D’Égypte j’ai appelé mon fils…
Oui, mais lequel ?
Cette phrase (ou du moins le début !) est extraite de l’évangile de Matthieu (2,15) qui raconte que la Sainte Famille a fui en Égypte pour échapper à une éventuelle tentative d’assassinat de Jésus enfant par le roi Hérode, selon ce que l’ange du Seigneur avait dit à Joseph en songe : « Lève-toi, prends avec toi l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte ; et restes-y jusqu'à ce que je te dise. Car Hérode va rechercher l'enfant pour le faire périr. »
On ne sait rien de la réalité de ce massacre (surnommé Massacre des Innocents) raconté en incise par Matthieu (2,16-18) qui le
justifie par une prophétie de Jérémie (31,15) : une voix dans Rama s'est fait entendre, pleur et longue plainte : c'est Rachel pleurant ses enfants et ne veut pas qu'on la
console, car ils ne sont plus. Tout ce que l’on sait est qu’Hérode avait, vers la fin de son règne et par peur d’un coup de force contre lui, fait massacrer bien des gens, y compris des
enfants de sa propre famille. On note cependant un écart sensible entre le contexte de ce texte, qui se passe à Rama et non à Bethléem (près d’où Rachel était enterrée, d’après Genèse 35,19) et l’événement raconté par Matthieu.
Mais je voudrais évoquer ici le rôle de l’Égypte dans l’histoire
du peuple élu, pour ensuite poser la question de la réalité de ce séjour de la Sainte famille en Égypte.
La première occurrence du mot Égypte dans la Bible est en Genèse 12,10 où il est dit :
« Il y eut une famine dans le pays et Abram descendit en Égypte pour y séjourner, car la famine pesait lourdement sur le pays. » Première famine, 10 versets seulement après l’appel d’Abram par Dieu – « quitte ton pays » – et premier voyage en Égypte…
Là, Abram fera passer sa femme Saraï pour sa sœur, de peur que les Égyptiens le tuent pour s’emparer d’elle ; effectivement, ils s’en emparent et la conduisent à Pharaon, puis donnent à
Abram des cadeaux en remerciement. Mais la supercherie est découverte et Abram et Saraï sont chassés d’Égypte. Leur épopée égyptienne aura duré 11 versets (Genèse
12,10-20)…
Le fils d’Abraham, Isaac, est lui aussi confronté à une famine et tenté lui aussi d’aller en Égypte. Mais le Seigneur lui apparaît et lui dit : « Ne descends pas en Égypte ; demeure dans le pays que je te dirai ». Isaac obtempère puis, curieusement, il a lui aussi un problème en voulant faire passer sa femme Rébecca pour sa sœur avant que la supercherie soit découverte par le roi du lieu, Abimélek. L’épisode occupe encore 11 versets (Genèse 26,1-11) et on ne parle plus de l’Égypte pour Isaac…
Viennent Jacob et ses enfants ; les fils les plus âgés sont jaloux du 11e fils de Jacob, un dénommé Joseph (quel hasard !) qu’ils
trouvent (à juste titre) un peu prétentieux. Ils décident donc de s’en débarrasser en le jetant dans une citerne vide (où il n’y avait pas d’eau, précise la Genèse !)
La suite est dans le livre des Actes des Apôtres, racontée par Étienne lors de son procès devant le Sanhédrin : « Les patriarches,
jaloux de Joseph, le vendirent pour être emmené en Égypte. Mais Dieu était avec lui : il le tira de toutes ses tribulations et lui donna grâce et sagesse devant Pharaon, roi d'Égypte, qui
l'établit gouverneur de l'Égypte et de toute sa maison. Survinrent alors dans toute l'Égypte et en Canaan famine et grande détresse; nos pères ne trouvaient rien à manger. Apprenant qu'il y avait
des vivres en Égypte, Jacob y envoya nos pères une première fois ; la deuxième fois, Joseph se fit reconnaître de ses frères, et son origine fut révélée à Pharaon. Joseph envoya chercher
alors son père Jacob et toute sa parenté, qui comptait soixante-quinze personnes. Jacob descendit donc en Égypte, et il y mourut, ainsi que nos pères. Leurs corps furent transportés à Sichem et
déposés dans le tombeau qu'Abraham avait acheté à prix d'argent aux fils d'Emmor, père de Sichem. Comme approchait le temps où devait s'accomplir la promesse que Dieu avait faite solennellement à
Abraham, le peuple s'accrut et se multiplia en Égypte, jusqu'à l'avènement d'un nouveau roi qui ne se souvint pas de Joseph. Usant d'astuce envers notre race, ce roi maltraita nos pères, jusqu'à
leur faire exposer leurs nouveau-nés pour qu'ils ne puissent pas vivre. C'est à ce moment que naquit Moïse, qui était beau devant Dieu. (…) C'est lui qui fit sortir [les hébreux d’Égypte], en
opérant prodiges et signes au pays d'Égypte, à la mer Rouge et au désert pendant quarante ans. » (Actes des Apôtres 7,9-20.36)
L’Égypte, pays du Pharaon, Dieu Soleil du panthéon de son peuple, a rencontré Israël, peuple de la Lune appelé à réfléchir la lumière de son Dieu Unique.
