Parentalité d'aujourd'hui

Publié le par Garrigues

 
On assiste aujourd'hui à un de ces balancements de l'Histoire qui ne s'expliquent pas toujours très rationnellement. Depuis un quart de siècle - contraception et avortement sont là pour le manifester - l'enfant est devenu secondaire par rapport à la vie se voulant harmonieuse d'un couple ; il n'est plus en tout cas un aboutissement "naturel" de l'amour partagé. C'est même au nom de l'amour - conjugal ou non - que l'on a estimé juste et nécessaire de réduire les "risques" de naissances, non plus seulement d'un excès de naissances, mettant en péril la viabilité matérielle d'un couple, mais contre tout tiers introduit dans sa vie. Il existe toute une série d'expressions symptomatiques pour rendre compte de cette rupture : tomber enceinte, l'enfant-accident...

Au-delà du siècle des Lumières, qui aurait accéléré la découverte de l'enfant et laissé s'épanouir l'amour conjugal et parental, par-delà une ère de l'enfant-roi, dans le cocon familial, depuis l'année symbolique 17621 jusqu'aux années soixante du XXe siècle, on peut remarquer que le XVIIe siècle déjà sacrifiait, sous d'autres prétextes, l'enfant à l' "amour" entre les parents. Bon nombre de confesseurs admettaient la mise en nourrice d'un tout petit enfant, sorte d'I.V.A.M. (Interruption Volontaire d'Allaitement Maternel), pour permettre au mari de retrouver avec son épouse une sexualité interrompue depuis l'accouchement et qui durait souvent autant que la mère allaitait. Ils toléraient cette interruption, en dépit des dangers connus ou imaginés pour le nourrisson. On croyait, en effet, qu'une nouvelle grossesse empoisonnait le lait et pouvait porter tort à l'enfant à la mamelle ; d'où l'obligation faite aux nourrices professionnelles de déclarer leur éventuelle grossesse aux parents de l'enfant qui leur avait été confié. Et cette interruption de l'allaitement se justifiait non pas pour la simple satisfaction érotique du couple, mais pour des raisons éminemment morales : éviter que soit mis en péril le salut du mari (ou à l'occasion, de la femme, mais c'est un cas de figure habituellement non exprimé), parce qu'une trop longue continence aurait pu l'amener à pécher, seul ou avec une autre partenaire que sa légitime, masturbation ou adultère étant des péchés mortels. C'était une autre forme d'individualisme : mieux valait sauver l'âme du parent ou des parents que le corps d'un enfant de toutes façons "sauvé" puisque baptisé à la naissance et n'ayant pu pécher depuis.

Aujourd'hui, parallèlement à ce repliement du couple sur lui-même, les relations passionnelles, plus ou moins orageuses, entre l'homme et la femme semblent progressivement passer de mode, au profit d'une "amitié", une connivence, érotisée sans doute, mais plus (provisoirement) confiante que passionnée. Madame Élisabeth Badinter - qui n'a pas toujours eu, sur l'histoire des relations intrafamiliales, une suffisante prudence critique2 - a fait à ce sujet des analyses pertinentes dans L'un est l'autre (1986), lorsqu'elle écrit : « L'absence de réciprocité nous détache et nous ne pouvons plus nous morfondre longtemps dans un amour non-partagé ». Un sentiment puissant mais non-réciproque, c'était pourtant la définition même de l'amour dans l'Introduction à la vie dévote de François de Sales (1609) aussi bien que dans L'Astrée, roman pastoral best-seller d'Honoré d'Urfé, publié entre 1607 et 1627. Cet "amour" sans retour était opposé à l'amitié considérée comme le sentiment idéal, non seulement parce qu'il était réciproque, mais encore parce qu'il était, au moins partiellement, assez nettement désexualisé, ou disons sublimé. Il n'est pas rare d'entendre de jeunes femmes se plaindre, non plus de "harcèlement sexuel" de la part de leur mari, comme ça avait pu être le cas de leurs grands-mères ou arrière-grands-mères (avant la contraception, il est vrai), mais de négligence sexuelle.

Le XVIIIe siècle a vu le couple humain renforcé par l'intégration de la sexualité au mariage, qui n'était plus dès lors la simple conjonction de deux fortunes ou de deux misères, mais une union désirée, et où l'enfant trouvait place comme un aboutissement de ce désir.

Le XXIe est-il en train de procéder à un retour en arrière avec une totale autonomie du sexuel par rapport à toute idée d'union stable (mariage ou concubinage durable) ?

Marcel BERNOS

 

1 - Ce n'est pas une date arbitraire, mais l'année de la publication de L'Émile, ou de l'éducation, de Jean-Jacques Rousseau, qui a incontestablement inauguré une ère nouvelle dans histoire de l'éducation. Un exemple, l'allaitement maternel qui n'était plus de mode, le redevint après lui, avant la fin du siècle, comme l'attestent maints témoignages, dont celui du voyageur anglais Arthur Young.
2 - Cf. L'amour en plus : histoire de l'amour maternel (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Flammarion, 1980

Publié dans Signes des temps

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R
Bien que l'article de MBernos dise des choses très intéressantes sur l'amour conjugal et l'amour de l'enfant, je tombe des nues en lisant l'introduction...<br /> J'ai trois enfants, et avec ma femme nous avons pratiqué une forme de contraception "non-naturelle", non pas pour éliminer ou diminuer un risque, mais réellement pour choisir d'avoir les enfants que nous voulions avoir, quand nous voulions les avoir. Aucun n'a été considéré comme non-désiré, bien que l'un d'eux soit arrivé un peu "par surprise". Derrière ce texte, je reconnais quand même un relent du vieux rejet de la régulation des naissances pour des raisons que je suis obligé de reconnaître comme un manque de maturité dans l'institution ecclésiastique catholique, gouvernée totalement par des célibataires - càd des gens qui se trouvent par principe incompétents pour juger de cette matière. Merci, et à bientôt!
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