Conversion ou apostasie ?

Publié le par Garrigues

Comment, à l'époque moderne,
les Églises voyaient ceux qui les quittaient pour l''
Église adverse

Un rappel préalable est nécessaire pour éviter toute ambiguïté : le terme "conversion" n'est pas utilisé prioritairement, dans la France du XVIIe siècle, pour désigner un changement d'Église ou de religion, mais plutôt un "retournement" du cœur, provoquant un changement de vie à l'intérieur de son Église d'origine, le passage d'un christianisme de naissance ou d'habitude à une pratique réellement évangélique. Quand le mot est utilisé pour désigner un changement de confession, il l'est de façon positive pour évoquer le cas de personnes qui "viennent" dans l'Église dont on fait soi-même partie. Dans le cas de ceux qui l'abandonnent, on a recours à des expressions à connotations péjoratives telles que : « ceux qui abandonnent la foi », « ceux qui ont quitté notre Église », «qui ont passé de la nôtre à la religion adverse». Les protestants alsaciens vont jusqu'à l'assimiler à « un blasphème contre les pères et mères ». Le mot apostasie se rencontre dans ce sens, surtout dans la polémique, mais il est généralement réservé au chrétien qui abandonne la "vraye religion" (Furetière, 1690) pour une religion non-chrétienne : judaïsme ou "mahométisme".

Parmi les sermons catholiques des XVIIe ou XVIIIe siècle "sur la conversion des hérétiques" dans ce corpus exceptionnel que constituent les 99 volumes de la Collection des Orateurs sacrés, publiés par l'abbé Migne au milieu du XIXe siècle, on n'en trouve qu'un seul sur les 82 traitant de la conversion, plus deux discours ou avertissements pour des abjurations. Certes, on pourrait craindre que l'éditeur ait choisi arbitrairement dans la production de l'époque classique, mais il n'a pu détourner complètement des flux qui auraient existé en abondance, ni en créer qui auraient été totalement absents. En outre, au moment où Migne publie, l'espérance d'une conversion des protestants n'avait pas été abandonnée, comme le montre la prolifération d'ouvrages apologétiques et particulièrement de récits de conversion, et il n'avait donc aucune raison d'oblitérer des sermons de controverse anti-huguenote.

Le cas Poignant

Cet essai a pour seule intention de chercher à comprendre les aspects psychologiques ou stratégiques plutôt que "canoniques" des phénomènes de conversion, en mettant en correspondance, autant que faire se peut, les principes et le vécu, et en s'attachant moins aux méthodes de conversion, complaisamment exposées par les apologistes des deux camps, qu'à la perception de leurs conséquences dans l'Église qui a perdu l'un de ses membres. Chronologiquement, les cas retenus se situeront principalement entre la paix d'Alès (1629) et l'édit de Fontainebleau révoquant celui de Nantes (1685). L'idée de cette recherche provient de la lecture d'un opuscule : Raisons et motifs de la conversion à la Foy Catholique, Apostolique et romaine, du sieur Antoine Poignant, par ledit sieur Poignant, bourgeois de Paris. Une première édition de ce plaidoyer pro domo, intitulée : Lettre du sieur Poignant à Messieurs de la Religion Prétendue Réformée touchant le motif de sa conversion à l'Église Catholique, Apostolique et Romaine, avait été publiée à Paris en 1641. Il faut croire que le texte, ou la personnalité de l'auteur, ou les circonstances devaient paraître suffisamment importants aux yeux de ceux que les réformés appelaient avec quelque mépris les "convertisseurs", pour que ce qui était d'abord une simple lettre, comportant déjà 21 pages, connût cinq éditions et ait été réédité jusqu'en 1665. En outre, le texte est très sensiblement augmenté et enrichi à partir de l'édition de 1648, où le motif au singulier devient "les raisons et motifs".

Dans sa préface au lecteur, l'auteur justifie la rédaction de son petit traité :

« Je présente les causes et raisons de ma conversion, laquelle ne peut être tirée en soupçon comme faite par avarice ou ambition : car en ce faisant, je me suis rendu odieux à tous ceux qui faisaient profession de m'être amis, et ai perdu toute la bonne affection qu'il pouvait avoir pour moi. »

Il y revient dans sa conclusion. Ce court texte autorise deux constats importants pour comprendre les mécanismes en jeu et les freins éventuels : d'abord, pour ses anciens coreligionnaires, la conversion d'un réformé est a priori suspecte de motivations intéressées ; ensuite, le converti doit s'attendre à être coupé de son entourage affectif. On a d'autres preuves de ce trouble des sentiments par le témoignage de correspondances particulières. Pour mieux le comprendre, il fallait considérer attentivement le point de vue de ceux qu'un converti abandonnait et les attendus de leur jugement de ce qui, le plus souvent, leur apparaissait comme une trahison.

