Bonne année 1788 !
Le fardeau des privilèges
Moments du temps symbolique : nous sommes à la fois au début de l’année 2006 et au commencement de l’aventure de “Garrigues et
Sentiers”. Permettez-nous, chers “lecteurs” et chères “lectrices”, de vous souhaiter une année heureuse, pleine de réflexions et d’espérance : il en faut beaucoup dans une période de la vie
du monde saturée d’embûches et de contradictions. Permettez-nous en même temps de souhaiter un avenir clair et ouvert pour notre “revue”.
Nous sommes en 2006 ! mais ne serions-nous pas, aussi, en 1788 ?
Qu’est-ce qui a provoqué la Révolution de 1789 ? Notre enseignement classique de l’histoire en décèle des causes multiples. Mais l’une
d’elles nous frappe davantage parce qu’elle garde son caractère émotif en réaction aux dénis de justice qu’elle représente : l’égoïsme, l’arrogance et la cécité des privilégiés. Qu’est-ce qu’un
privilège ? C’est un droit réservé à des individus particuliers et qui n’est pas soumis au droit commun. Le privilégié profite d’exemptions ou d’avantages que les autres n’ont pas et ne
peuvent acquérir, ni même espérer.
Des privilèges peuvent être justifiés : un médecin en urgence bravera les règles du stationnement. Ils peuvent être justifiables à un
moment et ne plus l’être à un autre. Ainsi, les nobles du Moyen Âge en tant que défenseurs du corps social, et en particulier censément des plus faibles, contribuaient à la survie de ce corps en
“donnant leur sang”. Il n’était pas totalement abusif qu’ils fussent alors dispensés de certains impôts en argent. En revanche, à la fin de l’Ancien Régime, beaucoup ne donnaient plus
rien, ni sang ni or, tout en demeurant dispensés d’impôts et en continuant à recevoir charges et bénéfices ; cela pouvait susciter une légitime indignation. Qui sont aujourd’hui les “nantis”
?
Dans tous les cas, les “privilèges” doivent rester dans des bornes raisonnables et discrètes pour être tolérables. Or, comme à la fin de
l’Ancien Régime, les privilégiés sont devenus fous de leur puissance et exhibitionnistes de leurs avantages. Ils ne prévoient rien au-delà d’une jouissance immédiate et sans limites, et d’une
revendication permanente d’autres faveurs.
Le pays est très endetté, cela coûte cher. Les gouvernements successifs se montrent incapables de gérer les nouveaux problèmes,
d’anticiper les événements à venir, de prévoir des solutions de longue durée, cantonnés qu’ils sont dans une fuite en avant, et immobilisés par leurs préoccupations majeures : être réélus. Dans
le souci d’en faire ni trop ni pas assez, il leur est impossible de choisir une ligne de développement véritable et durable. Comment, à ce propos, peut perdurer le mythe de l’augmentation du
“taux de croissance” – prisonnier d’une consommation ne correspondant pas forcément à de vrais besoins – comme seule finalité de l’économie et seule espérance de bonheur, et ce pour
toute l’humanité ? Les riches ont perdu toute retenue dans la recherche du profit. Les licenciements économiques, qui restaient admissibles dans le cas d’entreprises en réelles difficultés,
deviennent insupportables quand des groupes font des bénéfices majorés, que les actionnaires veulent gagner toujours au-delà des prévisions (la mentalité “moderne” du “Toujours plus !”),
que les responsables de grandes sociétés s’octroient des traitements et primes mirobolants tout en bloquant les salaires de leurs employés, ou pire en les mettant au chômage.
