Le corps mal-entendu

Publié le par Garrigues

« Le corps mal-entendu ». Le titre interroge. De quelle expérience s’agit-il ? Du corps qu’on entend mal parce qu’il ne parle pas la même langue que nCouverture-le-corps-mal-entendu.jpgous ? Du corps qui a tellement mal qu’on préfère ne pas l’entendre ? De la difficulté qu’il y a entre malade et soignant à tisser une relation confiante ?… Il suffit d’entrer dans le récit et… la vie est là, goûteuse, passionnée, dramatique… C’est le goût des bonnes recettes, mais aussi des toutes petites choses : ôter le tube qui ouvre enfin la respiration ; un clin d’œil qui illumine un visage après des mois sans signe ; une main qui dit la présence continue. C’est la passion de soigner, de former une équipe où chacun a sa part, du chef de service à l’aide-soignant, pour entendre celui qui souffre. Mais aussi la passion pour faire comprendre ce que l’on vit quand on est malade… La vie est traversée par l’expérience de la maladie, mais elle est affrontée quand les mots permettent de mesurer les risques, de reconnaître la peur, de faire un pas de plus dans la confiance. Marie-Hélène Boucand trouve à chaque page les mots qui rendent compte de son combat pour entendre le vivant et repousser les limites de la maladie rare qui la touche. Ses armes sont celles de la plus haute technicité et en même temps celles de la foi et de la parole. Ouvrons le livre et partons avec elle dans cette ode à la vie…

Dans le cadre de ce dossier sur le corps nous avons fait le choix, avec l’accord de l’auteur, de publier quelques extraits en rapport direct avec le corps.

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CELLES QUI PIQUENT

Un de mes nombreux problèmes sont mes veines, touchées par la maladie, qui ne se laissent ni saisir ni piquer. Mais moi je les connais, je sais dans quel sens elles sont, il y en a une qui prend les chemins d’écolier, l’autre qui manifeste qu’elle en a marre de servir ; les autres, il n’y en a pratiquement pas ! En période aiguë, il m’est arrivé de les supplier d’arrêter. Je vis les quinze ou seize essais comme un acharnement, comme si on me dilacérait les bras. Il faut savoir passer la main à une autre infirmière quitte à revenir une heure plus tard.

Il y a toutes sortes de réactions ! L’infirmière qui s’est donné deux coups d’essais. Ça j’apprécie, parce que me piquer dix fois en s’acharnant sur « un réseau veineux fragile et pauvre », c’est une des choses qui me découragent le plus. Parfois, il y a une infirmière qui s’esclaffe « vous n’avez vraiment pas de veine » ça c’est malin !

Et puis il y a l’infirmière qui, furieuse de toujours rater ma veine humérale droite, - celle qui prend les chemins de traverses - s’acharne : « j’y arriverai bien un jour ! » et puis non, elle finit comme les autres par prendre l’autre côté.

L’autre jour, une nouvelle a voulu aborder l’humérale droite (encore elle) en la piquant beaucoup trop haut, j’ai osé le lui dire ; elle me répond : « si vous ne me laissez pas faire, je n’y arriverai jamais » et voilà qu’à gauche, elle décide que la veine doit emprunter le même trajet que celle de droite. Là, je lui explique qu’elle n’y est pas du tout. Furieuse, elle cherche et trouve sur le dos de la main, là où cela fait bien mal.

Et puis, il y a des doigts que je perçois du premier coup comme des doigts sensibles, qui dès la palpation du trajet de la veine savent comment elle est, où elle va, où il faut la prendre. Ceux-là me piquent sans que je m’en aperçoive.

Faire une prise de sang commence avant le moment crucial. Selon l’ambiance, la confiance, les humeurs de chacun, et les mots qui entourent la mise en place du cathéter. Et puis il y a le geste précis, ponctuel et seule une goutte perle au point de piqûre. Alors là tout est parfait, et je repars paisible jusqu’à la prochaine fois.

INTIMITÉ, ATTENTION DANGER !

Un espace à préserver. Espace vital, indispensable pour exister, me retrouver, être présente à moi, de moi à moi. Espace physique ou psychologique. Je dois le sauver.

Il m'a fallu de longues années pour comprendre que j’avais une histoire avec l’espace, que c’est mon histoire, que j’ai besoin d’espace pour pouvoir vivre.
Mon intimité c’est mon espace vital, c’est mon histoire, c’est ma vérité, c’est mon essentiel, c’est moi.

