Si Judas avait été Juda... (2)
Cet article est le deuxième d'une série de trois ; pour lire le premier, cliquer ICI.
Au cours de la Cène, son dernier repas avec ses disciples, et selon Jean 13,21-25 : Jésus fut troublé en son esprit et il attesta : « en vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me livrera. » Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. Un de ses disciples était installé tout contre Jésus : celui qu'aimait Jésus. Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : « demande quel est celui dont il parle. » Celui-ci, se penchant alors vers la poitrine de Jésus, lui dit : « Seigneur, qui est-ce ? »
À la lecture de ce texte, il est évident que les apôtres se sentent tous capables de trahir Jésus, puisque chacun se demande si c’est lui, y compris le disciple que Jésus aimait (quelle expression bizarre ! N’aimait-il pas les autres ?). Judas est-il donc vraiment pire qu’eux ?
Jésus ajoute : « C'est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. » Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. Après la bouchée, alors Satan entra en lui. Jésus lui dit donc : « Ce que tu fais, fais-le vite. » (…) Aussitôt la bouchée prise, il sortit ; c'était la nuit. (Jean 13,26-27.30)
Et aucun apôtre ne part à la poursuite de Judas pour le retenir, l’empêcher de faire ce qu’il projette ! Mais Jean a pris la peine de les dédouaner en écrivant : Mais cela (ce que tu fais, fais-le vite) aucun parmi les convives ne comprit pourquoi il le lui disait. Comme Judas tenait la bourse, certains pensaient que Jésus voulait lui dire : « Achète ce dont nous avons besoin pour la fête », ou qu'il donnât quelque chose aux pauvres. (Jean) 13,28-29
Jésus vient de dire qu’un apôtre va le livrer, celui à qui il donnera la bouchée : il donne la bouchée à Judas, en lui disant ce que tu fais, fais-le vite, et Jean explique que les apôtres croyaient qu’il allait acheter des cotillons pour la fête ou donner une pièce à un pauvre !
Bravo !
Et bravo aussi à tous ceux que, depuis mon enfance, j’ai entendu prêcher sur les textes de la Passion et qui n’ont jamais – absolument jamais – émis la moindre réserve sur cette remarque absurde. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment entendu d’homélie s’étendant un tant soit peu sur l’action et le sort de Judas.
Mais il y a encore plus grave : si on en croit les évangélistes, Jésus n’a jamais essayé de convaincre Judas de ne pas le livrer et ne lui a jamais pardonné sa trahison. Or, en Luc 15, Jésus raconte en parabole l’histoire d’un berger – qui rappelle le bon Pasteur de Jean – qui laisse toutes seules quatre-vingt dix-neuf de ses brebis pour aller rechercher la centième, qui s’est perdue ; et il ajoute : il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n'ont pas besoin de repentir. Et ailleurs, il dit : mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles me suivent, je leur donne la vie éternelle et elles ne périront jamais. (Jean 10,28)
Alors, pourquoi ne trouve-t-on aucune trace dans les évangiles d’une quelconque tentative de Jésus pour avoir un quelconque dialogue avec Judas ; au contraire Jésus lui dit : ce que tu fais, fais-le vite (Jean 13,27). N’oublions pas que, durant toute la vie publique de Jésus, Judas a été un apôtre à part entière qui a partagé toute la vie et la mission de Jésus et des autres apôtres, toutes leurs joies et toutes leurs peines.
Et quand on parle du pardon que Jésus n’a pas donné à Judas, on s’entend toujours répondre que Judas n’a pas eu le temps d’être pardonné parce qu’il est allé se suicider.
