Le chemin d'Emmaüs

Publié le par Garrigues

Luc 24, 21

C'était donc sur la route dite d'Emmaüs. Peut-être une de celles qu'il avait empruntées, seul ou avec d'autres, qu'importe. Solitaire ou accompagné, un jour ou l'autre on l'emprunte tous celle-là. Ils étaient deux, il faudrait dire trois. « Nous espérions, nous, que c'était lui qui allait délivrer Israël, mais... » disent les deux au troisième.

Emmaüs, ou la route amère des illusions perdues, des espérances déçues. Un boulevard parfois. Parce que le croire c'est d'abord le besoin de croire, avant toute foi religieuse. J'ai besoin de croire que quelqu'un m'a aimé ou m'aime ; j'ai besoin de croire que l'autre me fait confiance ou qu'il se défie ; j'ai besoin de croire être ce que je pense (devoir) être ; j'ai besoin de croire que ce que je crois, au religieux, au naturel, au politique, est vrai ou que j'ai raison ; j'ai besoin de croire que tout l'arsenal des causalités que je me donne pour croire ceci ou cela est vrai, juste, nécessaire. Et plus j'élargis mes causalités, au besoin en les construisant, plus je renforce ce que je crois. Cela commence dès le préverbal, avec le plaisir ressenti, puis cela devient langage et gestes, besoin de cohérence, auquel toute croyance, réelle ou illusoire, se rapportent finalement. Et puis la vie passe, écrête, transforme, déforme, et dilue les croyances.  Le croire est lassant, comme le reste.

L'espérance qu'il allait délivrer Israël. Être délivré de l'oppresseur. Pour les spirituels, la délivrance ne peut être bien entendu que psychologique ou théologique : le péché, le corps, pardon le désir et ses vices, le matérialisme historique ou celui du quotidien, façon Marthe. Sans oublier la grande angoisse existentielle et la fatigue des jours. Bref, la délivrance c'est encore et toujours la connaissance. Pourtant  Il y en a, des peuples entiers, et des voisins tout près, qui savent ce qu'il en est de l'oppression de l'intolérance instituée, de l'exclusion organisée, de la dignité bafouée, de l'idéologie triomphante qui tue. Tout cela est bien humain. Trop humain et si peu orthodoxe : « Cherchez les choses d'en haut, non celles de la terre...si nous ne croyons que pour cette vie seulement nous sommes les plus malheureux des hommes... ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez ». Sauf que la faim, quand le pain manque, ronge tout l'esprit, tout comme l'injustice démolit la personne sociale. Passons sur ces discours à première lecture de mépris pour nos besoins, nos espoirs, nos espérances, bref la réalité. La bien- portance de toute sorte a les mêmes. Et qui n'est pas bien portant, si humblement le soit-il, à un moment ou un autre ? Et qui ne s'use pas, pour une bonne partie de son temps, en besoins humains, trop humains ? La solution intermédiaire : consacrer, de temps en temps, un peu de temps à l'être, à ses problèmes, et le ramener au premier plan sans cesser de vouloir fortement sa propre vie ; osciller savamment entre le Royaume de Dieu et le salut de l'homme comme en un entre-deux de vérités générales et toujours plus ou moins déchirantes quand on est sincère de part et d'autre. Ou encore concéder aux aspirations humaines d'émancipation, de justice et de liberté une « juste » mesure  par rapport à des intérêts supérieurs de toutes sortes, hissés au rang des Idées platoniciennes et impératives comme elles. Parce qu'il est impossible, certains textes pauliniens l'attestent, de faire d'une pierre deux coups. Pour le dire à la mode, la schizophrénie guette les hommes de bonne volonté. Mais elle m'a lassée et surtout, elle me laisse sur ma faim.

N'est-il pas une autre voie, moins mutilante du Royaume de Dieu et du salut de l'homme qui les accomplissent tous les deux, autant que faire se peut à vue d'homme.

