Si Judas avait été Juda... (3)
Un seul baiser eût tout changé…
Cet article est le deuxième d'une série de trois ; pour lire le premier, cliquer ICIVers la solution finale
Et le Juda de la Genèse, le fils de Jacob, le frère de Joseph, est bien celui qui dit à ses frères : quel profit y
aurait-il à tuer notre frère et couvrir son sang ? Venez, vendons-le aux Ismaélites, mais ne portons pas la main sur lui : il est notre frère, de la même chair que nous
(Genèse 37,26-27). Le texte ajoute : et ses frères l'écoutèrent.
Or, on sait le parallélisme qui a toujours été fait entre Joseph et Jésus et si on lit l’histoire de Joseph dans le livre de la Genèse on se rend
bien compte qu’il est, en effet, un précurseur de Jésus, même si c’est Juda qui est, qu’on le veuille ou non, l’ancêtre de Jésus par le sang. De plus, on fait quelquefois remarquer en souriant
que Jésus est Yeshou‘ah, patronyme dont la valeur est 58, et que Joseph, son précurseur est Yosseph, dont la valeur est 57… 58 moins 1 ! Faut-il vraiment en
sourire ?...
Mais on remarque :
- que Juda dit cela pour sauver Joseph d’une mort certaine, jeté qu’il a été dans une citerne vide d’eau, en plein désert.
- qu’il n’est pas évident du tout que le texte affirme que Joseph a été vendu par ses frères, contrairement à ce qu’on pense généralement.
En effet, il est écrit : Or des gens passèrent, des marchands madianites, et ils retirèrent Joseph de la citerne. Ils vendirent Joseph aux Ismaélites pour vingt sicles d'argent et ceux-ci le conduisirent en Égypte. Lorsque Ruben retourna à la citerne, voilà que Joseph n'y était plus ! Il déchira ses vêtements et, revenant vers ses frères, il dit : « L'enfant n'est plus là ! » (Genèse 37,28-30, selon la Traduction Œcuménique de la Bible).
Le ils qui se répète représente-t-il les frères – version que la tradition a transmise – ou les madianites ? Si ce sont les frères de Joseph, on comprend mal pourquoi ils le retirent de la citerne quand passent des madianites pour le vendre ensuite à des ismaélites… dont le texte n’a rien dit auparavant !
Mais on comprend mal – aussi – pourquoi il est écrit en Genèse 37,36 : les madianites l’avaient vendu en Égypte à Potiphar, puisqu’ils sont censés l’avoir vendu aux Ismaélites, quand ils étaient à Sichem…
En Genèse 45,4-5 Joseph lui-même évoquera devant ses frères le fait qu’il a été vendu en Égypte et leur dira : que votre colère ne s’allume pas contre vous-mêmes parce que vous m’avez vendu ici. Malheureusement, ces deux affirmations contredisent le texte de Genèse 37, car Joseph y est censé avoir été vendu à Sichem !
Mais voilà pourquoi, à partir de deux textes ambigus – dans le Premier et le Nouveau Testaments – les Juda(s) ont depuis des millénaires une solide réputation de traître… Et ces deux Juda(s) sont de la terre de Juda : ils sont ce qu’il y a de plus juif parmi les juifs.
C'est donc à partir de ces deux éléments que commence la dérive et que se met en marche le véritable engrenage satanique :
- ces deux Juda(s) ne sont pas des exceptions : le juif est toujours le juif, prêt à tout pour de l’argent.
- proposition humanitaire de Juda à ses frères, baiser de Judas à Jésus : même traîtrise, même hypocrisie.
