Lorsque les tout-petits nous convertissent
Les personnes fréquentant de par leur travail ou leurs liens familiaux des personnes ayant un handicap mental, une maladie d'Alzheimer ou tout simplement des personnes très âgées peuvent pressentir le sens des paroles de Jésus : « Béni sois-tu, Père, d'avoir caché ces choses aux sages et aux savants, et de les avoir révélé aux tout-petits ».
À l'encontre des qualités mises en exergue par le siècle comme la beauté, l'efficacité, le pouvoir, la richesse, l'importance, et bien d'autres, ces personnes témoignent, dans leur laideur (parfois), leurs dépendances et leurs pauvretés (toujours), d'une fécondité qui les dépasse car elles laissent entrevoir l'immense mystère de la vie qui les habite lorsque seules les valeurs du cœur occupent la totalité de leur humanité. Il ne leur reste QUE cela oserai-je dire alors que bien souvent on ne rencontre MÊME PAS cela dans certaines relations, professionnelles en particulier.
Côtoyer ces personnes, que tout au long de ces lignes j'appellerai les tout-petits, permet d'expérimenter ce qui par ailleurs est une réalité de foi : tout être humain aussi pauvre soit-il est source de vie. Dans la dépendance dans laquelle il se trouve, dans l'incapacité qu'il a de se débrouiller seul, il n'est tendu que vers l'amour, la relation, l'amitié ; il ne vit que pour les valeurs de cœur. Le désir de Dieu si bien exprimé dans le Magnificat est de détrôner les puissants et d'élever les cœurs brisés. Nous sommes là au cœur du message des Béatitudes : « Bienheureux, heureux, aimé de Dieu, le pauvre en esprit, celui qui pleure, celui qui a faim et soif de justice, le pur de cœur, celui qui cherche la justice, le persécuté ».
Lorsque la mémoire fait défaut ou les forces décroissent, la capacité d'aimer reste entière ; or c'est l'amour qui est la vie, qui donne vie, qui transmet la vie.
Nous permettre de choisir la vie et ce qui fait vivre (Deutéronome 31,19), les moments gratuits, les petits plaisirs et les petits bonheurs, fait sans doute partie des fruits que nous apportent ces tout-petits. Au lieu de vouloir tenter vainement de prolonger sa jeunesse après sa jeunesse, ils nous tournent vers l'avenir et nous invitent à dire : « Aujourd'hui n'est pas le dernier jour de ma jeunesse, mais bien plutôt le premier jour de la vie qui me reste ! » Cette formule n'a rien de morose, bien au contraire : ils sont source de vie par les choix radicaux auxquels ils nous provoquent.
Chez les tout-petits, le sentiment d'inutilité est fréquemment exprimé. Or, dans la vie bien des choses sont inutiles : la réussite, la vertu et même le bonheur. La vieillesse et le handicap ne sont pas plus inutiles que le reste, au contraire, mais l'efficacité est trop souvent confondue avec l'utilité alors que nous sommes appelés à la fécondité qui n'a nul besoin de zèle, de force ni de dynamisme intellectuel et physique. Les lys des champs seraient-ils inutiles ?
Je crois que ces tout-petits sont en fait des révélateurs de notre propre humanité, de notre capacité ou in-capacité à la véritable relation, celle qui ne repose pas sur ce que l'on pourrait faire ensemble mais sur l'être ensemble. Vivre quotidiennement à leurs côtés met à jour tout autant nos capacités de haine, de colère et d'impatience que nos capacités de tendresse. Dans leurs fragilités, dans leur confiance, ces personnes éveillent ce qu'il y a de plus divin en nous, tout en nous faisant prendre conscience de nos duretés et de nos blessures. C'est en cela que leur présence peut devenir lieu d'épreuve. L'ennemi n'est jamais très loin lorsque l'autre me dérange, me déplace. Il devient la personne qui met ma liberté en danger et que je ne supporte plus. Les paroles de Jésus sont alors à recevoir non comme un commandement mais comme une promesse. Promesse de l'Esprit donné pour convertir notre cœur de pierre en cœur de chair, pour nous donner un cœur nouveau afin d'aimer comme Dieu nous aime.
Si leur présence est lieu d'épreuve il devient aussi lieu du consentement à nos propres pauvretés dans le don qu'ils nous font de s'accepter pauvre, petit, fragile, sans être en permanence le sauveur du monde. Les tout-petits nous donnent le droit d'être nous-mêmes avec nos limites et nos dons lorsque nous les acceptons nous-mêmes dans leur droit d'exister dans la réalité de leur être.
À leurs contacts nous sommes conviés au « faire vérité ». Celle qui nous permet de reconnaître en acte dans ces personnes les plus faibles la présence de Dieu en train de guérir en convertissant en nous les valeurs d'efficacité et d'acquisition, y compris d'acquisition du pouvoir en vue du bien à accomplir. C'est dans la relation, dans l'entre-deux que l'Esprit présent nous unit au Père, en frères, et que nous rejoignons alors le désir de Dieu : la communion. « Qu'ils soient un comme le Père et moi sommes un ».
À la suite du Nazaréen œuvrant dans toutes les situations de brisure et de cassure, nous croyons que le Christ est vivant et proche de ceux qui souffrent et que là surgit une espérance pour notre monde. C'est de Sa souffrance sur la croix, brisé, qu'a jailli la Vie. Nous croyons à un Dieu qui s'est rendu pauvre parmi les pauvres et qui à travers toutes les situations où l'homme est humilié et rejeté veut apporter la vie.
Et pour finit, je citerai Jean Vanier, fondateur de l'Arche : « Si nous accueillons le pauvre, si nous osons quitter nos sécurités pour marcher main dans la main avec Jésus, main dans la main avec le pauvre, nous découvrons la vie avec beaucoup d'autres ».
Quelle conversion !