Le contenu de la "confession" de Poignant n'est ni très original ni très convaincant. Il débite des arguments assez coutumiers de la controverse. En effet, il fonde sa conversion sur "trois principaux motifs" qui sont essentiellement des raisons de moralité face à ce qu'il considère comme des falsifications théologiques par les réformés. Ceux-ci prétendent que telle croyance ou pratique catholique se trouve démentie par la Bible ou les premiers Pères de l'Église. Or les textes vérifiés contredisent, d'après lui, au contraire les pasteurs. Dans ces conditions, la vérité, pense-t-il, pourrait se trouver chez les catholiques. Il en est ainsi pour les deux premiers motifs qui portent sur la messe et la transsubstantiation. Le troisième motif est plus complexe. L'auteur a relevé quarante-quatre articles de la Confession de foi de Charenton contraires à la parole de Dieu, plus un quarante-cinquième qui est faux. Nous ne les énumérerons pas car, une fois encore, il s'agit de points de polémique très classiques que l'on pourrait retrouver aussi bien dans l'Exposition de la doctrine de l'Église catholique de Bossuet (1679) que dans le Nouveau traité pour servir à l'instruction des nouveaux convertis par Georges Quantin (1686), et chez d'autres encore : la tradition, la justification par la foi, les sacrements autres que le Baptême ou la Cène, les anges, la prière pour les morts, le culte des saints, les reliques, etc. La 45ème proposition, assez symptomatique du "syndrome protestant" d'alors : « que le pape est l'Antéchrist », paraît suffisamment importante à Poignant pour qu'il développe ce qui ne constituait qu'un article de cinq lignes dans l'édition de 1641 en un chapitre entier, à partir de l'édition de 1648. Il oppose à cette affirmation, cruciale pour un catholique, vingt arguments contradictoires, où il prétend n'user que d'une logique de bon sens, s'appuyant sur une honnête culture scripturaire, quoique les démonstrations soient parfois un peu trop syllogistiques. A noter qu'il aurait été utile de pouvoir mesurer les conséquences d'un éventuel changement de traduction de la Bible utilisée par Poignant, ce que, bien sûr, la documentation ne permet pas.

La conversion objet de polémique

Le XVIIe siècle est connu comme un temps de chicanes, où l'on aimait plaider et polémiquer. Certes, la controverse se révélait efficace, à l'occasion. Les "conférences", tenues parfois à la demande de grands personnages hésitant sur la "véritable" Église, ont pu aboutir à des conversions individuelles sincères. Ainsi pour Melle de Duras au sortir d'un véritable match théologico-pastoral entre Bossuet, évêque de Meaux, premier aumônier de Mme la Dauphine, et M. Claude, ministre de Charenton ; ou M. de Turenne, dont le long et difficile cheminement est évoqué par les oraisons funèbres de Mascaron ou Fléchier, et sur le cas duquel nous aurons à revenir. Pourtant les autorités religieuses des Églises concurrentes dénient l'intérêt de la controverse, considérant qu'elle est plus pernicieuse que bénéfique. La raison et plus souvent la charité y sont bafouées dans l'exaspération des combats. Qui se laisserait convaincre, en effet, par la remarque de Dumoulin cherchant à ridiculiser le prêtre parce qu'à l'Introït, il célèbre, à travers le psaume 42, le Dieu "qui réjouit sa jeunesse ", alors qu'il a "e chef chenu" ; ou encore par l'affirmation du R.P. Richéome que les protestants voulaient réintroduire la communion sous les deux espèces pour un motif de gourmandise. On connaît les réticences de Vincent de Paul au recours à la controverse par les missionnaires. Dans une lettre à M. Portail, du 1er mai 1635, il recommande de ne point défier les ministres en chaire. Le 28 juin de la même année, il blâme Antoine Lucas de ses procédés envers les hérétiques qu'il traite avec mépris et provoque à la dispute. On retrouvera cette méfiance jusqu'au bout de la période moderne. Ainsi, en conclusion d'un article dans lequel il énumère dix-huit "différentes méthodes dont on peut se servir utilement pour la conversion des protestants ", Alletz, théologien catholique et vulgarisateur connu à la fin du XVIIIe siècle, recommande d'employer tous ces moyens "dans un esprit de charité et sans aigreur".

Parallèlement, les "Règlements ou avertissements particuliers" de La discipline ecclésiastique des Églises réformées de France  établissent que : «Toute violence et parole injurieuse contre ceux de l'Église romaine, même contre les prêtres et les moines (sic), seront non seulement empêchées mais aussi réprimées, tant que se pourra».