Nos deux promeneurs d'Emmaüs n'ont pas été convertis par le témoignage des femmes au tombeau ; celui-ci les a seulement « stupéfiés ». Ni par le catéchisme sémantique du donneur de sens. Celui-là leur a donné chaud au cœur, certes : « notre cœur n'était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous expliquait les Écritures ». Sans doute parce que ce catéchisme a consisté pour eux à découvrir une volonté faite Histoire, de l'éternel reprenant l'actuel en somme. Mais enfin, ce qui fait émotions psychologiques ou connaissance du sens ne fait pas automatiquement foi, même si on peut s'en trouver rassasier. Nous sommes en chair et en os bien sûr...Quant à leur foi en un prophétisme politico-religieux, elle a tournée court. Autant de paramètres qui obligent à en rabattre un peu sur une foule de théories évolutionnistes et utilitaristes de la foi et de l'expérience religieuse comme captateur de rationalité et d'ordre. Ce qui a fait foi, c'est le pain, rompu pour eux, partagé sous leurs yeux, entre eux. Partager du pain, c'est un acte humain, banal, qui peut être fait par n'importe qui et être compris par tous le monde parce qu'il réalise ce qu'il signifie. Alors « leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent ». Ils ont reconnu Jésus, qui « avait disparu de devant eux » Alors quoi, qu'ont-il reconnu au juste ? Sinon, par ce pain rompu et partagé sous leur yeux, la compréhension, dans leur condition de dominés, de leur espérance de délivrance qui les traversaient, eux, qu'ils partageaient avec les autres, tous les autres, depuis le commencement. Il fera de même le reste du temps : aux malades, dans leur maladie, il donnera la compréhension de leur besoin de guérir et de vivre ; aux prostituées, dans leur exclusion, la compréhension de leur besoin de dignité et de société ; aux riches, confiant dans la justice par les bonnes œuvres, la compréhension de leur besoin de justice par miséricorde. Ça, ça pèse lourd dans une vie, parce que ça initie l'enthousiasme et rend tout possible de la transformation du monde. Il y a là une drôle de conception d'un Dieu, qui s'actualise qu'autant qu'il se matérialise en nourriture partagée, en reconnaissance des aspirations et besoins vitaux et non seulement satisfaction à la marge. Si ce n'est pas du matérialisme ça, ce n'est pas non plus de la mystique ! À moins qu'il n'y ait de mystique que dans le mouvement réel, compréhension et action à la fois, qui fait le monde réel, ici et maintenant, et pas dans l'Éden hérité du passé ou les biens à venir... Au placard alors l'espérance de la délivrance d'Israël ? Non, mais l'invitation pratique à la réaliser, en la soustrayant du rêve, du discours abstrait ou de la bonne intention des universaux, sans oublier que la victime d'aujourd'hui peut devenir le bourreau de demain. Rien à voir avec la symbolique du style : le pain rompu transfigure toutes les espérances des hommes. Encore moins avec la prééminence des biens spirituels sur les biens terrestres, même s'il y a des priorités, des différences de nature et d'urgence dans les besoins et les espérances. Surtout qu'il faut être vigilant parce que, on le voit chaque jour, le matériel se transforme vite en égoïsme. Mais enfin, les deux du chemin d'Emmaüs n'entrent pas en extase symbolique ni n'écrivent d'Échelle de la sainteté, façon Climaque. Luc dit qu'« ils partirent et s'en retournèrent à Jérusalem », vers les autres. Voilà où les mène cette rencontre. Je ne trouve pas dans l'Évangile une seule « rencontre » où on n'est pas renvoyé vers les autres, leurs besoins et leurs espérances. En est-il autrement au Ciel, si ciel il y a ?

