La conversion selon Augustin : une évolution choisie
Ces lignes se proposent d'analyser la conversion à partir d'une dimension qui m'apparaît constitutive du phénomène et qui échappe aux particularités anecdotiques propres aux expériences vécues par les différentes personnes. Ce thème de réflexion s'est imposé à moi, lorsque je me suis replongée dans les Confessions de Saint Augustin à l'occasion d'une nouvelle traduction par Frédéric Boyer1, récemment éditée dans un ouvrage intitulé « Les Aveux ». Je m'appuierai donc sur ce cas exemplaire pour engager ce développement.
Cette dimension, supposée constitutive, pourrait donc être commune à toutes les conversions, à des degrés variés, en fonction de la profondeur de la conversion et de la personnalité des individus. Partie de St Augustin, cette analyse nous conduira dans un champ plus large -qui débordera du thème initial de la conversion- pour nous inciter à conclure sur l'originalité de notre condition humaine, telle qu'elle peut se manifester et évoluer au cours de son histoire propre.
Répondant à l'intention de Frédéric Boyer, la langue utilisée dans cette nouvelle traduction fait mieux ressortir la modernité étonnante de cet homme du IVe siècle, si proche de nous, si préoccupé par des questions qui nous habitent aujourd'hui. Dans la préface de l'ouvrage, l'auteur situe Augustin, dans l'histoire et dans l'espace. Pour lui, l'Occident serait né avec Augustin, au moment où mourait le monde antique. Dans ce monde alors en mutation, la quête du sens de sa propre existence, «du changement de soi et de son existence a marqué de façon indélébile tout l'Occident médiéval et notre modernité » (p. 17). Intellectuel nord-africain de l'empire romain, il vient de la périphérie de cet empire, peuplé de populations « barbares » et retournera ensuite en Afrique, après sa conversion. En dépit de son passé manichéen, il se pense et vit dans un monde varié et pluriel (Rome, Athènes, la Perse l'Afrique...).
A la question « qui suis-je ? », il répond par un aveu pour « remettre en question un régime de vérité... il écrit sa vie comme une révolution, une rupture... Par l'aveu, je décide de moi » (p. 27).
La rupture vécue par Augustin inaugure une délivrance, un dégagement hors des limites anciennes qui enserraient son être dans un lieu et dans un temps. Le déroulement de cette démarche est relaté par un être vibrant et passionné, désireux de partager avec ses lecteurs la curiosité et l'intérêt puissant qui animent son existence. Cette quête ardente s'adresse à toutes les richesses de la vie : les autres humains qu'il rencontre, la beauté de l'univers qu'il contemple, le vertige de l'infinie transcendance qui se reflète ici et là, autour de lui et en lui-même.
Par l'aveu, je décide de moi : cette phrase a d'abord résonné à mes oreilles de contemporaine, pour me
conduire ensuite vers une méditation plus spirituelle et aboutir à quelques réflexions sur l'originalité de notre condition humaine.
Augustin et la modernité
Dans un premier temps, j'ai porté cette analyse à plusieurs niveaux de notre modernité.
- Comme psychologue, je partage pleinement ce commentaire du préfacier « Il s'agit d'inaugurer sa nouvelle vie dans l'écriture » (16). Cette démarche ne signifie aucunement un acte d'auto-accusation, sens ordinaire du terme de confession. Elle exprime tout autre chose, car « Augustin a compris qu'aucune vie ne saurait se dire d'elle-même à soi... une vie se raconte aux autres... le nouveau dieu chrétien suscite l'appel, le désir » (18). Augustin donne au terme « d'aveu » le sens d'une reconnaissance au moyen d'une déclaration ; comme c'est le cas dans une déclaration d'amour, dites ou écrite, et que l'on rencontre aussi dans des textes littéraires (ex. Racine : Phèdre, ou Théophile Gauthier : Émaux). « ... Dieu interlocuteur. Comme si nous ne pouvions rendre compte de nous-mêmes que parce que nous sommes interpellés intimement » (30). Ce faisant, il va très loin dans l'apport que cet aveu entraîne. Cette remarque souligne le rôle irremplaçable de la parole, tel qu'il a été reconnu et mis en pratique dans les thérapies psychologiques, notamment dans la cure analytique. La mise en place de ce dévoilement, dans le face à face avec l'autre, appelle, de façon conjointe, le face-à-face avec soi-même. La nouveauté et la profondeur de la prise de conscience de sa propre personne entraîneront en retour sa transformation. « C'est en parlant de soi qu'il devient soi » (41) ; « le langage de la confessio est investi d'un pouvoir transformant qu'il n'avait pas forcément dans le monde ancien des grecs et des latins »(39). L'évocation de ce pouvoir de transformation, attribué à la parole dans l'aveu, évoque un autre moment, tout aussi décisif, où la parole a joué un rôle capital, au cours du développement de l'enfant. L'enfant a commencé à dire « je », au lieu de « Paul », « Pierre » ou « Jacques », à partir de l'émergence du non, prononcé face à l'autre. Ce « non », qui, autour de 2 ans ou 2 ans ½, va le différencier de ses proches avec lesquels il s'était confondu jusqu'alors, pour permettre la naissance d'une personne reconnue unique et singulière. Les enfants qui ne parviennent pas à ce niveau de développement intellectuel continueront à se désigner par leur prénom, tel le débile profond.