Irénisme ou simple prudence face à une Église romaine qui peut compter sur le bras séculier pour la soutenir en cas de conflit ? Déjà, un article précédent exhortait les fidèles « de ne commettre aucun scandale en travaillant les jours chômables, dimanches et fêtes suivant l'Édit ». Il doit s'agir, dans les deux cas, moins du respect volontaire d'un interdit religieux que de l'observation obligée d'une loi d'État, d'autant que d'autres articles de ce chapitre sont rien moins qu'aimables à l'égard de l'Église romaine. Quand le pasteur Drelincourt condamne la controverse, en dénonçant «la chicane du siècle et toutes les disputes à la mode», il est question de celle menée par les catholiques contre les réformés. La méfiance contre l'esprit polémique comme seul déterminant d'une identité religieuse persiste longtemps, puisque le pasteur Peirot, visitant le Bas-Vivarais en 1741, déplore que les seules connaissances doctrinales de trop de protestants trop tièdes «ne roulent pour l'ordinaire que sur les controverses que nous avons avec l'Église romaine». Le jeu est d'ailleurs pipé puisque, lorsque la théologie de l'adversaire paraît trop proche de celle qu'on professe, on fait mine de douter qu'elle soit orthodoxe dans l'Église concurrente et admise par ses responsables. C'est l'argument que développe l'avocat protestant Brueys contre Bossuet dans sa Réponse au livre de M. de Condom intitulé : "Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse" (La Haye, 1681).

Le jésuite Vincent Houdry, auteur d'une monumentale Bibliothèque des prédicateurs, véritable dictionnaire des thèmes possibles de sermons, ne dit rien sur l'abandon d'Église à l'article "Conversion", où il ne parle que du changement de vie  des pécheurs. En revanche, il consacre certains paragraphes aux "hérétiques" dans son article "Église". On y trouve une explication psychologique sur l'inutilité de la controverse :

« On gagne peu dans les disputes contre les hérétiques. Plus on les presse, plus ils se roidissent contre la vérité, et s'obstinent à ne pas la voir, ou s'ils la voyent, ils ne veulent pas la recevoir d'une main odieuse, qui les a obligés de rendre les armes. C'est pourquoi, quand il est question de détromper les opiniâtres et de ramener au giron de l'Église ceux que le malheur de la naissance en avaient séparés, il faut se servir de tous les ménagements que nous peuvent suggérer le zèle et la charité  [...] avoir pour eux toute la douceur, la sagesse et la complaisance possible [...] On gagnera plus sans doute par les voies de la douceur que par les disputes âcres et contentieuses où l'on se répand en injures, qui les aigrissent davantage et qui ne servent qu'à les rebuter. »

On note ici l'idée, courante parmi les convertisseurs quand ils veulent se montrer complaisants envers des protestants, que ceux-ci ne restent tels que "par le malheur de la naissance" dans une famille réformée, parce qu'ils ont «ouï dire de leurs pères... de vieilles erreurs». On retrouve cette attitude aussi bien chez un simple curé de campagne que chez les grands prédicateurs. Le récit de la conversion de Turenne par Mascaron souligne qu'il avait réussi à triompher «de la vieille erreur que son éducation y avait établie». Carrelet, docteur en théologie et curé à Dijon au milieu du XVIIIe siècle, s'adressant à une famille calviniste avant son abjuration, célèbre encore : « Le désir et le courage de sortir du sein de l'hérésie, où [ils ont] vécu dans les fausses prétentions et les préjugés séduisants de la naissance, de l'éducation et de l'exemple ».

La tentation de comprendre l'autre ne s'étend pas aux "apostats"

Des membres de l'une et l'autre Églises proclament, à l'occasion, leur désir d'un dialogue courtois, tel ce Georges Quantin, "prédicateur du roi", qui, dans l'année suivant la Révocation, s'affirme «extrêmement touché du malheur de nos frères séparés (sic)», alors que, dans le corps de l'ouvrage, quand il tente de vaincre leurs oppositions, il parle incessamment de "nos adversaires". Avec un esprit tout aussi "fraternel", Antoine Anselme, abbé de Saint-Sever (mort en 1637), dans un sermon "pour le jour de la saint Thomas : de la conversion des hérétiques", qui aurait été prononcé dans l'Église des Nouveaux-Convertis, mais d'après l'éditeur avant la Révocation, redit après saint Augustin : « tant que les hérétiques reconnaîtront Dieu pour leur Père, il seront nos frères, quand même ils ne le voudraient pas ». Simultanément cependant, dans une attitude en principe incompatible avec nos mentalités (?), il se demande, toujours après Augustin, si le comble de la charité n'est pas d'utiliser la contrainte quand c'est pour le bien de notre prochain.