« Car, j'ai eu faim et vous m'avez donné à mangé, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venu me voir » Il n'y est pas question de foi. Est-il au moins question de Dieu ? : « Seigneur quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t'accueillir, nu et de te vêtir malade ou prisonnier et de venir te voir ?... Je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait ». Le spirituel ne sert de rien, pas plus que la foi est utile comme fondement d'une éthique, sinon celle qui place l'action au centre de la morale et le sens de l'autre au seuil de ce qui lui est dû au seul titre qu'il est humain. Ce « dû », d'aucuns diraient la dignité, n'est pas autre chose en pays chrétien que la reconnaissance de la présence de Dieu dans l'humain, du « Royaume est parmi vous » qu'on ne voit pas sauf à prendre au sérieux la faim de l'affamé pour elle-même, et non comme une valeur évangélique : « dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait ». Un bon et authentique chrétien catholique me disait récemment que ce dont l'affamé a « d'abord besoin », c'est d'attention, de compassion, de présence, d'accompagnement, parce que l'homme ne vit pas que de pain, etc. Je lui ai dis que rien ne remplace le morceau de pain et la remise en question de ce qui l'affame. Car là, tout le monde est convoqué. Les riches et les pauvres, les croyants et les non croyants, les malades et les biens portants, les morales et les systèmes. Et si on ne se reconnait pas dans ce programme trop humble, il y en a un autre plus ambitieux, plus constitutionnel du Royaume : « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre ; heureux les doux, heureux les affligés, heureux les affamés et assoiffés de la justice, heureux les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les artisans de paix, heureux les persécutés pour la justice (tient encore elle !)... ». Où est la question de la foi, de la conversion à Dieu ? Où est ici la légitimation religieuse du monde ? Je n'en vois pas. Je vois seulement le refus de l'inhumain et l'appel à un dépassement qui provoque concrètement la justice, la paix, la miséricorde. Je ne sais ce que c'est de se convertir. Je sais seulement que sur le chemin d'Emmaüs ces deux individus n'ont pas rencontré une religion, une idéologie, une morale avec leurs mots et leurs idéaux ; qu'ils ont même oublié la leur s'ils en avaient une, et que cette rencontre a changé leur vie. Une conversion c'est ce qui change l'homme en être humain et le monde des hommes en humanité, car si le vivant est donné, l'humain reste à faire. Les Béatitudes disent-elles autre chose ? Marx a dit des bêtises en parlant d'opium du peuple, malgré des circonstances atténuantes. Plus précisément, une vieille idée toujours reprise, sous forme de réquisitoire et, j'ose le mot, un réquisitoire libéral et largement éculé, lui fait dire une bêtise en identifiant le marxisme à un messianisme irénique et la religion, christianisme en tête, à un idéal à espérer mais d'autant plus irréaliste qu'il est lointain, et sentant tous les deux la vieillerie à l'encens. L'avantage intéressé de ce paravent conceptuelle est évident : le lieu de l'affrontement, celui de la réalité est renvoyé à plus tard, au mieux dans le débat de principes et d'idées, laissant la configuration du présent, et son aménagement concret, c'est-à-dire le lieu du combat du Royaume de Dieu parmi nous pour les uns, l'Histoire pour les autres, résulter toujours du choix libéral. Ce qui revient à parier sur l'espoir ou à spéculer sur le néant mais nier dans les deux cas la force essentielle de l'un et de l'autre comme mouvement réel permanent qui abolit l'état de choses existant. Regarder Jésus dans l'évangile, le regarder parler, agir, bouger à l'aune de cette dialectique là comme configuration de la conversion. Allez : assumons l'identification tout de bon, opérons la fusion du noyau dur des deux «messianismes » en un trésor d'absolu fragile ! Ne laissons pas cette inspiration là se pervertir sous le déferlement des spiritualistes de toute sorte qui sont généralement incapables d'écrire une phrase, sorti de la seule rhétorique intellectuelle et pseudo-historique qu'ils connaissent : celle du couple moderne-archaïque. Assumons vraiment, théologiquement, spirituellement, ecclésialement, avec courage ce geste permanent et inouï, d'un mot : révolutionnaire, de Jésus : soustraire, jusque par sa mort, la Vérité humaine à l'emprise communautaire d'un empire, d'une religion, d'une idéologie, d'un peuple, d'une classe sociale, d'une morale, d'un savoir. De la mort enfin. Paul l'avait compris. Et bien d'autres après lui, aussi.

Angelo Gianfrancesco

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