- Sur un plan plus philosophique, on peut relever plusieurs idées qui rejoignent des notions, reconnues tardivement par la modernité et par la république : dignité de la personne humaine, liberté, égalité, fraternité. À la suite d'autres auteurs, F. Lenoir3 vient de rappeler que différents penseurs, pas nécessairement chrétiens, ont souligné ce fait ( Gauchet, Tocqueville, Weber, Nietzsche).
- Le préfacier se plait à souligner l'originalité de l'intuition d'Augustin à propos du concept de la personne humaine : « Augustin invente la condition du sujet nouveau : créature responsable et infirme... qui n'a plus grand chose à voir avec celui des institutions romaines et de la culture hellénistique » (31)... « Longtemps, la personne était un fantasme, un masque... Dans l'Antiquité, le mot personne a d'abord désigné des acteurs de théâtre. Et il aura fallu beaucoup de temps et d'histoires pour que ce mot désigne l'individu sous le masque » (34). Augustin invente la notion « d'authenticité personnelle » (38)... « Cette idée d'être une personne singulière, c'est-à-dire un soi qui s'avoue soi-même, s'est greffée sur l'histoire du christianisme » (42). Et cette nouveauté inaugure par là une notion encore plus générale, librement revendiquée : la singularité de la personne humaine associée paradoxalement à son l'universalité. Cette nouvelle notion traversera le temps et l'espace, avec une nouvelle religion qui prétend s'adresser à tous les hommes, quelle que soit leur nationalité. Le Dieu chrétien, c'est le Pasteur qui appelle chaque brebis par son nom propre comme il est dit dans l'Évangile. Dans les pratiques issues des cultures orientales, l'individu n'est pas reconnu en tant que sujet singulier. Malraux4 le décrit sur le vif, lorsqu'il relate un échange épistolaire entre un oriental venu en 0ccident et un occidental vivant en Orient. Aujourd'hui encore, dans des familles chinoises, les enfants sont caractérisés par leur numéro d'ordre dans la fratrie (ex. : Durand Pierre n° 1, Durand Pierre n° 2, etc.). Actuellement, nous savons que des demandes officielles, émanant de cultures diverses ont été adressées à l'ONU pour contester cette notion d'universalité, jugée incompatible à leurs yeux avec les pratiques propres aux particularités de cultures spécifiques.
- La reconnaissance de l'altérité, complémentaire de la notion de singularité, se révèle dans l'aveu, librement exprimé face à l'autre, reconnu comme interlocuteur nécessaire. Cette démarche suppose admise les trois notion de la devise républicaine, notamment celle de fraternité. Désormais, l'autre n'est réductible : ni au statut d'étranger, ni à celui de rival, ni à celui de moyen occasionnel. L'autre acquiert un nouveau statut : un compagnon qui partage l'aventure humaine, commune et singulière tout à la fois. « mes concitoyens, mes compagnons de voyage..., mes frères » (264). Ici, Augustin rejoint le Christ qui, à son époque, scandalisait les membres de son peuple en adressant la parole à l'étranger (la Samaritaine), le pécheur (Zachée)...
- Enfin, dans ce face-à-face, Dieu avec l'homme situé dans l'univers, Augustin reconnaît la richesse exceptionnelle de cet homme, pourvu
d'intelligence et de dons, qui le place au-dessus des autres animaux et lui confère une grandeur particulière : celle de la dignité de la personne humaine. « Tu manifestes
la grandeur de la créature raisonnable que tu as faite » (372)... « Prenant à témoin la création universelle, je t'ai découvert : notre créateur, ainsi que ta parole »
(209).
Augustin et l'aventure spirituelle.
Cette même déclaration, « par l'aveu, je décide de moi », nous invite aussi à méditer ce phénomène de conversion à un autre niveau, sans doute plus décisif encore : le plan spirituel.
