Fragments d'un itinéraire personnel
La formule lapidaire de Régis Debray selon laquelle "Dieu n'existe pas", je la prononçais autrefois moi aussi, avec certitude; c'était avant 1974 ou 1975. J'avais même, à partir de l'idée traditionnelle d'une certaine théologie sur "le Dieu des philosophes et des savants", tenté une démonstration de "l'impossibilité" de l'existence de ce Dieu : ses attributs seraient, par exemple, d'être à la fois "Toute Justice" et "Toute Bonté". Or la Bonté absolue implique le Pardon ; mais la Justice distributive, elle, implique que chacun reçoive selon ses mérites ou ses démérites. D'un côté, tout doit être pardonné. Mais, de l'autre, il y a du punissable, de l'impardonnable. Cela se contredit. L'idée de Dieu serait donc en elle-même contradictoire; d'où l'impossibilité de l'existence d'une telle réalité contradictoire.
A partir des années 1974-1975, sans devenir croyant, j'ai commencé à m'intéresser à ce qui est mal explicable par le rationalisme athée ; par exemple les phénomènes de prémonition. Disons qu'à partir de là, j'ai eu une ouverture au spirituel. Mais là encore sans devenir du tout "chrétien". Comme beaucoup de gens actuellement en France (par exemple André Comte-Sponville), j'ai fini par avoir, à l'époque, une attirance pour une forme de bouddhisme, c'est à dire une philosophie religieuse athée.
A la même époque cependant, Balzac, avec son roman Louis Lambert, m'a amené à lire avec la plus grande attention un auteur protestant visionnaire, Emmanuel Swedenborg. On sait qu'il a aussi influencé Baudelaire (le sonnet "Correspondances") et William Blake. Par Swedenborg et son livre Le Ciel et ses merveilles, et l'Enfer, j'avais donc accès à un enseignement incontestablement chrétien. Avec une prise de distance un peu plus grande, mais également avec beaucoup d'intérêt, je lisais aussi plusieurs livres de Rudolf Steiner, un pédagogue, un précurseur et un théoricien de l'agriculture biologique, un francophile, mort en 1925, et qui avait eu le temps de se faire détester par les nazis. Là aussi, il s'agissait d'un enseignement chrétien, même s'il différait de ce qui est accepté ordinairement par la majorité des chrétiens. En ce qui me concerne, le livre de Rudolf Steiner intitulé "Quatre Imaginations cosmiques d'Archanges" m'avait beaucoup apporté. Bien sûr, tout cela se bousculait un peu à l'intérieur : le bouddhisme athée cadrait mal avec deux auteurs chrétiens et ces deux auteurs eux-mêmes se contredisaient, par exemple sur la question des "vies antérieures", considérées comme un progrès dans l'initiation par R. Steiner, mais comme une illusion pernicieuse par Swedenborg.
En 1981, je demeurais à Montmartre et, préoccupé à l'époque par ce que l'on nomme "la Géographie sacrée", j'avais l'idée de réaliser un livre en coopération avec un photographe : écrire, pour ma part, un certain nombre de textes sur des photographies de Monuments de Paris. Cette coopération avait abouti notamment à une très belle photographie d'une pierre sculptée qui figure sous les pieds du Christ du Pilier central du Porche central de Notre-Dame de Paris : la Sagesse, sous la forme d'une femme assise sur un Trône, et tenant devant elle une Echelle avec neuf barreaux. Dans sa main droite, elle tient deux livres, l'un ouvert, symbolisant le sens manifeste, et l'autre fermé, derrière le précédent, et symbolisant sans doute un autre sens, à découvrir par ceux qui cherchent le Vrai. Dans sa main gauche, un sceptre, dont la pointe va toucher les nuages et donc le Ciel, où touche la tête de la Femme en Majesté assise sur son Trône. Les doigts de la main gauche de la Femme sont dirigés vers la terre, pour y faire venir sans doute l'énergie du Ciel où le sceptre touche. Cette figuration renvoie à un passage célèbre du chapitre 2 du Livre premier de "La Consolation philosophique", du philosophe Boèce (né environ en 480, mis à mort en l'an 525 après J.C. par le Roi Théodoric, dont il avait pourtant été l'ami et le ministre).