C’est bien Dieu qui a créé ces deux nations ! Dieu dit : « Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit ; qu'ils servent de signes, tant pour les fêtes que pour les jours et les années ; qu'ils soient des luminaires au firmament du ciel pour éclairer la terre » et il en fut ainsi. (Genèse 1,14-15) Pharaon et le peuple hébreu sont bien comme le jour et la nuit… Cela peut vous paraître farfelu, mais nous allons en reparler !
En hébreu l’Égypte est Mitsrayim, nom curieux à la forme duelle (utilisée pour désigner ce qui forme une paire) car il désigne à la fois la Haute et la Basse Égypte, le Nil Supérieur et le Nil Inférieur. Son nom signifie affliction, détresse ; il vient de la racine verbale tsarar, qui signifie lier, envelopper, opprimer.
Pharaon est en hébreu Par’oh. Sa racine semble être le verbe para’,
rejeter, découvrir (en mettant à nu)… à moins que ce ne soit péh ra’, source du mal.
Mais revenons à Matthieu et à Jésus...
Bien sûr il est lui aussi, selon Matthieu et comme ses ancêtres du peuple élu, contraint par la détresse d’une mort imminente à se réfugier dans ce pays. Mais, avec tout le respect qu’on doit à Matthieu, on peut quand même se poser des questions sur le fait lui-même et sur la justification prophétique qu’il donne pour faire à tout prix de Jésus un digne successeur des Patriarches et de Moïse.
On peut aussi noter qu’aucun des évangélistes, des auteurs des épîtres, des Actes de apôtres ou de l’Apocalypse n’ont eu connaissance de ce retour aux sources du peuple d’Israël, pas plus que du massacre des Innocents.
Curieux, si cela est aussi important que le pense Matthieu, qui continue à essayer par tous les moyens de démontrer à ses interlocuteurs juifs que Jésus est bien le Messie annoncé par tous les prophètes, comme il l’a déjà fait en appelant à son secours Isaïe (7,14 ; 8,8.10) pour corroborer la virginité de Marie (avec un oracle qui s’adressait à l’épouse d’un roi, qui n’était donc sûrement pas vierge…) ou Michée (5,1-3) pour justifier la naissance à Bethléem. Nous reviendrons un jour sur les autres prophéties citées par Matthieu.
Ici il fait appel à Osée (11,1b) pour justifier ce séjour en Égypte : d’Égypte j’ai appelé mon
fils. Je précise qu’il s’agit du verset 1b, c’est-à-dire de la seconde partie du verset, alors que Matthieu n’en cite pas le début, qui est pourtant une
déclaration d’amour de Dieu, mais… pas envers Jésus !
En effet, le verset entier est : Quand Israël était jeune, je l'aimai, et d'Égypte j'appelai mon fils. Le fils en question est
donc Israël, c’est-à-dire Jacob, et Israël désigne le peuple descendant de Jacob-Israël : Osée parle du peuple hébreu, du peuple
juif, qu’il désigne par « il » ou par le pronom collectif « ils ».
Et la guematria nous enseigne, encore une fois, beaucoup plus que de grands développements : ce verset a pour valeur 214. Et 214 est la valeur d’une expression du verset Genèse 1,14 : (Dieu dit : « Qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel) pour séparer le jour et la nuit. » Dieu, en appelant son peuple d’Égypte, sépare bien le jour et la nuit que sont Pharaon et le peuple hébreu, comme je le mentionnais il y a peu. Il fait œuvre de Création en faisant officiellement de son peuple le reflet de sa Présence.
Pour ma part je pense qu’il est regrettable que des arguments aussi faibles viennent étayer des récits aussi sujets à caution, alors que, même s’ils
avaient une valeur pour les juifs de l’époque (qui pourtant connaissaient Osée, Michée, Jérémie et Isaïe au moins aussi bien que n’importe quel chrétien d’aujourd’hui), ils ne peuvent que jeter
le trouble dans l’esprit de lecteurs un peu curieux de notre époque.
Et tout cela pour apporter des arguments parfaitement secondaires quand ils concernent celui qui est venu sauver l’Humanité en donnant sa vie pour tous les hommes. Dommage !
Cela dit, les ignorer n’enlève rien à ma foi. Soyez rassurés !
Petits addenda anodins
1 / J’ai mentionné plusieurs fois dans cet article le nombre 11 : à propos du séjour d’Abram en Égypte, du projet
d’Isaac d’aller en Égypte et du rang de Joseph dans la fratrie des fils de Jacob.
Il me reste à noter que l’histoire de Joseph en Égypte s’étend sur 11 chapitres de la Genèse (39 à 50, abstraction faite du chapitre 49 entièrement consacré à la mort de Jacob).
Je vous laisse, amis lecteurs, avec cette remarque, pour laquelle je n’ai aucune explication.
Je peux seulement remarquer que le premier mot de la Bible qui a pour valeur 11 est ’aï, interrogatif qui signifie où ? comme dans la phrase Dieu dit à Caïn : « où est ton frère Abel ? » (Genèse 4,9). Composé avec le pronom de la deuxième personne, il devient ’aïékhah,
qui signifie où es-tu ?, question de Dieu à l’homme après l’événement du fruit défendu en Genèse 3,9. Il a alors pour valeur 27, nombre du mot ben, fils. On peut y lire l’interpellation de Dieu à l’homme comme étant : fils ! Et cela n’est pas étranger à notre étude où Dieu dit :
d’Égypte j’ai appelé mon fils…
Mais tout cela n’est qu’un hasard !