Sans doute parce que je ne suis pas économiste, je ne comprends pas – mais reste prêt à apprendre – l’intérêt
d’aller fabriquer toujours plus, toujours à moindre coût, en exploitant les besoins des pays pauvres et de leurs travailleurs, des produits que ceux-ci ne pourront pas acheter, et que les
travailleurs des pays “riches”, privés de leurs emplois par les délocalisations, ne pourront bientôt plus s’acheter. À l’inverse, ancien syndicaliste, je ne comprends pas pourquoi le seul moyen
d’exprimer des revendications reste, pour la plupart des syndicats, la grève. Elle est une arme efficace, à condition de ne pas en dévaluer l’effet par des abus : une trop grande fréquence, une
absence de définition claire du but recherché, la négation de problèmes concrets de financement des revendications, ou même, parfois, des motifs insuffisants – au vu de l’ampleur des “dégâts
collatéraux” contre un public pris en otage – comme l’unique “défense” d’un employé victime d’une injustice, alors qu’il existe des recours légaux qui s’appellent les prud’hommes ou les
tribunaux. Il faudra bien s’interroger un jour sur la pertinence de concepts tels que les “droits acquis” ou la “défense du service public”, trop souvent prétexte à “se servir
du public” pour des causes catégorielles ou personnelles. Face à ces tensions justifiées ou non, des responsables gouvernementaux ou patronaux demeurent sans réels désirs de discussion, sans
capacités de “communications”, soit avec les grévistes, soit avec le public-victime. Sans parler d’une certaine indifférence des uns et des autres aux drames plus graves du reste de l’humanité,
souvent conséquences de nos “privilèges”, passés ou présents, de pays riches, et qui constituent un second niveau d’injustices à régler.
À force de tourner en dérision l’utopique rêve du “grand soir”, et de rappeler – à juste titre – que certaines révolutions
accouchent trop souvent du totalitarisme, on s’est installé dans une douce apathie politique, totalement aveugle. Beaucoup d’hommes politiques semblent croire qu’il suffit, pour endiguer toute
explosion sociale, de donner au peuple, de temps à autre, une journée de vote, voire de référendum (une procédure très démocratique si les électeurs étaient honnêtement informés et surtout
“formés” à la réflexion politique et à la participation !), ou de lui offrir des jeux (la télévision nouvel “opium du peuple” !). En fait, on est peut-être déjà dans l’après-midi d’un triste
soir, où il faudra bien réviser notre mode de vie. Réveillons-nous avant que le n’importe-quoi éclate. Les récentes révoltes des banlieues ne sont-elles pas un avertissement que la
stagnation apparente de notre vie sociale peut n’être que provisoire ? Il ne suffit pas de dénoncer la “chienlit” pour régler véritablement les problèmes posés par notre
société.
Les “masses” sont depuis longtemps restées globalement assez calmes. En stimulant le consumérisme sans donner en même temps le niveau de revenus nécessaire pour
être un consommateur repu, on crée forcément frustrations et amertume. En diluant tous les liens de solidarités sociales depuis la fin du Service national, non remplacé par quelque chose de plus
intelligent et motivant, jusqu’à la suppression d’animateurs de quartier, on a tout fait pour que les diverses “classes” sociales non seulement ne puissent plus se rencontrer, mais ne puissent
même plus s’écouter. Les banlieues : simple révolte ? Depuis les mésaventures de Louis XVI, on sait que de la révolte à la Révolution, il n’y a que la prise d’une vieille forteresse et une
marche jusqu’à Versailles. Les injustices doivent toutes être dénoncées : vraies elles doivent être corrigées, fausses qu’elles soient démystifiées ou démythifiées, mais aucune, jamais,
négligée.
Un été, travaillant sur des fouilles archéologiques en Algérie alors “française”, j’ai vu les colons du coin faire le
siège du sous-préfet du lieu afin qu’il fasse pression sur notre chef de chantier pour faire baisser les salaires “trop élevés” que nous donnions en conformité avec les règles des chantiers
publics : cela donnait de “mauvaises idées” aux ouvriers agricoles qu’ils employaient. Nous dûmes céder. J’avais prédit aux responsables qu’il ne faudrait pas s’étonner si un jour ils se
faisaient trucider par des fellahs révoltés par une telle injustice. C’était en août 1954…
Marcel Bernos