- Juda(s) c’est Iéhoudah, le juif, et le crime des crimes de Judas – et du juif en lui, le plus juif des juifs, le plus iéhoudah des iéhoudim – c’est
d’être né, comme les évangiles le font dire à Jésus…
Même Paul, bien qu’hébreu fils d’hébreux, y va de son attaque en règle, liée à un élément précis – la prédication aux païens – mais qui a été sortie maintes fois de son contexte (comme, en particulier dans la série de documentaires télévisés La naissance du Christianisme) pour être généralisée : Car vous vous êtes mis, frères, à imiter les Églises de Dieu dans le Christ Jésus qui sont en Judée : vous avez souffert de la part de vos compatriotes les mêmes traitements qu'ils ont soufferts de la part des Juifs ; ces gens-là ont mis à mort Jésus le Seigneur et les prophètes, ils nous ont persécutés, ils ne plaisent pas à Dieu, ils sont ennemis de tous les hommes quand ils nous empêchent de prêcher aux païens pour leur salut, mettant ainsi en tout temps le comble à leur péché ; et elle est tombée sur eux, la colère, pour en finir.(1e aux Thessaloniciens 2,14-16)
Alors la conclusion s’impose : la race de Juda(s) doit mourir, car les juifs sont ennemis de tous les hommes.Et après des siècles de ségrégation, d’expulsions et de pogroms, on en arrive à ces phrases effroyables : Il ne peut pas y avoir deux peuples de Dieu ; nous sommes le peuple de Dieu, ces mots décident de tout. C’est la réalité toute simple et qui ne supporte même pas la discussion. Deux mondes s’affrontent : l’homme de Dieu et l’homme de Satan ; le juif est la dérision de l’homme, le juif est la créature d’un autre Dieu. Il faut qu’il soit sorti d’une autre souche humaine. C’est un être étranger à l’ordre naturel, un être hors nature.
Bien sûr, c’est Hitler qui a proféré de telles horreurs, mais au cours des siècles bien des chrétiens les ont pensées fort, très fort, trop fort !
Il y a encore plus grave dans la lucidité effroyable, qui rejoint le sort fait à Judas, donc aux juifs ; quand on lui demandait s’il fallait anéantir totalement les juifs, Hitler répondait, en 1939 : Non, au contraire ; si le juif n’existait pas il faudrait l’inventer. On a besoin d’un ennemi invisible et pas seulement d’un ennemi visible. Mais il est plus facile de le combattre sous sa forme corporelle que sous la forme d’un démon invisible. Le juif, c’est l’ennemi de l’Empire romain, il l’était même déjà de l’Égypte et de la Babylonie, mais je suis le premier à entamer avec lui une guerre à mort.
J’ai personnellement l’impression – et je le dis avec douleur – que pour faire triompher le christianisme naissant à la fin du 1er siècle, on avait besoin de faire prendre corps au traître éternel, à l’ennemi corporel : ce fut sous la forme de Judas, le Yeoudah, le juif, comme le dit et le répète l’évangéliste Jean.
Amis lecteurs, je vous invite à interrompre votre lecture et à faire silence un instant, à la mémoire des millions de morts pris dans cet engrenage fatal né – sans doute pas totalement, mais sûrement en partie, hélas ! – des textes qui racontent la vie et transmettent la Bonne Nouvelle du Sauveur de l’Humanité…
Un exemple du rôle de l’Église : la liturgie du Vendredi saint
Je n’oublierai jamais la prière, dite Pro perfidis Judeis, qu’on récitait dans les églises de mon enfance le jour du
Vendredi-Saint et qui me scandalisait déjà dans sa traduction édulcorée du Missel de 1955 : Prions pour les juifs infidèles à leur mission ; que le Seigneur notre
Dieu ôte le voile de leur cœur et qu’ils reconnaissent avec nous Jésus-Christ notre Seigneur.
On répondait Amen, le prêtre disait flectamus genua (fléchissons les genoux), on se mettait à genoux et on priait en silence un instant, le prêtre disait
levate (levez-vous), on se levait, il disait prions et poursuivait : Dieu tout-puissant éternel, votre miséricorde ne se détourne pas des juifs infidèles ;
écoutez nos prières en faveur de ce peuple aveuglé, afin qu’il reconnaisse Jésus-Christ, lumière de votre vérité, et qu’il soit enfin libéré de ses ténèbres ! (il ne faut pas supprimer
le point d’exclamation de la fin, qui était dans le texte liturgique).
La version originale du VIIe siècle était : Prions aussi pour les juifs perfides afin que Dieu Notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs et qu'eux aussi reconnaissent Jésus, le Christ, Notre-Seigneur.
On ne répondait pas Amen, le prêtre ne disait pas flectamus genua, on ne se mettait pas à genoux et on ne priait pas en silence un instant, le prêtre ne disait pas
levate, on ne se levait pas, il ne disait pas prions et poursuivait : Dieu Tout-Puissant et éternel, qui n'exclus pas même la perfidie juive de ta miséricorde,
exauce nos prières que nous t'adressons pour l'aveuglement de ce peuple, afin qu'ayant reconnu la lumière de ta vérité qui est le Christ, ils sortent de leurs ténèbres.