La relative mansuétude réciproque que nous avons constatée ne vise que les membres de l'"Église contraire", non ceux qui quittent la leur. Ainsi, le clergé nîmois, dans une ville où les réformés sont partiellement majoritaires, se plaint, lors de troubles en 1621, des "persécutions" que les familles protestantes font subir à leurs membres convertis à la foi catholique.

Pour essayer de comprendre comment les réformés voyaient ceux qui passaient à l’Église de Rome, on a dû élargir la documentation de leur côté. Parmi ses Visites charitables ou consolations chrétiennes, le pasteur Charles Drelincourt en réserve deux au problème, douloureux pour un bon huguenot, de la conversion d’un proche. La 42e visite est destinée au “fidèle qui est affligé de ce que l’un de ses enfants a changé de religion” ; la 43e console “une femme chrétienne dont le mari change de religion” ; dans les deux cas, il s’agit, bien sûr, d’un passage au catholicisme. La place de ces deux textes dans l’économie générale de l’ouvrage n’est peut-être pas innocente. En effet, la 41e consolation s’adressait à un père qui a “un enfant vicieux et débauché”, comme si le passage à la “religion contraire” était une variété de débauche. Quant à la 44e visite, le pasteur se rend auprès d’un fidèle “qui a une femme aliénée d’esprit”, sans doute pas plus aliénée que le mari qui vient d’abandonner la vraye foi. On peut comprendre une certaine agressivité chez ce pasteur militant dans le contexte de la fin des années 60. Depuis une dizaine d’années au moins, les remontrances du clergé réclament du roi une politique plus musclée à l’égard des protestants.

 

La politique de Louis XIV contre les réformés ne favorise pas la concorde religieuse

Or Louis XIV n'avait pas besoin d'être encouragé dans ce sens. Dès 1661, alors que la Révolution anglaise avait pu rendre les réformés suspects d'esprit séditieux aux yeux d'un souverain absolu, il avoue ses intentions : « le meilleur moyen pour réduire peu à peu les huguenots ... était de ne point les presser du tout par aucune rigueur nouvelle contre eux, de faire observer ce qu'ils avaient obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de ne leur accorder rien de plus, et d'en enfermer même l'exécution dans les bornes les plus étroites que la justice et la bienséance le pouvaient permettre ».

Ses lettres à Mgr Harlay, archevêque de Paris, vont dans le même sens. Une série de déclarations royales ont mis progressivement en place cette politique par une application de l'Édit de Nantes "à la rigueur". Elles n'ont pas toutes la même importance mais participent toutes à inquiéter toujours davantage des réformés de plus en plus "assiégés" : interdiction de tenir des colloques (26 juillet 1657), protestants exclus des maisons royales et princières (4 mars 1663), soutane ôtée aux ministres (30 juin 1664), subsistance des enfants convertis (30 janvier 1665), mesures contre les relaps (20 juin 1665), chant des psaumes interdits hors des temples (16 décembre 1665), titre de "pasteur" défendu aux ministres (2 avril 1666), chambre de l'Édit supprimée (janvier 1669), etc. Dans cette même décennie, les gestes "œcuméniques", qui ont pu exister de part et d'autre dans le demi siècle précédent, vont se raréfier. Et la série des mesures répressives se poursuit jusqu'à la veille de la Révocation laquelle devient ainsi l'aboutissement logique d'une procédure d'étranglement.

Dans ses deux textes, qui constituent, sous une forme dramatique et dialoguée, une démonstration controversiste, Drelincourt marque sans équivoque que ceux qui abandonnent la foi de leur père [à condition qu'il s'agisse de la foi réformée, bien entendu] «prennent le chemin de la damnation éternelle» ; c'est dire clairement que l'Église catholique est une voie de perdition. On est loin de la culture à pluralisme ecclésiastique rencontrée par Élisabeth Labrousse dans son village de Mauvezin, où la tolérance de fait des gens « ne relève d'aucune mécréance ... mais bien plutôt d'un solide christianisme, très moralisant et plus ou moins teinté de méfiance anticléricale à l'égard de tous les clergés. ... [Ce sont des chrétiens] en quête de la meilleure Église, mais sans tenir nécessairement l'autre pour abominable  [...] ; on peut y faire son salut ».

Y aurait-il, même au Grand siècle, une sensibilité topique dans le sud-ouest du royaume ? Une convivialité méridionale qui, hors clergé, rendrait plus irénique la confrontation religieuse par delà la rue ? La découverte fortuite, par le même auteur, d'un exemplaire imprimé de la confession dont elle avait étudié le manuscrit, confirme ses jugements. Le texte de Gesse, le protestant converti, probablement retouché par un ecclésiastique pour l'impression, voit tous ses passages conciliants gommés, et adjoints des qualificatifs agressifs.