Une nuit, en rêve, je descends de Montmartre vers la Seine, du côté de l'Hôtel de ville. Arrivé près de la rive du fleuve, je ressens un énorme sentiment de surprise, car la Cathédrale de Paris n'est plus là ! Je traverse la Seine, je m'approche, et, là où était la Cathédrale, il y a une très grande sculpture représentant Marie, qui tient l'Enfant Jésus dans ses bras et est assise sur un âne. Dans le rêve, la direction suivie par l'âne me semblait avoir de l'importance. J'ai compris plus tard qu'il s'agissait d'une représentation de la Fuite en Égypte. J'ai, dans le rêve, un très grand sentiment de réalité à propos de la personne de Marie et à propos de la personne de l'Enfant. Et, toujours dans le rêve, une voix me dit : "II ne faut pas tant aimer les Bâtiments".
J'ai été "saisi" par cette phrase; comme si quelqu'un qui me connaissait bien s'était adressé à moi pour me réorienter. Je me suis senti "connu" de l'intérieur : mon projet de faire photographier "des Bâtiments", d'écrire sur ces Monuments, de publier un livre, tout cela était compris, et critiqué. Ce ne sont pas "les Bâtiments" qu'il faut aimer. A la place de la Cathédrale tant célébrée par Victor Hugo, on me montrait une Femme vivante, tenant son Enfant dans ses bras, et, pour protéger cet Enfant, fuyant vers l'Egypte sur un âne.
Ce rêve, qui, sur le moment, n'a pas fait de moi un chrétien, m'avait tout de même donné un très fort sentiment de réalité à propos des personnes de Marie et de Jésus Enfant. J'ai tenu compte de ce qui m'avait été dit dans le rêve ("Il ne faut pas tant aimer les Bâtiments") en abandonnant peu après le projet de livre de célébration des Monuments que nous voulions réaliser en coopération, le photographe et moi. Par ailleurs, j'ai dit que, dans le rêve où, à ma propre surprise, une grande sculpture remplace la Cathédrale, la "direction" dans l'espace indiquée par l'âne sculpté me semblait avoir de l'importance. Si l'on "remplace" mentalement Notre-Dame de Paris par une grande sculpture, cette sculpture sera orientée elle aussi Est-Ouest. On pourrait dire qu'en accord implicite avec cette orientation, j'ai décidé de quitter Paris "vers l'ouest", et de demander ma mutation, sinon vers la Bretagne, du moins pour Angers, ce que j'ai obtenu.
Le prochain fragment d'itinéraire nous situe quelques années plus tard, à la fin du mois de juin de l'année 1984. Je demeurais donc à Angers mais j'étais encore, comme on va voir, "extérieur" au christianisme. En effet, un jour que je faisais, avec la maman de mon fils, une sorte de travail d'éclaircissement sur le vocabulaire de la spiritualité, j'en étais venu à considérer les uns après les autres, dans un dictionnaire, les mots du vocabulaire chrétien. Je me sentais comme un ethnologue devant les croyances d'une tribu lointaine ; je comprenais la logique interne de tout cela, mais je n'y adhérais absolument pas moi-même et je me souviens avoir dit : "Mais comment peut-on demander aux gens de croire cela ?".
Cependant, ce caractère "non croyable", pour moi, de cet ensemble d'idées, ne provoquait pas l'ironie, ou la dérision. Non ; peut-être à cause de tout ce que j'ai raconté précédemment, j'avais dû être "travaillé" en profondeur et comme à mon insu par la représentation chrétienne du monde et j'étais plutôt "navré", "affecté" de ne pas pouvoir comprendre. Navré au point de me mettre à pleurer; oui, pleurer, et de dire : "C'est une compréhension qui m'est refusée".