- Augustin nous apparaît comme un être de désir, « Je n'aimais pas encore mais j'aimais aimer... au fond de moi j'étais affamé » (93). Poussé par la soif de vivre, de connaître et d'aimer, il s'engage dans une quête ardenteune odyssée intime dira F. Boyer) et tente de se dégager des plaisirs faciles, des entraves qui le l'emprisonnent dans l'instant présent : la jouissance dans la possession : des corps, des intelligences, de la gloire... «Je suis mon propre séducteur » (300). «J'errais dans l'arrogance et me laissais emporter à tous les vents » (128). (
- Cette fuite en avant va se heurter à la conscience grandissante de la finitude de son être, de sa fragilité et de ses dérives. Ce constat aurait pu le ramener au manichéisme. Mais la conscience de ce vide lui ouvre une nouvelle voie : la traversée du désert, la désappropriation de son moi ancien. Il s'agit d'une expérience de deuil, la mort du vieil homme comme nous y invite souvent l'Apôtre Paul. Débarrassé de cette lourde carapace, son désir intime peut alors librement se frayer un chemin pour accéder à une réalité autre. « Tu as brisé mes chaînes... Tes paroles s'étaient fixées dans mes entrailles.» (207). « J'avais dépassé ce vide. Je l'avais
- La quête, ainsi engagée, aboutit à la découverte, incessante et toujours renouvelée, du Dieu caché de Pascal». (190). «Tu étais à l'intérieur, j'étais dehors à ta recherche... Tu étais avec moi, je n'étais pas avec toi » (284-285). Maurice Zundel6, grand lecteur de saint Augustin, évoque ce changement radical de perspective : « Il faut sauver Dieu de nous-mêmes, comme il faut sauver la musique de notre bruit, la vérité de nos fanatismes et l'amour de notre possession », (107). A chaque retour vers le Dieu intime, se réitère le même changement radical. Augustin constate : « Si je ne reste pas avec Lui, je ne pourrais pas rester avec moi » (195), « Quand tout mon moi sera fixé à toi, il n'y aura plus nulle part douleur et travail. Ma vie pleine de toi sera vivante. Celui que tu combles s'allège. Moi, je ne suis pas plein de toi, et je suis un fardeau pour moi » (285). « Tu entendais tout du rugissement de mon cœur gémissant. Je t'exposais mon désir. La lumière de mes yeux absente de moi. Elle était dedans, j'étais dehors
- Désormais, se dessine la sortie du monde de la dissemblance, altéré par le mensonge et l'illusion du mal, pour être introduit dans un autre univers, où les éléments, apparemment destructeurs et opposés, s'intègrent dans un ensemble commun pour arriver à s'accorder. Ici, il conviendrait de nuancer en modulant : pourraient être accordés Certes, Augustin écrit : « J'ai réalisé que j'étais loin de toi, dans le pays de la dissemblance...Tu ne me transformeras pas en toi comme la nourriture dans ton corps. Mais tu te transformeras en moi »(195) Il rejoint ici l'étude d'Eric Edelmann2 sur la signification de cette nouvelle vie, annoncée et manifestée par Jésus, au-delà même du bien et du mal et d'un simple code moral. Mais cela pour autant n'empêche pas Augustin de revenir souvent encore sur le problème du mal, sur la coexistence du mal et du bien, qui s'achoppe à la question souterraine, laquelle demeure -pour nous tous d'ailleurs- un insondable mystère : la liberté de l'homme crée responsable, face à la liberté d'un Dieu unique et transcendant, Et Augustin déclare, en forme de conclusion : «nous étions nuit et nous sommes devenus lumière...comprenne qui pourra » (374)...
- J'évoquerai ensuite le thème de la joie qui l'envahit au sortir de cette difficile traversée de désappropriation. Augustin savoure et contemple la beauté et l'harmonie de la création : «trop tard, je t'ai aimée ; beauté si ancienne et si neuve»(284)... « Mon cœur ne s'arrêtera pas de t'honorer et de chanter ta louange »(340)... « pure intelligence, unité harmonieuse »(343). Plusieurs de ces pages font penser à certains poèmes de François d'Assise, dont ces lignes par exemple : « Soleil et lune, toutes les étoiles lumineuses..louent ton nom » (197).
- La conscience de l'offre gratuitede Dieu accompagne cette joie qui le comble. « Tes Ecritures m'ont alors offert un visage unique. J'ai appris la joie en tremblant. Dès mes débuts, j'ai découvert que ce que j'avais lu de vrai ailleurs était ici exprimé sous la caution de ta grâce » (202). Cette offre émane d'un dieu qui n'attend pas pour venir à l'homme que ce dernier puisse le mériter mais, avant tout : qu'il le désire : « Qui nous délivrera de ce corps mortel ? Uniquement la faveur de Dieu par Jésus-christ notre Seigneur, que tu as engendré coéternel à toi » (203). « Mes maladies sont si nombreuses, si graves. Mais ton remède est plus fort encore » (304) .