Drelincourt a le mérite de nous livrer l'opinion d'un protestant sur les ‘"motifs et raisons" qui peuvent amener un fidèle à abandonner le "pur Évangile". Constatons d'abord qu'il n'élimine pas entièrement, quoiqu'il n'y croie guère, la possibilité d'une conversion sincère, puisqu'il demande à l'épouse dont le mari est sur le point de devenir catholique : « A-t-il quelque doute en la religion ? Est-ce par des mouvements de conscience qu'il agit ? » Il est habituellement plus sévère. Le fils converti de la 42e visite serait «un petit ambitieux qui [...] a songé que ceux de notre religion ne se peuvent avancer dans le monde et qu'ils n'ont guère en partage que la pauvreté et la misère ». Quant au mari de la "femme chrétienne", il serait également animé par un motif d'intérêt, quoique moins égoïste puisqu'il s'agit de protéger le patrimoine familial : « Il a un office auquel il est fort attaché, et il est en danger de le perdre [...] et s'il le perd, il est ruiné, lui et sa famille ». C'est vraiment un lieu commun chez les réformés que de considérer que ceux d'entre eux qui deviennent catholiques ne le font que par intérêt. Qu'on se souvienne du plaidoyer pro domo de Poignant : «ma conversion ne peut être tirée en soupçon comme faite par avarice ou ambition». Mascaron croit nécessaire de faire intervenir la Providence pour que la conversion de Turenne « ne fût pas douteuse, et qu'il parût aux yeux du bon et du mauvais parti que, sans mélange d'aucun motif humain, il n'avait été vaincu que (par la lumière) ». Analysant les différents facteurs de la conversion de Jean Gesse à Mauvezin, Élisabeth Labrousse croit à la sincérité de son passage à l'Église romaine dans la mesure où, dans le milieu de notables auquel il appartient, « les avantages temporels promis à son abjuration n'apparaissent pas encore comme énormes, ni sans contrepartie ». Il sait, entre autres, quelle réticence, voire quelle répulsion, il va provoquer parmi ses proches. Sa propre femme résiste et l'on n'est pas du tout sûr qu'elle se convertit sincèrement, encore moins que les fils aient suivi leur père. Il en tire une véritable angoisse : « ne pouvant que fort peu manger ni dormir, (se) trouvant souvent le jour et la nuit à genoux, faisant des prières au delà des ordinaires du soir et du matin, continuellement à la lecture de l'Écriture sainte... »

Les femmes bastions de résistance à la conversion

On sait la place qu'un certain nombre de femmes, mères et épouses, ont occupée dans les débuts de la Réforme et sa diffusion. Il faudrait analyser soigneusement et systématiquement le rôle qu'elles ont pu jouer dans la dynamique des conversions. On constate, en fait, qu'elles constituent souvent un môle de résistance. Le cas de Turenne est, une fois encore, exemplaire puisqu'il n'abjura qu'après la mort de son épouse, en 1668. Drelincourt glorifie les capacités de la femme fidèle dans ce domaine : « il est impossible de vous dire combien une femme sage et vertueuse, et qui brûle du zèle de la gloire de Dieu, a de pouvoirs sur un mary qui est persuadé de sa piété et de ses vertus chrétiennes, et qui a reçu des témoignages de son amitié sincère et cordiale ».

Le drame qui, vers 1670-71, afflige la maison de Charles-Henri de la Trémoïlle permet à la fois de confirmer la plus grande fermeté des femmes dans la foi et de comprendre comment une conversion peut déchirer une famille. Ce grand seigneur protestant, prince de Tarente et duc de Thouars, abjure et se fait catholique. Bouleversée par cette conversion, sa femme, Émilie de Hesse-Cassel, protectrice des huguenots réfugiés, reste fidèle à la Réforme. Leur fille Charlotte-Amélie, qui avait alors environ 19 ans, prend le parti de sa mère. Le père accepte le fait non seulement parce qu'elle menace de quitter la maison, mais probablement surtout parce qu'une telle prise de position de la part de femmes n'avait aucune conséquence politique. En revanche, il veut contraindre son fils héritier à le suivre dans son changement d'Église, malgré les intentions affichées de celui-ci. Cette résistance des femmes huguenotes conforterait une observation de Raoul Allier sur l'habituelle opposition des femmes à la conversion dans les sociétés traditionnelles, bien qu'il en donne une explication contraire, puisqu'il y voit la conséquence de leur faiblesse morale.