A peine avais-je dit cela que je perçus un mouvement descendant qui traversait la pièce de haut en bas avec une certaine rapidité et depuis une zone du plafond que je pourrais indiquer avec précision et même cercler de craie ou autrement (comme avait fait chez lui à Montmartre, rue Ravignan, le poète Max Jacob, à la suite de circonstances un peu du même ordre). Je signalai ce qui venait de se produire, en quelque sorte derrière son dos, à la maman de mon fils, qui, elle-même, n'avait rien perçu de cela. Du fait de cet événement étonnant, je n'étais plus dans les larmes. Mon attention vient alors sur le dictionnaire ouvert où figurait un mot du vocabulaire chrétien à propos duquel j'avais manifesté juste auparavant mon incompréhension navrée. Et je ressens qu'il n'y a plus de "barrière" en moi; je dis, étonné : "Mais je comprends !". Et je commence à expliquer. En quelques instants, le mystérieux "mouvement descendant" m'avait fait passer de "l'extérieur" à "l'intérieur" du christianisme. J'avais exprimé comme une prière involontaire : "Cette compréhension m'est refusée. Si possible, qu'elle ne me soit plus refusée". Ou quelque chose de cet ordre. Et la compréhension demandée comme à mon insu ne m'a pas été refusée. J'avais fait l'expérience de ce que j'essaie de nommer en employant les mots : "Grâce descendante et donnant la compréhension".
Très peu de temps après cela, je me suis mis à lire une partie de la Bible que je ne connaissais pas, Les Actes des Apôtres, parce qu'il me semblait que c'était là qu'était racontée une autre expérience de "Grâce descendante", celle qui est nommée "la Pentecôte", Alors que jadis, vers mes dix-huit ans, je lisais la Bible en voltairien ironique,
en "mécréant", en recherchant ce qui me semblait être des contradictions ou des incompatibilités, là, dans le récit de l'Évangéliste Luc (j'avais appris que c'était lui qui avait rédigé les Actes des Apôtres), tout me semblait avoir un très fort "coefficient de réalité". Les descriptions de la tempête, du naufrage du bateau (Actes des Apôtres, XXVII, 9 à 44) me faisaient me dire à moi-même : mais il y était ; on le voit bien, il décrit ce qu'il a vu, ce qu'il a vécu. C'est réel.
Il faut que je revienne un peu en arrière. Vers le mois de mars ou d'avril 1984, j'ai trouvé un jour dans mon casier de professeur au Lycée Chevrollier, un mot, assez mal écrit, mal déchiré, non signé et qui disait : "Lisez Dialogues avec l'Ange. Les quatre Messagers. Gitta Mallasz. Éditions Aubier". J'ai conservé encore aujourd'hui ce mot, mais je ne sais toujours pas qui l'avait ainsi déposé pour moi dans mon casier (il y a plus de deux cents professeurs dans ce grand Lycée angevin). C'était sans doute quelqu'un qui avait observé que je m'intéressais vivement aux questions d'ordre spirituel, et qui, comme a dit un jour un ami, "me voulait du bien". Toujours est-il que je suis allé rapidement à la Librairie où j'achetais ordinairement mes livres. La vendeuse, qui connaissait aussi un peu mon attirance pour ce genre de sujets, m'a dit : "Oui, c'est un livre qui va vous intéresser". J'ai voulu l'acheter mais il n'y avait plus d'exemplaire en magasin. J'ai donc passé commande.
Je suis revenu quelques semaines plus tard ; toujours rien. J'ai renouvelé ma commande. Et ainsi de suite, plusieurs fois, à l'étonnement de la vendeuse. Finalement, après la fin du mois de juin et mon expérience de Grâce descendante, le livre arrive. J'étais donc, entre temps, devenu chrétien. Et le livre de Témoignage recueilli par Gitta Mallasz m'a atteint avec toute sa force et son intensité. Il est très vraisemblable que cela n'aurait pas été le cas si je l'avais lu alors que j'étais encore "à l'extérieur" du christianisme et "ne comprenant pas".
Le livre m'a tellement plu que j'ai voulu poser quelques questions à l'auteur ; j'ai donc écrit à Gitta Mallasz, aux bons soins de l'Éditeur. Ce dernier a transmis et quelque temps plus tard, j'ai reçu une lettre très chaleureuse de Gitta Mallasz (aujourd'hui décédée). Elle me recommandait de ne communiquer son adresse (dans un petit village de Lozère) absolument à personne. Elle répondait à certaines de mes questions, avait même dessiné pour moi un schéma explicatif comme il y en a plusieurs dans son livre ; et elle ajoutait que je trouverai réponse au reste de mes questions dans un ouvrage qui allait paraître à l'automne et qui s'intitulait : "Les Dialogues tels que je les ai vécus".
