-même,
prenant condition d'esclave
et devenant semblable aux hommes.

S'étant comporté comme un homme,
il s'humilia plus encore,
obéissant jusqu'à la mort,
et la mort sur une Croix.

Aussi Dieu l'a exalté
et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout Nom,
pour que tout, au nom de Jésus,
s'agenouille,
au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers,
et que toute langue proclame de Jésus Christ
qu'il est Seigneur,
à la gloire de Dieu le Père.

Angelo Gianfrancesco

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