- L'esprit d'enfance est la seule condition pour recevoir mystérieusement cette lumière. Après avoir longuement erré, à la recherche de la vérité et de la lumière, Augustin devine que seule la confiance en est la condition essentielle, en dépit même de la nuit et des obstacles. « « Mais si nous sommes devenus lumière, c'est par notre confiance» (376). Aux hommes de son époque qui venaient à lui, Jésus a proposé un modèle très inattendu : l'enfant . Ce modèle est cité plusieurs fois par les différents évangélistes, par exemple chez Matthieu (18, 3) : «En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux ». Cette image a été choisie pour ce trait caractéristique : la confiance illimitée que manifeste le jeune enfant envers ses proches ; confiance aussi que l'on accorde gratuitement à la (les) personne que, plus tard, nous choisirons d'aimer. Jésus insiste souvent sur cette exigence : « Tu as caché ces choses aux grands esprits pour mieux les dévoiler aux petits » (Matthieu, 11, 25), Et Augustin ne craint pas d'affirmer encore plus brutalement : «Voulant paraître sages, ils sont devenus fous »(193).
- L'homme, devenu co-créateur de son évolution en cours, est ainsi invité à participer à la vie divine. Ce Dieu caché propose à l'homme de collaborer au projet éternel du Verbe, par la naissance de notre nouvelle et véritable personne, devenue enfant du Père éternel. Augustin a trouvé son véritable moi. Ce Dieu-fait-homme, inconcevable par une intelligence finie, suppose une réalité inouïe : un Dieu suprêmement transcendant, devenu vulnérable, pour descendre jusqu'à l'homme créé, et lui présenter une offre apparemment menacée... Loin d'aliéner l'homme par une intrusion imposée, cette offre, si elle est reconnue et acceptée, lui permet de développer une parcelle de divinité. J'en ai rencontré souvent l'illustration concrète, soit chez des personnes vivantes rencontrées -souvent des convertis-, soit dans la grande diversité des différents ordres religieux chrétiens, soit dans des peintures de saints, soit dans une projection de film. Ce fut le cas avec la présentation récente d'un film sur les moines contemplatifs de la «Grande chartreuse », intitulé Le grand silence. Les visages de ces différents moines rayonnaient, chacun d'une manière particulière, pour exprimer leur joie intérieure. Le spectacle de moines bouddhistes, dans des peintures ou gravures, présente aussi une belle expression de joie, mais leur caractère commun d'immobilité, me semble refléter davantage le sourire de Bouddha que des expressions personnelles spécifiques. La parcelle de divinité, propre à chaque contemplatif chrétien, c'est l'épanouissement de son humanité authentique, dans sa participation originale à la vie divine éternelle. Cette dernière peut commencer dès maintenant. François Varillon5. Un être qui n'est pas donné, largement programmé, à la différence des autres animaux, mais à construire, dans une libre concertation avec son Dieu. s'attarde sur cette considération. Il souligne que le propre de l'espèce humaine, c'est d'être à la fois : animale et dotée d'une vocation divine
- Cette évolution s'opère dans le temps, mystérieusement lié à l'éternité. Dans le quotidiens, au fil de nos actes, tout ce qui est créé dans l'ordre de la vérité, l'amour, la beauté... s'inscrit désormais, dès aujourd'hui, dans l'éternité. Cette dernière n'est pas assimilable à nos musées, qui savent conserver les trésors humains pour les générations à venir ; elle serait plutôt comparable à un nouveau jardin d'Eden, dans lequel la croissance se poursuit sans limites.
- Ainsi, ces actes authentiquement spirituels, accomplis avec la médiation consentie du Dieu fait Homme, nous introduisent
par l'Esprit dans la communion Trinitaire. C'est l'image du souffle et du baiser de l'Esprit qui fonde l'unité propre de ce Dieu, à la fois unique et trinitaire. Car le Dieu chrétien ne se
réduit pas à un être solitaire recourbé sur lui-même ou dilué dans tout l'univers. Il se donne et se renouvelle incessamment dans la fécondité d'une communion parfaite. C'est
le miracle de l'amour dont la banalité des mots s'avère trop faible pour exprimer, sans anthropomorphisme, cette réalité extraordinaire.