Conversion de ceux qui partent "par motif d'intérêt" aux yeux de ceux qui restent

Tous les protagonistes semblent bien conscients du soupçon d'avarice ou d'esprit intéressé qui pèse a priori, chez ses anciens coreligionnaires, sur le huguenot converti. «Les prétendus réformés [accusent] ceux qui se convertissent aujourd'hui de ne le [faire] que par intérêt», regrette l'abbé Anselme. Le "danger de cette diffamation" que dénonce Antoine Poignant, suffit à retenir certains convertis, soit de rendre public leur choix, soit d'accepter une place méritée qui pourrait passer pour la récompense de ce choix. Turenne, malgré son refus de bien des honneurs dont la dignité de connétable, et dont la sincérité ne fait donc aucun doute, fut accusé par un libelle protestant de s'être fait catholique pour être capable de devenir roi de Pologne, ou par désir d'épouser Mme de Longueville, ou parce qu'ayant aspiré à devenir le chef d'une république composée de tous les protestants de France, cette ambition aurait été déçue par l'attitude des intéressés. Voltaire, dans le chapitre XII du Siècle de Louis XIV, semble encore accréditer ces rumeurs malveillantes. Les catholiques eux-mêmes semblent douter de certaines conversions. Et Fléchier, pour mieux faire ressortir l'"entière" conversion de Turenne, oppose le cas du maréchal à «ceux qui sortant de l'hérésie par des vues intéressées, changent de sentiments sans changer de moeurs, n'entrent dans le sein de l'Église que pour la blesser de plus près par une vie scandaleuse».

Ces mêmes protagonistes justifient la charité active de leur Église envers ceux que des considérations purement matérielles, et parfois les besoins les plus pressants, feraient hésiter à franchir le pas d'un changement d'Église, que leur foi seule pourtant aurait déterminé. L'abbé Anselme observe finement : « C'est ne pas connaître [le cœur humain] que d'ignorer que [quelqu'un] peut désirer sortir d'un mauvais état sans que néanmoins il en sorte ; et la raison qui l'en empêche, c'est qu'il n'a pas le courage de surmonter la crainte de manquer du nécessaire de la vie. Il faudrait renverser toutes les règles de la charité pour ne pas convenir qu'il faut ôter à cet homme faible le sujet de la tentation qui l'empêche de prendre le meilleur parti ».

C'est bien ce qui avait officiellement justifié, en 1676, l'établissement de la Caisse de conversion gérée par Pellisson, lui même "nouveau-converti". Mascaron et Fléchier insistent l'un et l'autre sur le souci que Turenne gardait « des frères qu'il avait eus dans l'erreur, [en cherchant] à gagner ceux que la cupidité et l'intérêt retiennent encore dans leurs erreurs : il n'épargnait ni son bien, ni son crédit, pour leur subsistance et pour leur faire trouver dans l'Église véritable tout ce qu'ils perdaient de secours, d'appui et de biens en quittant la fausse ».

Les réformés de leur côté, bien que fort critiques envers ce qu'ils présentaient comme des entreprises d'achat des consciences, devaient assumer des difficultés comparables. La Discipline ecclésiastique des Églises réformées de France faisait obligation aux familles protestantes de venir en aide à ceux des leurs qui venaient du catholicisme, en particulier des membres du clergé qui allaient automatiquement perdre leurs bénéfices ou leurs pensions : »Ceux qui auront des frères, des soeurs ou d'autres parents ayant quitté leur monastère pour servir Dieu en liberté de conscience, seront exhortés de les assister et de leur subvenir selon le devoir d'humanité et de parentage».

Parmi 85 textes protestants parlant de conversion de catholiques à la Réforme, dont 4 prêtres séculiers et 24 religieux, Louis Desgraves trouve des témoignages de l'effort consenti pour trouver du travail aux ecclésiastiques désirant sortir de l'Église de Rome, leur permettant de ne plus dépendre d'elle pour leur subsistance. Dans ces cas, les aides financières leur semblaient légitimes. Mais les gens cupides ne sont d'aucune Église, sinon celle de Mamon. Robert Sauzet en donne un exemple nîmois : « Des pasteurs acceptèrent en secret de l'argent du gouvernement ... [on ] accuse même Venturin, le ministre du Vigan ... d'avoir touché 100 écus de Valençay [gouverneur de Montpellier] et de n'avoir rallié Rohan [le chef de la révolte protestante] que parce que ce dernier aurait doublé la dose ».

Une analyse identique à celle ici esquissée des raisons expliquant, aux yeux des réformés, le détachement de l'un d'entre eux pour gagner l'Église romaine, pourrait être menée pour jauger la manière dont les catholiques voyaient celui d'entre eux qui passait de la "seule et véritable Église" aux "ténèbres de l'hérésie". On constaterait, une fois encore, combien règnent les lieux communs et sont suivis des modèles établis. Pour commencer, cette éventualité ne paraît pas très vraisemblable aux autorités ecclésiastiques : leurs interrogations explicites à ce sujet restent rares, dans les manuels de confession par exemple. Et si on en faisait l'inventaire, il serait éclairant de bien distinguer à quelles dates elles ont été formulées.