Mais, Jésus, lui qui pardonne sur la croix à tous ses bourreaux (ou – plus exactement – qui demande à son Père de leur pardonner) – car ils ne savent pas ce qu’ils font – ne pouvait-il pas pardonner à Judas, par exemple au moment de son arrestation et du fameux baiser de Judas, au lieu de ne rien lui dire (en Marc et Jean) ou de lui dire on ne sait trop quoi, car il y a deux versions : ami, fais ta besogne (Matthieu 26,50) ou Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme ! (Luc 22,48) mais rien qui ressemble à un pardon ? Même Jean-Paul II, qui n’était qu’un humble successeur de Pierre, a pardonné à son assassin…
Tout cela pose une vraie question, mais ce n’est malheureusement pas la seule… Car on va maintenant s’en poser d’autres, car il faut le faire, même si on sait que la réponse ne sera peut-être jamais trouvée !
C’est ce que dit la tradition, mais en est-on si sûr ?
Matthieu le dit : Alors Judas, qui l'avait livré, voyant qu'il avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d'argent aux grands prêtres et aux anciens : « J'ai péché, dit-il, en livrant un sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ? À toi de voir. » Jetant alors les pièces dans le sanctuaire, il se retira et s'en alla se pendre. Ayant ramassé l’argent, les grands-prêtres (…) achetèrent le champ du potier (…) appelé jusqu’à ce jour le champ du sang. (Matthieu 27,3-5)
Mais – on l’oublie trop souvent, ou on ne veut pas le savoir ! – dans les Actes des Apôtres, Pierre rapporte les faits suivants : Frères, il fallait que s'accomplît l'Écriture où, par la bouche de David, l'Esprit Saint avait parlé d'avance de Judas, qui s'est fait le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. Il avait rang parmi nous et s'était vu attribuer une part dans notre ministère. Et voilà que, s'étant acquis un domaine avec le salaire de son forfait, cet homme est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. La chose fut si connue de tous les habitants de Jérusalem que ce domaine fut appelé dans leur langue Hakeldama, c'est-à-dire Domaine du sang. (Actes 1,15-19)
Il faut noter que saint Jérôme, dans la Vulgate (peut-être pour essayer vainement d’arbitrer – trois siècles plus tard – entre deux récits incohérents) trahit (c’est encore le cas de le dire !) le texte grec en traduisant le mot prênês , qui tombe la tête en avant (du verbe prênizô), par suspensus, qui signifie évidemment suspendu. Il aura fallu attendre seize siècles – Paul VI et la Néo-Vulgate – pour que la traduction de prênês par pronus vienne effacer cette trahison.
Et dans une homélie saint Jean Chrysostome, au cinquième siècle, affirme – faussement ! – que Pierre avait dit : (Judas) s'étant pendu, il s'est brisé par le milieu du corps, et ses entrailles se sont répandues sur la terre… (Homélie III sur les Actes des Apôtres). Ainsi, il tente encore, par un savant mélange des deux versions, de supprimer l’incohérence des deux récits. Ou peut-être ne fait-il que reprendre une tradition qui circulait déjà ; en effet, il existe de très vieilles représentations de cet épisode où l’on voit Judas pendu et ses entrailles répandues sur le sol…
Alors, suicide ou accident ? Doit-on croire Matthieu ou Pierre ? On ne sait pas…
Mais, dans l’un et l’autre cas, que penser de l’affirmation de Paul à propos des actions de Jésus après la Résurrection : je vous ai donc transmis (…) qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu’il est apparu à Céphas, puis aux Douze… ? (1e lettre aux Corinthiens 15,3-5)
On objecte généralement à cet argument que Paul a écrit ce texte bien plus tard et qu’il n’a pas été témoin de l’événement, ou qu’il voulait dire les apôtres. Mais alors, pourquoi n’écrit-il pas aux apôtres (mot qu’il utilise 15 fois dans ses épîtres) mais aux Douze (mot qu’il n’utilise qu’une fois – ici – dans toutes ses épîtres) ?
Judas était donc avec eux ! C’est donc qu’il était encore vivant… après la Résurrection de Jésus !
Par Judas, si on en croit les évangiles.
Mais il faut prendre le temps d’écouter Pierre : Jésus le Nazôréen, (…) cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l'avez pris et fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies. (Actes 2,22)
… et de lire Paul :
- Lui (Dieu) qui n’a pas épargné son propre fils mais l’a livré pour nous tous…
- Le Seigneur Jésus Christ, qui s'est livré pour nos péchés afin de nous arracher à ce monde actuel et mauvais, selon la volonté de Dieu notre Père.
- Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi.
- L'exemple du Christ qui vous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable odeur.
- Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s'est livré en rançon pour tous.
Ces citations des épîtres de Paul : Romains 8,32 ; Galates 1,3-4.2,20 ; Éphésiens 5,2 ; 1e aux Thessaloniciens 2,5-6 se limitent aux textes qui utilisent explicitement le verbe livrer.
… et encore Paul :
Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. (Romains 5,10)
Dans tout cela, quel a été le rôle de Judas ? Dieu avait-t-il besoin de Judas pour sauver les hommes ? Et les Grands Prêtres avaient-ils besoin de Judas pour mettre la main sur Jésus ?
D’ailleurs son marché avec eux est pour le moins curieux : il leur propose de leur livrer Jésus… et ils acceptent, tout de suite… en lui donnant même de l’argent, car – contrairement à ce qu’on entend souvent – c’est bien eux qui lui en donnent, sans qu’il en ait demandé. Alors qu’ils pouvaient évidemment arrêter Jésus dans le Temple ou ailleurs, quand ils le voulaient, comme il le leur dit lui-même : chaque jour j'étais auprès de vous dans le Temple, à enseigner, et vous ne m'avez pas arrêté ; mais c'est pour que les Écritures s'accomplissent… (Marc 14,50)
Et les arguments des évangélistes sur la peur que les Grands Prêtres auraient eue de la foule, pour justifier qu’ils ne l’aient pas arrêté avant, ne sont pas très convaincants… même on doit accepter le fait qu’il y a – vu de l’extérieur – une trahison qui arrangeait malgré tout assez bien les Grands Prêtres : mieux vaut soudoyer un agent double, qui permet de procéder discrètement à l’arrestation que de risquer un esclandre plus ou moins important dans le Temple.
Il semble donc que tout cela s’est passé pour que les Écritures s’accomplissent : Judas a-t-il donc été l’instrument du dessein divin, de la propre volonté de Dieu et de Jésus ? Alors quelle a été sa culpabilité ? Était-il prédestiné à commettre cet acte ? Ou cette trahison a-t-elle été lue avec le temps comme une sorte de fait providentiel, comme il peut arriver dans notre vie pour telle ou telle épreuve dont nous voyons finalement qu’elle nous a aidés à grandir ?
Mais si Judas a agi seul et en toute liberté, pourquoi inscrit-on ce crime dans le dessein divin annoncé de toute éternité ? Et pourquoi a-t-on – enfin ! – arrêté de chanter dans nos églises le fameux Noël du 19e siècle : Minuit Chrétiens, c’est l’heure solennelle où l’enfant Dieu descendit parmi nous, pour effacer la faute originelle et de son Père arrêter le courroux… ?
Je ne sais pas…
D’un seul coup Judas devient un traître, et même le Diable déguisé en homme. Et tous les lecteurs – et tous les commentateurs – se le tiennent pour dit, écrit, et savent à quoi s’en tenir…
Face à Jésus – Dieu fait homme – voici Judas, le Diable fait homme ! C’est oublier un peu vite qu’eux seuls, Jésus et Juda(s) – mais surtout Judas ! – ont la particularité d’avoir un nom construit sur le tétragramme sacré !
Mais si le Diable était en Judas – s’il était possédé du démon – il n’était pas responsable de ses actes, lui ; pas comme Pierre, quand il a nié connaître Jésus…
Pour les évangélistes, en tout cas, Judas est LE cas isolé, diabolique, le seul homme assez monstrueux pour commettre l’acte de livrer Jésus, acte inqualifiable et impardonnable… que tous les apôtres se sentaient capables de commettre, comme on l’a vu… Car tous étaient capables de LA trahison, dont LE maudit éternel devait avoir l’initiative, porter le chapeau : un seul Sauveur, une seule victime, un seul Seigneur… et un seul traître !