Le cas de l’adjectif perfidus est pour le moins malheureux : son sens, en latin classique, concerne la perfidie, la trahison, l’infidélité conjugale ; il n’y a qu’en latin ecclésiastique qu’il a le sens de ne pas croire ; il est alors synonyme d’infidèle (cf. l’expression, longtemps ou encore traditionnelle, d’infidèles, dans des religions telles que le christianisme ou l’Islam). Malheureusement, il est passé dans les langues vernaculaires avec le sens qu’il a en latin classique, celui de perfide. Et le tort qu’a causé aux juifs cette imprécision de langage est incommensurable ; encore un doute qui ne bénéficie pas à l’accusé…
De nombreuses démarches effectuées auprès du Saint-Siège en vue d’obtenir une révision d’un texte aussi néfaste ont d’abord abouti à deux rectifications sous Pie XII, à une décision ferme de Jean XXIII, puis à des transformations, et finalement à l’introduction d’un nouveau texte sous Paul VI : Prions pour les juifs à qui Dieu a parlé en premier : qu'ils progressent dans l'amour de son Nom et la fidélité à son Alliance. Tous prient en silence. Puis le prêtre dit : Dieu éternel et Tout-Puissant, toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de ta promesse, conduis à la plénitude de la rédemption le premier peuple de l'Alliance, comme ton Église t'en supplie. Par Jésus, le Christ, Notre Seigneur. Le peuple répond : Amen.
Il est dommage qu’on ait attendu 2000 ans pour en arriver là !
Et il est encore plus dommage que le Motu proprio du pape Benoît XVI revienne, pour ceux qui voudront
l’utiliser, à une formule qui, sans être aussi inacceptable que l’ancienne, reste discutable :
Prions aussi pour les juifs : Que notre Dieu et Seigneur illumine leurs cœurs, pour qu’ils reconnaissent Jésus Christ comme
sauveur de tous les hommes.
Fléchissons les genoux… Levez-vous.
Prions… Dieu éternel et tout-puissant, qui veux que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, accorde, dans ta bonté, que, la plénitude des nations étant entrée dans ton Église, tout Israël soit sauvé. Par le Christ notre Seigneur. Amen.
Si Judas avait été Juda…
En conclusion, on doit se poser encore deux questions :
- et si Judas était celui qui devait amener Jésus à sa mission et à dire clairement qui il était ?
- et s’il était en cela comme Juda ?
On a souvent dit que Judas était un zélote et qu’il voulait amener Jésus à rencontrer les autorités religieuses pour les convaincre qu’il était le Messie, ce qu’il ne se décidait pas à dire clairement. Il aurait rêvé de voir Jésus prendre le pouvoir moral – et politique – en Israël et cela est vraisemblable.
Mais dans ce désir – conscient ou inconscient – d’obliger Jésus à se découvrir, avait-il – encore – un point commun avec Juda, fils de Jacob ?
La réponse à cette question sera fondée sur trois citations :
Lc 22,47 : Judas, l'un des Douze, (…) s'approcha (grec êgghisen) de Jésus pour lui donner un baiser (grec philêsaï). Mais Jésus lui dit : « Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme ! »
Suit un long monologue de Juda en faveur du retour de Benjamin auprès de son père, pour sauver son père du chagrin.
Gn 45,1-5, après le monologue de Juda : Alors Joseph
ne put se contenir devant tous
les gens de sa suite et il
s'écria : « Faites sortir tout le monde d'auprès de moi » ; et personne ne resta auprès de lui pendant que Joseph se faisait connaître à ses frères, mais il pleura tout haut et tous les Égyptiens entendirent, et la nouvelle parvint au palais de
Pharaon. Joseph dit à ses frères : « Je suis Joseph ! Mon père vit-il encore ? »
et ses frères ne purent lui répondre, car ils étaient bouleversés de le voir. Alors Joseph dit à ses frères :
« Approchez-vous (hébreu naghash, grec êgghisate) de
moi ! » et ils s'approchèrent. (hébreu naghash, grec
êgghisan). Il dit : « Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu en Égypte. Mais maintenant ne soyez pas chagrins et ne vous fâchez pas de m'avoir vendu ici, car c'est pour préserver vos vies que Dieu m'a envoyé en avant de vous.[…] Ainsi, ce n'est pas vous qui m'avez envoyé ici (en Égypte, via la citerne vide) c'est Dieu. » (…) Puis il couvrit tous ses frères de baisers (hébreu nashaq, grec
kataphilêsas) et pleura en les embrassant.