A l'automne, j'ai dû être l'une des premières personnes à lire cet ouvrage dont je guettais la parution. Je l'ai lu, et, là, assez forte déception. D s'agissait d'une sorte d'introduction pédagogique à la lecture des Dialogues. Or, suite à mon expérience vécue de "compréhension" donnée, j'avais vraiment ressenti avec une très grande intensité la force de ce livre et je n'avais pas besoin d'une introduction pédagogique alors que, me semblait-il, j'avais reçu comme en plein cœur ce qui était dit dans cet ouvrage, traduit aujourd'hui en de nombreuses langues. Cependant, une anecdote figurant dans ce petit livre avait retenu mon attention : un jour, les Dialogues avec l'Ange étant encore à l'état de manuscrit, un jeune franciscain avait feuilleté ce manuscrit (qui était sur une table ou une commode dans l'entrée ou dans le salon) chez une amie de Gitta Mallasz. Et lui aussi avait été saisi par l'intensité de ce qui était dit il parla un peu avec Gitta Mallasz et lui demanda peu après la faveur de pouvoir lire avec elle, à voix haute, un entretien par semaine. Gitta Mallasz accepte et ces lectures commencent. Au bout de plusieurs semaines, quelque chose l'intrigue : l'extrême ponctualité du franciscain en ce qui concerne le début de ces lectures. Elle l'interroge à ce sujet. Ce dernier ouvre de grands yeux et lui dit : "Comment ? Vous n'avez pas su ?". il faisait allusion au fait qu'un grand nombre des 88 "Entretiens avec l'Ange" qui composent cet ouvrage ont lieu le vendredi après-midi. Et il dit que le Christ est mort un vendredi après-midi, vers quinze heures, et qu'à cette heure-là, chaque vendredi, une Onde de Bénédiction se répand dans toute la Création. Gitta Mallasz était déjà chrétienne au moment de ces "Entretiens", mais ni elle ni ses trois amis juifs (Hannah, Lili, et le mari d'Hannah) n'avaient accordé de sens à ce fait que la majorité des Dialogues débutaient en effet le vendredi dans l'après-midi. Aucun des quatre "Messagers" et moi non plus, alors que je croyais avoir reçu le message dans toute sa force.
Cependant, ayant lu cette anecdote, une impression un peu étrange s'installa en moi. Je finis par demander à ma compagne si elle se souvenait du jour précis où nous avions travaillé à deux sur le vocabulaire de la spiritualité, et où j'avais pleuré parce que j'avais l'impression que la compréhension du christianisme m'était refusée. Quelques jours plus tard, après avoir retrouvé les notes qu'elle avait prises lors de ce travail, elle me donna la date : c'était le vendredi 29 juin. Nous avions commencé ce travail d'éclaircissement à deux vers 14 h 30. Et donc c'était aux environs de quinze heures que la compréhension du christianisme m'avait été donnée. De ce jour, bien sûr, je suis devenu, pourrait-on dire, indéracinablement chrétien.
J'avais gardé le contact avec Paul Ricœur, dont j'avais suivi les cours à la Sorbonne dès 1959 et sous la Direction duquel j'avais soutenu mon Diplôme d'Études Supérieures de philosophie en 1962 avec le sujet :"La Critique de la raison pure et la dialectique". Par lettre, je lui ai raconté un jour un peu en détail ce qui m'est arrivé ce vendredi 29 juin à 15 heures, ainsi que les circonstances qui avaient précédé. Voici ce qu'il m'a répondu :
« Je suis ravi de reprendre contact avec vous après toutes les tribulations intellectuelles et spirituelles dont vous me parlez. Quel chemin parcouru en effet depuis votre diplôme d'études supérieures !... Mes vœux vous accompagnent sur le chemin que vous avez pris depuis 1984. Les années antérieures ne sont pas perdues. Elles sont intégrées après coup au tournant de votre vie. Très cordialement à vous, Paul Ricœur » (Lettre du 1er août 1990).
Et en effet, je ressens encore aujourd'hui la grande pertinence de l'expression employée par Paul Ricœur : "au tournant de votre vie". Et je souhaite à tout être humain de connaître un jour une expérience de Grâce du même ordre.