Les défauts qui mènent le catholique à la chute sont le plus souvent identiques à ceux que les polémistes attribuent aux hérésiarques eux-mêmes. Les portraits de Luther ont été très vite stéréotypés. Quand sa révolte n'est pas considérée comme provoquée par une intervention directe du démon, elle passe pour être le fruit de son abandon aux passions, de ses penchants vers certains péchés capitaux non maîtrisés : envie et jalousie, ou luxure. Anselme définit les premiers réformateurs comme des «prêtres incontinents et des moines apostats». Peuvent s'y ajouter des vices de caractères comme l'entêtement ou l'inconstance. On retrouvera ces portraits très chargés largement répandus au XIXe siècle encore, comme dans le Catéchisme de controverse du Père Scheffmacher, de la Compagnie de Jésus (1838). Certains convertis de Nîmes accusent les pasteurs d'orgueil, manquements à la charité, voleries, faux serments, ivrognerie, ignorance, lubricité et esprit séditieux (!) Et c'est à cause de ces défauts qu' ils auraient décidé d'abandonner l'Église réformée.

Une ecclésiologie "politique" comme raison de  se convertir

Ce dernier point mériterait d'être approfondi. Tout se passe, chez certains convertis, comme si c'était une conception "politique" de l'ecclésiologie qui commandait leur choix. Les partisans de l'ordre finiraient par opter pour l'Église romaine, dont l'organisation épiscopalienne respecte les hiérarchies sociales et politiques, d'autant plus qu'elle ne présentait plus, depuis l'application, plus ou moins réussie selon les lieux, des décisions du concile de Trente, le visage lamentable qui avait pu excuser à leurs yeux, sinon justifier le schisme des premiers réformateurs. « Étrange réforme, s'écrie l'abbé Anselme, où l'ordre fut renversé et le désordre établi » ; les initiateurs de la "secte nouvelle" agissant, en outre, sans mission. Élisabeth Labrousse attribue une part très importante, dans la conversion de Jean Gesse, à la fois à son rejet de la désobéissance, de l'"insolence indisciplinée" des huguenots, leur arrogance, et à son goût des cérémonies, des rites solennels, on pourrait dire du "baroquisme" des catholiques. Turenne, que nous avons cité plusieurs fois car il est l'un des plus illustres convertis sincères du Grand siècle, semble avoir pris en compte également, parmi les raisons de son abjuration, sa méfiance, innée dans une famille princière, envers le presbytérianisme trop "républicain" de l'Église réformée de France. Inversement, si ce n'est pas trop schématique, les partisans de la liberté (leurs adversaires disaient de la licence) auraient préféré cette organisation presbytérienne, respectant mieux, en principe, les consciences individuelles. La tolérance était loin d'être générale chez les réformés; mais elle avait été prônée parfois, dès le siècle précédent, par d'illustres personnalités. Ainsi, la reine de Navarre, Jeanne d'Albret avait écrit, en octobre 1561, à sa cousine, Mme de Langey, qui malmenait sa fille parce qu'elle refusait d'aller à la messe : « Vous savez bien que l'obéissance des pères et mères ne s'étend point de faire pour eux contre Dieu ce que la conscience juge [...] Qui me fait vous prier, ma cousine, vouloir ôter la haine que portez à votre fille, et la tenir en honnête liberté que je m'assure qu'elle désire et [...] elle vous obéira, servira comme fille obéissante et craignant Dieu doit faire, hormis ce qui sera contre Dieu même ».

La coexistence pacifique considérée comme dangereuse

Toutes les causes retenues comme pouvant entraîner un chrétien à quitter son Église et sur les réactions de celle-ci à cet abandon sont loin d'être exhaustives. L'une des moins spectaculaires, mais, peut-être, des plus menaçantes à terme, se tapit dans les relations interconfessionnelles de la vie quotidienne. C'est par mesure de sécurité que l'abbé Anselme prône la conversion des hérétiques, «puisque rien n'est plus dangereux que leur commerce» L'occasion la plus prochaine de pécher, dans ce domaine, c'est la cohabitation conjugale, d'où l'extrême réticence de toutes les Églises à l'égard des mariages "bigarrés". Les moralistes catholiques, comme le jésuite Philippe d'Outreman, insistent sur les difficultés qu'éprouverait une épouse catholique pour résister longtemps aux sollicitations de son mari protestant, surtout si elles sont douces et insinuantes. Quant aux consistoires, ils adressent des reproches véhéments à ceux ou celles qui auraient enfreint les recommandations de respecter l'endogamie religieuse.