Peut-on – sans être révolté ! – entendre Jésus, au cours de sa sublime prière à son Père dans l’évangile de Jean, lui dire : pendant que j'étais avec eux (les disciples), je les ai gardés en ton nom que tu m'as donné ; je les ai protégés et nul d'entre eux n'a péri, hormis le fils de la perdition, afin que l'Écriture fût accomplie (Jean) ? 17,12
Cette phrase renvoie à Jean 13,18, où en précisant aussi qu’il faut que l’Écriture s’accomplisse Jésus cite un psaume : même le confident sur qui je m’appuyais et qui mangeait mon pain, a levé contre moi son talon.Psaume 41,10) (
Cf. Mt 26,23. La Bible de Jérusalem précise en note, sur ce verset du Ps, que cela peut faire référence à Achitophel, conseiller de David, qui a trahi son roi pour se mettre au service d’Absalom, puis s’est donné la mort (2e Livre de Samuel 17,23) ; c’est le seul suicide de la Bible, avec celui – supposé – de Judas (si on considère que se donner la mort avant d’être massacré par ses ennemis – comme Saül au 1er Livre de Samuel 31,4-5 – n’est pas vraiment un acte suicidaire).
Mais surtout, dans le même esprit – si on peut dire ! – peut-on lire sans être horrifié que Jésus a dit de Judas : Malheur à cet homme-là par qui le Fils de l'homme est livré ! Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître !(Matthieu 26,24 ; Marc 14,21) ?
Voilà deux phrases scandaleuses, au sens biblique : phrases qui font tomber, qui sont une occasion de chute.
Le mot grec skandalon signifie pierre d’achoppement ; c’est la pierre qui se cache au milieu du chemin et sur laquelle on bute. Elle est jetée là par le diabolos – le diable – celui qui jette en travers. Et Jésus a dit : il est impossible que les scandales n’arrivent pas, mais malheur à celui par qui ils arrivent. (Lc 17,1)
La première porte atteinte à Jésus lui-même dans sa réalité de vrai homme, et d’homme libre : comment peut-il être vrai homme s’il est conditionné, s’il vit et meurt conformément à ce qui est écrit sur lui, son destin étant tracé de toute éternité ; s’il n’a aucune alternative ?
La seconde lui porte atteinte dans sa réalité de vrai Dieu : comment peut-il être la Parole-Dieu s’il regrette qu’une créature – à son image, comme toute créature – soit née, alors qu’elle est censée accomplir les Écritures ?
Mais si Jésus – l’homme et le Dieu – et Judas – homme ordinaire – ne font qu’accomplir ce qui est écrit, on est sidéré et consterné : Jésus et l’homme par qui il est livré sont tous les deux victimes d’un sort atrocement injuste !
Et c’est là que se noue le lien indissoluble entre Jésus et Judas, la Liaison dangereuse (pour parodier le titre d’un ouvrage d’Armand Abécassis)… Le Fils de l’homme et l’homme sont enfermés dans le même destin tracé d’avance : Jésus dans le carcan de l’Écriture et Judas dans l’engrenage du mal qu’il aura à commettre.
Alors éclate comme une bombe la phrase la plus satanique, la formule définitive mise dans la bouche de Jésus : mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître ! (Matthieu 26,24 ; Marc 14,21)
Je pense profondément – avec d’autres, comme Jean Cardonnel – que jamais Jésus n’a pu prononcer une telle horreur ! Je pense profondément que cette phrase ne peut pas avoir été écrite par un évangéliste, mais peut être l’invention d’un copiste emporté par la colère devant le sort atroce de cet innocent traîné vers la mort ! Sinon, le Coran n’est pas le seul livre qui contient des versets sataniques (pour reprendre le titre d’un livre fameux de Salman Rushdi) et les évangiles ne sont pas à l’abri des infiltrations non évangéliques, et même anti-évangéliques.
