Esprit, es-tu (encore) là ?
Il est bon, et même sain, de regarder régulièrement par la
fenêtre.
Après tout, la foi n’est pas un super savoir, concurrentiel
et totalitaire, sur à peu près tout, mais au mieux, une connaissance risquée, parmi d’autres. Et puis, il y a la foi, cette disposition partagée de confiance, aussi stable qu’indéfinissable à
travers les cultures et les âges, donc largement anhistorique ; et il y a la pensée croyante, aussi variable que plurielle et évolutive, qui expérimente, comprend, explique et intègre son
milieu et son monde, et qui est, quant à elle, forcément historique. La confusion de la foi et de la pensée croyante peut allumer des bûchers. La distinction de l’une et de l’autre et son
respect, permet de comprendre. Par exemple, qu’après plusieurs siècles de christianisation, un brave gaulois de la Narbonnaise chrétienne pouvait sortir de la messe et s’agenouiller pour prier le
divin soleil. Ou, autres exemples plus voisins, des chrétiens qui croient à la Transcendance mais pas en Dieu et d’autres qui sont marxistes.
Donc, à regarder par la fenêtre, aujourd’hui, on peut y voir ce que les anglo-saxons nomment the mind-body problem, c'est-à-dire la question des relations entre le corps et l’esprit.
Vieux problème. Nouvelles réponses.
Vieux problème, celui du dualisme entre des catégories, physiques, métaphysique, corporelles, sociales. Les réponses, pour le dire un peu
globalement, s’articulent autour du spiritualisme : il y a l’âme et il y a le corps. On connaît, et même le plus naturaliste des théoriciens de ce schéma-là, Aristote, n’en démord pas :
« seul l’esprit survient du dehors et seul il est divin, car l’acte du corps ne communique en rien avec son acte à lui ». Les autres ont suivi, peu ou prou, en déclinant à
l’infini les termes de « doubles substances », « facultés », de « fonctions », etc., et encore dans notre bel aujourd’hui, pour un Merleau-Ponty, « l’esprit
est l’autre du corps ». Tout cela a fait système, philosophique, religieux, scientifique et politique, évidemment, dans la mesure où le spiritualisme structure et hiérarchise :
l’esprit étant supérieur au corps vulgaire et à la simple matière, la cité antique sera commandée par les hommes d’esprit. Dans l’âme, il y aura la partie supérieure, la raison, qui surplombe ses
parties charnelles dites irascible et concupiscible. Dans la société, il y aura les précieux intellectuels et les utiles manuels. Le corps devra obéir à l’âme qui devra être l’objet de plus de
soin que lui. Non qu’il faille tout à fait le négliger, ce corps. Au contraire, il faut s’en préoccuper avec sérieux pour y reproduire…le dualisme métaphysique socialement prolongé. Tiens,
écoutons Sénèque dire comment il faut éduquer ce cher bambin futur citoyen: « Les parents forcent le caractère encore flexible des enfants à supporter ce qui leur fera du bien, ils
ont beau pleurer et se débattre, on les emmaillote étroitement de peur que leur corps encore immature ne se déforme et ensuite on leur inculque la culture libérale en recourant à la terreur s’ils
la refusent ». Terrifiant dira-t-on ? À peine davantage que les régimes tortionnaires recommandés par des diététiciens des laboratoires de l’Oréal. Ainsi, mon
médecin spécialiste m’a pris 58 euros pour me dire que, dans mon cas, il conviendrait de manger cinq fruits et légumes différents chaque jour. J’ai essayé, pour finalement me rendre compte que
les « fins de mois difficiles » ont rapidement commencé, surtout avec les trente derniers jours… Mais l’essentiel est sauf : le corps, son esthétique et sa diététique comme
expression sociale de la culture, du niveau de vie, de la puissance. Il y aura le corps au « sang bleu » et l’autre corps, en attendant le gène criminel et le gène sain.
Enfin, si de l’esthétique on passe à la religion (chrétienne pour le moins), j’apprends que Dieu est Esprit, donc l’affaire devenant sacrée, le spirituel ou le psychique est plus important que le « bassement matériel », à moins que tout ne devienne psychique, autre façon de dire la même chose. En somme la pensée spiritualiste aboutit souvent à la pensée dominante et à ses prolongements sociobiologiques : si le spirituel va mal, c’est la faute du corps, ses pulsions, ses défauts, ses carences ; si la société va mal, c’est la faute à ses déficients de toutes sortes etc.