Il n'est pas toujours aisé de connaître le cursus religieux d'une personne impliquée dans un processus de conversion. Ainsi, le réformé auquel s'adresse le père Anselme, en 1685, avait sans doute été catholique antérieurement, plusieurs allusions de son "discours" le laissent à penser : « vous étiez tombé dans la plus grande de toutes les misères », « l'Église que votre perte avait si sensiblement touchée». Et, à propos de parcours complexes, une question importante justifierait un développement particulier, celle posée par les relaps qui ,«après avoir fait une abjuration publique, retournent à l'hérésie ». Dans tous les cas, ils sont mal vus. Et pour les catholiques, ils sont passibles, depuis la déclaration royale du 20 juin 1665, de la justice civile à laquelle l'Église abandonnait, de toutes façons, ces excommuniés. Excommuniés, ils l'étaient aussi par les consistoires. En outre, les polémistes se déchaînent lorsqu'il s'agit d'un notable. Desgraves signale ainsi, à travers de nombreux autres pamphlets contre les papistes convertis puis retournés à Rome, le ton que peut prendre cette littérature : en 1608, les pasteurs du Haut-Agenais publient un Advertissement sur l'Apostasie de Jacques Vidouze où sont descrites les vrayes causes qui l'ont fait retourner à son vomissement, contre les faux prétextes desquels il a tasché de couvrir l'infamie de sa révolte.

La conversion des "apparents" : bonne pour la propagande

Quelle est l'importance de bien établir et de rendre public les motifs d'une conversion, et de les rendre les plus "captivants" possible ? Pour les Églises, un bon converti représente un atout apologétique de premier ordre. Bien entendu, plus il est illustre, plus son cas prend d'importance, avec cette caractéristique que, venant de la Réforme, «la conversion d'un gentilhomme est plus efficace que celle d'un ministre. Celui-ci se rend odieux [il est d'ailleurs excommunié par le synode] et il est vite remplacé». Sans doute parce que le noble occupe une fonction sociale insigne, faisant de lui un "apparent", modèle potentiel, même hors du domaine religieux, pour le peuple et spécialement pour ses vassaux et les gens qui dépendent directement de lui. Allant dans ce sens, Mascaron célèbre l'exemple de Turenne, soldat chrétien, en espérant qu'il réduira les sceptiques au silence : « les faux politiques oseront-ils encore mettre dans leurs maximes impies, que la religion chrétienne n'est pas propre à faire de grands hommes de guerre ? Les libertins oseront-ils tourner en ridicule ceux qui songent à apporter aux occasions dangereuses un cœur d'autant plus ferme et plus intrépide, que leur conscience est pure ? ... [Le maréchal une fois catholique] ne s'est pas contenté que l'exemple de sa conversion fût comme un phare qui avertît les hérétiques du chemin qu'il fallait tenir, [il s'efforce] d'enlever à l'hérésie quelque ministre ou quelque personne considérable, qui par l'éclat de sa conversion pût procurer celle de plusieurs autres ».

Quant aux défections catholiques, les membres du clergé constituent naturellement une cible privilégiée, comme si leur renonciation à l'Église romaine, dont ils étaient la part privilégiée, manifestait davantage l'illégitimité de celle-ci. Poignant, qui n'est pourtant qu'un simple bourgeois, souligne explicitement cette signification apologétique dans sa conclusion adressée aux pasteurs : «Je m'estimerais heureux si mon exemple pouvait servir à vous introduire [au service de Dieu], à toucher vos consciences. C'est le but de ce petit traité, que je vous envoye pour témoignage du soin que j'ai pour votre salut».

Globalement, il fallait s'y attendre, les changements d'Église sont mal considérés, au XVIIe siècle, du moins par les autorités et les responsables des Églises abandonnées. Persuadées de leur vérité : vérité de l'institution, comme "vraye Église" pour la catholique ; vérité du message, du "pur Évangile", pour la réformée, elles n'admettent pas la tolérance de fait que vivent parfois les masses laquelle leur apparaît comme de l'indifférentisme ou de la tiédeur. Chaque Église est d'ailleurs attachée à sa conception de la conversion. Pour les catholiques, elle se place "en deçà" de l'égarement actuel du candidat, comme un retour pur et simple à la seule vraie Église ; pour les réformés, elle se situerait plutôt "au delà", vers l'accession au pur Évangile en dépassant les "superstitions papistes".

Marcel Bernos

Une version complète de cet article, avec ses notes, est parue dans Seventeenth-Century French Studies, Glasgow, vol. 18, 1996, p. 33-48, revue importante pour les études françaises outre-Manche.
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