Les points communs, le fait de s’approcher et le baiser, sont évidents ; la différence – le reproche de Jésus au
lieu des paroles rassurantes de Joseph – aussi !
L’acte de Juda trouve en Genèse une explication autrement positive que celle de Judas en Jean, c’est le moins qu’on puisse dire !
Je vous laisse conclure – amis lecteurs ! – sur le caractère inspiré ou non de la parole attribuée à Jésus par Luc : Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme !
Pour ma part, je ne peux m’empêcher d’imaginer Jésus prenant intégralement à son compte les paroles de son précurseur, Joseph, à ses frères
– dont Juda – en s’adressant, lui, au seul Judas (alors que les autres apôtres étaient on sait où) quand il s’approchait pour l’embrasser : ne sois pas chagrin et ne te
fâche pas de m’avoir vendu ici, car c'est pour préserver vos vies que Dieu m'a envoyé en avant de vous ; (…) ainsi, ce n'est pas toi qui m'a envoyé ici, c'est Dieu… avant de le
couvrir de baisers.
Oui, si Judas avait été Juda (et Jésus Joseph) la destinée du peuple Juif aurait sans doute été bien changée… et, avec lui, celle de l’humanité tout entière.
On terminera cet article difficile dans la méditation, avec un texte de Charles Péguy, extrait de la pièce de théâtre Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans lequel l’auteur imagine que Judas habite les dernières pensées de Jésus en croix.
C'est que le fils de l'homme savait que la souffrance
Du fils de l'homme était vaine à sauver les damnés.
Et s'affolant plus qu'eux de la désespérance,
Jésus mourant pleura sur les abandonnés.
Comme il sentait monter à lui sa mort humaine,
Sans voir sa mère en pleur et douloureuse en bas,
Droite au pied de la croix, ni Jean ni Madeleine,
Jésus mourant pleura sur la mort de Judas.
Mourant de sa mort, de notre mort humaine,
seulement, il pleura sur cette mort éternelle.
Car il avait connu que le damné suprême jetait l'argent du sang qu’il s'était fait payer.
Le prix du sang, les trente deniers dans la monnaie de ce pays-là.
Comptés en deniers, dans les deniers de ce temps-là de ce pays-là.
Ces deniers dont il sera parlé tout le temps. Et plus que dans le temps.
Au delà du temps.
Les prêtres mêmes qui les avaient donnés ne voulurent plus les recevoir.
Les prêtres, les sacrificateurs, les sénateurs qui les avaient donnés
Pour payer le sang innocent ne voulurent plus les reprendre.
Alors voyant Judas, qui le trahit, qui le livra, qu'il était condamné,
Conduit par la pénitence, par le regret, par le remords, par le repentir,
Il rapporta les trente deniers d'argent aux princes des prêtres et aux sénateurs,
Disant : j'ai péché, livrant le sang juste.
Mais ils dirent : qu'est-ce que ça nous fait ? Arrange-toi.
Et jetant les deniers d'argent dans le temple, il se retira.
Et partant se suspendit par un lacet, se pendit.
Tout le passé lui était présent. Tout le présent lui était présent.
Tout l'avenir, tout le futur lui était présent.
Toute éternité lui était présente. Ensemble et séparément.
Il voyait tout d'avance et tout en même temps.
Il voyait tout après. Il voyait tout avant.
Il voyait tout pendant, il voyait tout alors.
Tout lui était présent de toute éternité.
Il connaissait l'argent et le champ du potier, les trente deniers d'argent.
Étant le fils de Dieu, Jésus connaissait tout,
Et le sauveur savait que ce Judas, qu'il aime,
Il ne le sauvait pas, se donnant tout entier.
Et c'est alors qu'il sut la souffrance infinie,
C'est alors qu'il connut, c'est alors qu'il apprit,
C'est alors qu'il sentit l'infinie agonie,
Et cria comme un fou l'épouvantable angoisse,
Clameur dont chancela Marie encor debout,
Et par pitié du Père il eut sa mort humaine.
Amen !
René Guyon