Intimité danger ! Mon nom est affiché sur la porte de ma chambre d'hôpital, où je suis connue aussi comme médecin.
Intimité danger ! J’entends crier dans le couloir « Boucand à la 12, tu peux y aller ? elle sonne ! ».
Intimité, danger ! On rentre dans ma chambre sans frapper !
Intimité, danger ! En post-opératoire, je suis totalement dépendante, on fait ma toilette, homme ou femme, sans me demander si j’ai une préférence, selon le roulement. La toilette du haut, je la fais assise, devant la grande baie vitrée, pour que l'on puisse me surveiller, tout le monde peut me voir !

Intimité, danger ! On relève mes draps pendant la visite, pour m'examiner, surveiller les pansements, histoire sans parole !
Intimité, danger ! Je suis totalement couchée, et dépendante.
Intimité, danger ! Mon traitement est à la vue de tous mes copains médecin, au pied du lit.
Intimité en sauvetage, à la sortie de la réanimation, je réapprends ce qu'est la pudeur.

PREMIER BOUILLON

Voilà quinze jours que je suis nourrie par perfusion. Avant l’intervention, j’avais droit à une « fillette » d’eau par jour, je calculais pour pouvoir en prendre de façon régulière et qu’il m’en reste un peu le soir.

Depuis mon réveil, je n’ai même pas la possibilité de boire, juste une compresse imbibée d’eau. Les expériences antérieures m’ont permis de découvrir qu’avec un peu d’alcool de menthe, cela change de goût et c’est presque un délice ! Et puis la compresse, je peux la mâchonner, l’aspirer jusqu’à en extraire les dernières gouttes. Faire comme si je buvais, en goûtant chaque goutte arrachée et interdite !

Les gaz sont arrivés ! J'ai mes gaz ! Jamais aucun pet n'est accueilli avec tant de ferveur que dans les suites d'une chirurgie abdominale !
L’heureux événement étant survenu, cela me donne droit à mon premier bouillon. Je garde entre les mains le bol chaud rempli d’eau jaunasse. J'aime tenir ce bol, dont la porcelaine diffuse la chaleur du contenu. Mes lèvres viennent frôler le bord et c’est la première gorgée. Ce n'est pas de la bière mais du bouillon, du bouillon de l'hôpital, absolument infect, un sachet lyophilisé dissous dans un bol d’eau chaude ! Un goût salé. Mais c’est bon. Je prends le temps de percevoir toutes les sensations que me procure cette eau chaude étrangement goûteuse.

Espoir de reprendre dans quelques jours un début d’alimentation. Angoisse de savoir si cela va passer. Plaisir du goût, petit plaisir loin de la visite technique de l’équipe chirurgicale. Mais actuellement tout est pour moi important.

MES MAINS

Elles ont servi, ces mains depuis quarante-cinq années. Elles ont appris lentement au fil de l’expérience à examiner, palper, ausculter, percuter, détecter où était et d’où venaient la douleur et la maladie. Elles ont piqué, ponctionné, cathétérisé, sondé, intubé en essayant de ne pas se faire remarquer... Elles ont appris à être discrètes, devenues instruments indispensables pour mon exercice. Elles étaient au courant de tout, au courant du corps de l’autre.

Et puis elles sont devenues chaleureuses et humaines, réchauffées par tant d’autres mains qu’elles ont serrées, dans les chambres, les couloirs, mon bureau.
Mains de tendresse, elles ont essayé de réconforter celui qui était malheureux : main sur l’épaule, main dans la main ou main tendue vers l’autre pour l’aider à être debout et continuer à avancer, malgré sa douleur, son chagrin, sa souffrance.

Et puis, ces mains sont devenues malades. Démantibulées au moindre mouvement, devenues progressivement incapables d’effectuer de nombreux gestes de la vie courante. La frappe sur l’ordinateur est douloureuse, l’écriture presque impossible, la viande difficile à couper, et la cuillère pleine trop lourde à porter…

Alors, on les a soutenues. Bien maladroitement et à tâtons. Équilibre difficile entre l’immobilisation souhaitée et un minimum de fonctions maintenues. On essaie toutes les attelles possibles, en plastiques, en bagues, en argent.

Maintenant, elles essaient de se trouver une nouvelle fonction, un nouveau chemin. Mains douloureuses, elles sont venues faire corps avec toutes ces autres mains tendues, cris de tempête vers un monde meilleur.
Elles peuvent encore se fermer quand la colère est trop forte, ou s’ouvrir dans un même geste, pour donner ou pour recevoir.
Mes mains et moi ne font qu’un.

Marie-Hélène BOUCAND
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Supplément de Vie chrétienne n° 502 : Le corps mal-entendu (108 pages, 13 euros)
Revue Vie Chrétienne, 47, rue de la Roquette - 75 011 PARIS
e-mail : revuevx@easyconnect.fr

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