On peut se plaindre de cet état de fait du corps méprisé, choyé ou, pour le moins, labélisé autonome par rapport à l’esprit: il a provoqué des cruautés, comme son exploitation, à grande échelle parfois, quand ce ne fut pas son saccage en toute impunité. On doit aussi reconnaître qu’il a permis, par exemple, à des médecins, de l’étudier, en toute quiétude relativement, pour notre plus grand bien. C’est précisément de ce milieu-là que provient la critique à des réponses globales, c'est-à-dire l’avancée d’une tête de pont dans le dualisme corps-esprit. Et s’il fallait la dater, en dehors des prémices des productions épiques du premier millénaire grec avant J.C., il faut se situer vers 500, du côté de Cnide, une cité continentale de l’Asie Mineure, où circulaient des dissertations médicales, quelque peu avant les premières productions attribuées au grand Hippocrate. Dans l’une de ces compositions intitulée Des maladies (§ II) on peut lire : « Le tracas ou souci morbide est une maladie difficile. Le malade semble avoir dans les viscères comme une épine qui le pique : l’anxiété le tourmente ; il fuit la lumière et les hommes, il aime les ténèbres ; il est en proie à la crainte… il a des visions effrayantes, des songes affreux… » C’est la première mention d’une rencontre entre le corps et l’esprit, plus précisément, la détermination d’une action du corps (les viscères) sur le mental. A sa suite, au travers de la doctrine des humeurs, le corps a revendiqué ses droits sur le tout puissant esprit. Ainsi, en dehors de l’école behavioriste, même le génial découvreur du grand archipel de l’Inconscient, neurologue de formation, avait pressenti qu’au-delà de cette terra incognita, il y avait le massif du biologique et, à qui voulait l’entendre, il répétait que du jour où le cerveau serait mieux connu, la psychanalyse devra cotiser à l’UNEDIC, pour faire dans la caricature. En fait, ce que Freud pointait là était un enjeu de taille, un réel et gros problème épistémologique, celui d’un savoir objectif, ou se définissant comme tel, (les neurosciences, la psychanalyse et d’une certaine façon la théologie) sur le subjectif (l’esprit, l’âme, la conscience, bref la psyché) : possible ? Admissible? Jusqu’où ? …Cela ne peut que faire réagir les uns et activer pour les autres le rapport délicat entre sciences de l’homme et sciences de la nature. .
Or voici qu’aujourd’hui, Daniel D. Dennet, un philosophe américain grand amateur de Descartes, peut dire avec beaucoup d’autres : « Cette croyance irréfléchie en la dualité du corps et de l’esprit peut paraître naturelle : elle n’en est pas moins radicalement fausse. Nous savons aujourd’hui que chacune de nos idées, chacun de nos rêves, chacun de nos états d’esprit n’est rien d’autre qu’un événement qui se produit dans notre cerveau. Si complexe et intéressante soit-elle, la conscience n’est donc qu’un phénomène physique de plus, au même titre que le magnétisme ou la photosynthèse » Ces propos reprennent en l’étayant la phrase célèbre de J.P. Changeux : « À quoi bon parler d’esprit ? L’homme n’a dès lors plus rien à faire de “ l’Esprit ”, il lui suffit d’être un homme neuronal. »
En d’autres termes, ce que nous nommons la conscience, l’activité mentale, les représentations, d’un mot l’esprit, ne serait que la production ou la conséquence naturelle de l’activité biologique. Ce qu’on appelle la naturalisation de l’esprit est la perspective de transformer l’esprit en une propriété stricto sensu du corps.
On mesure l’impact sur les anthropologies, chrétiennes et non chrétiennes : l’esprit, ce bastion intouchable de l’analyse, de la psychiatrie, du croire, toutes confessions confondues, n’est plus ce tabernacle sacré et invisible de l’ontologisme philosophique ou clinique, mais ce qui peut se voir et se mesurer sur une imagerie cérébrale, au bout d’un neurone ou du microscope ; la distance qui sépare l’homme de l’animal, jusqu’ici infranchissable, s’amenuise pour laisser la place à une continuité du vivant. Davantage et plus inacceptable encore : naturalisé, l’esprit peut être l’objet d’une action de l’homme sur lui-même. Il peut s’auto-façonner non seulement biologiquement mais aussi sociologiquement, culturellement, ce qui nous oblige à en rabattre un peu sur la perfection de la créature sortant toute faite (et bien faite, bien sûr) des mains de son Créateur, poncif prolongé par l’idée que l’homme est roi de l’Univers. Enfin si l’esprit est corps, quand ce corps sans vie pourrit dans une fosse creuse…
Ce questionnement fait l’inquiétude des uns et le bonheur éditorial de tous les vendeurs d’inquiétudes qui manipulent les paradoxes du genre : peut-on croire aux temps des neurosciences ? où la réponse est induite par la question. D’autres pensent s’en sortir avec des prothèses comme : la science s’occupe du « comment », la philosophie, et plus encore la théologie, du « pourquoi ». Dans les deux cas on ne regarde pas par la fenêtre mais on tire les rideaux.
La question est pourtant de poids et non seulement intellectuelle : du point de vue économique, certains systèmes de santé ne prévoient que la prise en charge des maladies mentales si elles sont d’origines physiques ou biologiques ; des laboratoires se réjouissent pour leur production de ritaline et autres amphétamines qui viennent à bout des « hyperactifs » et agités de toutes sortes, en évolution croissante dans les crèches, les milieux populaires et les diagnostics ; l’éthique peut y trouver son compte : faut-il tolérer économiquement que le bonheur soit au bout d’un bon dosage de sérotonine. En attendant le précieux secours de l’électronique qui, grâce à des petites puces implantées dans le cerveau, permet à un individu totalement paralysé d’écrire par simple captation, dans l’aire visuelle, du signal électrique émis par son regard et sa transcription par un ordinateur. C’est aussi par une technologie semblable que de bons soldats US en Irak pourraient ne plus connaître la peur, la fatigue et la déprime, ni même se souvenir qu’ils ont tué d’autres hommes.
Tout cela n’est pas fiction. Il y a des faits. Je n’en mentionnerai que quelques-uns.
Quelques enjeux, pour la foi et la pensée croyante. Enfin l’opinion qui revient à chacun.
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Le plan de l'article est le suivant :À propos de l’humeur chagrine
L'Amour, l'attachement, la confiance ?
Souffrance et Douleur : autres grands mots
Du côté des atrophies cérébrales et des autres, sains ou
saints
À propos des atrophies
Le « je » est fait d’autres, l’esprit devient chair
Et pour finir, la spiritualité
Pour conclure : la chair de l’esprit, une belle aventure spirituelle
Angelo Gianfrancesco