On a déjà noté la contradiction entre ces horreurs mises par Jean dans la bouche de Jésus et la parabole – en Luc, il est vrai – de la brebis perdue ; et comment Jésus, qui a sauvé la femme adultère (Jean 8,1-11), pourrait-il jeter la première pierre pour la lapidation éternelle du malheureux Judas ?
Car comment Judas peut-il à la fois :
- être né d’une conception condamnée par Dieu : mieux eût valu qu’il ne naquît pas,
- être né pour livrer cet homme selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu ?
Une nouvelle fois, je ne sais pas…
On ne remarque jamais :
- que le patronyme grec complet de Judas est Ioudas Simonos Iskariôtou (Jean 6,55). Ce patronyme est composé des noms de trois fils de Jacob – tous fils de Léa – mis à la suite : Yehoudah, Shime’on et Yissakhar.
- qu’à l’époque de Jésus la famille du grand-prêtre est composée depuis deux siècles des descendants de Simon le Juste
- et que le nom grec complet de Pierre est Simôn, dit Kêphas. Or, ce Simon Kêphas renie Jésus chez Kaiapha, le grand-prêtre.
Judas et Pierre sont tous deux Simon (nom de la lignée du grand prêtre), tous deux en lien avec le grand prêtre (dans son prétoire pour renier, chez lui pour trahir), l’un porté sur le mensonge, l’autre sur la trahison (shaqar, mentir et sachar, trahir qui se ressemblent tant).
Ces deux là ont vraiment des points communs… et tous deux disparaissent du récit à peu près en même temps, l’un sur une trahison, l’autre sur un mensonge (Pierre fera sa réapparition après la Résurrection de Jésus).
Pourtant on a toujours considéré que Pierre et Judas étaient différents, et que, de toute façon, Judas était, est et sera pour toujours l’archétype de l’homme ouvert à l’œuvre du diable. Mais comment se fait-il que pour Judas et pour Pierre il y ait eu à ce point deux poids, deux mesures ? Car qu’y a-t-il de plus grave : livrer le Fils de l’Homme ou faire semblant de ne pas le re-connaître alors qu’il va être conduit à la mort ? Le donner – en terme de police – ou dire qu’on ne le connaît pas quand il a été donné par un autre, ce qui revient à faire en secret une aussi sale besogne que celle qui a été faite au grand jour ?
Et on oublie trop souvent que Pierre – tout comme Judas – n’a jamais demandé pardon à Jésus, mais que c’est Jésus qui a renoué le dialogue avec lui et lui a demandé s’il l’aimait (Jn 21).
Beaucoup s’émerveillent et sont tout émus de voir Pierre se mettre à pleurer quand Jésus fixe son regard sur lui après son reniement (Luc 22,61-62 et lui seul). Ils oublient que la nature du regard de Jésus sur Pierre n’est pas mentionnée (même s’ils imaginent volontiers que c’était – bien sûr ! – un regard d’amour) et que pleurer amèrement ne signifie pas forcément se repentir, car le remords, qui n’est pas le repentir, fait aussi pleurer !
Pourquoi tient-on Judas pour infiniment coupable et définitivement maudit – sans lui accorder la plus petite présomption d’innocence ou la moindre circonstance atténuante – et Pierre pour momentanément coupable et infiniment pardonné – avec une éternelle présomption de sainteté ? Pierre est – dit la tradition, mais pas l’histoire – le premier des saints Pères.
Si Jésus a pardonné à Pierre son reniement, comment peut-on imaginer qu’il puisse exister un Dieu assez monstrueux pour décider de descendre sur Terre et de s’incarner pour se faire livrer à des bourreaux par un homme conçu pour cela (et qui, donc, ne pouvait pas ne pas naître) afin que les Écritures s’accomplissent, et de se faire torturer et exécuter – de mourir, réellement – en sachant bien que par cela – à travers le traître – il ferait accuser de déicide son propre peuple, le peuple qu’il a élu ?
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de ce qui a mené l’humanité à la Solution
finale…
À suivre… Prochain article : Un seul baiser eût tout changé...