La conversion chrétienne : une évolution choisie
L'évolution manifestée par Augustin, au cours de sa quête persistante, l'a conduit jusqu'au sommet de la contemplation. Je la considère exemplaire, non pas à cause de ce dernier caractère (très lié à l'ardente curiosité de son intelligence profonde), mais en raison d'une rupture suivie de changements radicaux, survenus progressivement dans sa personne intime ; ce que l'on appelle communément conversion.
Les traits évoqués plus haut, je les ai rencontrés, de façon saillante, chez d'autres convertis, notamment dans mon entourage proche, issus de différents milieux (marxiste, franc-maçon, musulman). Les changements opérés en eux ont perduré, à des degrés divers, durant toute leur l'existence. Ces existences, fécondées par la semence évangélique, étaient désormais essentiellement animées par le souffle de l'Esprit, à l'image des premiers chrétiens.
Ces remarques m'orientent, en forme de conclusion, vers une méditation paisible et jubilatoire : seule l'espèce humaine dispose d'une telle capacité de transformation. Cette dernière n'est pas imposée par une programmation largement innée, comme ailleurs chez les autres animaux. La science nous a appris que l'homme a considérablement évolué au cours des siècles : modifiant son milieu de vie d'une façon significativement exceptionnelle, au sein des vivants. Mais nous avons constaté qu'il détient aussi le pouvoir d'agir sur sa propre personne pour la transformer, en relation avec son environnement, et notamment avec les autres hommes, ses interlocuteurs. Transformations physique, psychologique, spirituelle.
Au cours des siècles, nous avons découvert que ces actions transformantes répondaient de moins en moins à des besoins primaires, pour satisfaire à d'autres désirs, d'un ordre jugé supérieur. Surtout, nous savons que certaines de ces transformations affichent un caractère de gratuité totale, au point que l'homme peut accepter de s'exposer à de graves périls (souffrances, mort) pour satisfaire ses propres désirs. Les objectifs visés peuvent correspondre au désir de connaître : chez des chercheurs (ex. ceux qui testent sur eux l'efficacité d'un nouveau vaccin) ou de créer (ex. : artiste mort dans la misère, tel Van Gogh), ou de défendre des valeurs générales, patriotiques, philosophiques, religieuses (ex : les résistants durant la dernière guerre mondiale)... Dans tous ces cas, l'engagement dépend d'une libre décision de l'homme ; engagement affiché face à ses interlocuteurs humains. Cependant, la liberté de l'option prise peut aussi déboucher sur des effets moins réjouissants. Aujourd'hui, nous redoutons que l'évolution choisie s'accompagne d'effets destructeurs, dans différents domaines (biologique, planétaire...).
L'engagement dans l'aventure spirituelle, nous l'avons vu, requiert, comme pour les autres aventures, une libre décision de la personne. De plus, il suppose aussi la désappropriation profonde de son moi ancien, afin de pouvoir libérer l'être potentiel en attente de vie éternelle. Cet engagement individuel intime, émergeant au niveau de la conscience, prend forme perceptible face aux autres interlocuteurs humains. Mais surtout, c'est face à l'Interlocuteur suprême, commun à tous les hommes, que cet engagement pourra saillir, comme une réponse, forte et irréversible. Dès lors, cette évolution, plus ou moins lumineuse ou obscure, s'accomplit avec l'accompagnement mystérieux de Dieu, que cette aide soit reconnue, explicitement ou pas.
Quelle que soit l'importance de l'évolution spirituelle considérée, ce spectacle nous émeut et nous remplit d'admiration ; une admiration qui prolonge et amplifie encore celle que nous éprouvons devant l'évolution naturelle du bébé transformé en homme adulte. Car, dans le domaine spirituel, il s'agit d'une évolution sans limites. C'est la sortie du monde de la dissemblance, de la division de la personne, pour pénétrer, éclairé par une nouvelle lumière, dans un univers en voie de réconciliation, mieux accordé avec sa personne profonde et avec celles des autres, selon un processus qui dépasse notre entendement. « La vie spirituelle nous introduit de commencement en commencement, vers des commencements toujours nouveaux » (Grégoire de Nysse).
1 - Boyer F., Les Aveux, P.O.L, 208
2 - Edelmman, E, Jésus parlait araméen, à la recherche de l'enseignement originel », 2005, Ed. du Relié, 2e tirage.
3 - Lenoir F., Le Christ philosophe, Plon, 2007
4 - Malraux A., La tentation de l'Occident, N.R.F. 1926
5 - Varillon F., Joie de croire, joie de vivre, préface de R. Rémond, 8° tirage, 2007
6 - Zundel M. Un autre regard sur l'homme, Sarment, Ed. du Jubilé, 2° tirage, 2006