Histoire du tamis

Publié le par Garrigues

Je voudrais réagir très rapidement à l’évangile de dimanche passé, en Luc 23, 35-43 et en particulier sur ce que les cathos nomment l’évangile du « bon larron ». Il n’était peut-être pas si bon que ça, mais la question qu’il pose à la conscience chrétienne est de taille : au vue de certaines existences, pas seulement de délinquants et de pauvres types avérés, mais celles bien plus sournoises et plus destructrices qu’elles n’y paraissent, quelle réponse l’évangile fait à une conscience, chrétienne et non chrétienne ? Je ne veux pas là poser la question fumeuse du mal, qui est tout sauf une abstraction à laquelle le réduit ce raisonnement généraliste. Je n’ai pas non plus de prothèse pour la question du bien, laquelle obéit à la même dialectique que la précédente. Je voudrais poser la question moins abstraite de la personne qui fait du mal, les larrons d’hier et d’aujourd’hui, qu’on a en face, physiquement ou médiatiquement.

Qu’en fait le bon Dieu ? Je n’en sais rien. Que dit la foi ? Je n’en sais rien non plus, pour la foi des autres. Que dit l’Évangile la dessus ? On doit essayer d’y réfléchir.

Pour moi cet évangile du larron c’est l’évangile du tamis.

Gamin, en Italie du sud, j’aimais le mois de juillet, le mois de la moisson. Un tracteur de la municipalité (ça coûtait trop cher pour un petit agriculteur) venait moissonner. Les 9/10 du blé étaient vendus à la coopérative et disparaissaient. Le dixième restait pour la consommation propre. Avec des fléaux on battait les épis. De grand tas de graines comme des petites pyramides blondes étaient engrangés. Un plaisir de gamin : se rouler dedans. Une découverte, restée longtemps sans sens : comment faire pour retenir une poignée de grain de blé dans la main ? Mouvement naturel de la nature humaine : refermer la main pour ne pas laisser les grains s’échapper. Les grains vous filent entre les doigts. Un jour vient où on comprend qu’en laissant la main ouverte, sans vouloir retenir les grains, ceux-ci restent, vous n’en perdez que quelques uns… Comprenne qui pourra.

Le tas de blé n’était pas utilisable tel quel. Il fallait le tamiser, en enlever les scories d’épis, de paille et autres mauvaises graines. Ne retenir que ce qui était bon… Même chose, deux mois après, avec les vendanges. Avant de déverser les grappes, blondes ou noires, de raisin dans la grande cuve et les piétiner en courant après la meule, il fallait les trier entre elles et, sur chacune, enlever les grains pourris ou abimés… Tous ces gestes ordinaires de la vie paysanne me posaient question, longtemps après encore. Pour ne rien dire du ciel étoilé qui m’a tout appris.

La facilité il est vrai, est d’en rabattre avec l’histoire de l’ivraie et du bon grain. Bof. On se retrouve alors avec une foule d’incohérences pour peu qu’on ressasse et moissonne l’esprit avec l’évangile. En voici quelques-unes, en versant dans la commode symbolique.

 

Pourquoi tout le monde, de l’ivraie et du bon grain en somme, ne serait-il pas racheté. Après tout, à la campagne rien n’est perdu, pas même les mauvaises herbes et les mauvaises grappes. Donc, solution facile, tout est bon et l’enfer, le mal, etc., c’est du pipeau de théologien médiéval. Ca a marché et ça a fait système philosophique depuis le « nul n’est méchant volontairement » des grands esprits antiques au gentil Jean-Jacques pour qui l’homme est bon. Dans un grand élan de sympathie universelle on envoie le diable s’inscrire aux Assedic en attendant de le récupérer, car au fond, au nom de la sympathie universelle, le diable aussi peut être sauvé.

Et il y en a (eu) des diables qui ont détruit des millions d’individus et en détruisent encore par sympathie universelle. Je passe.

J’ai quand même un peu de mal à me dire qu’au ciel je pourrai trouver Mein Kampf à la bibliothèque municipale. À moins que l’évangile baratine quand il parle de Géhenne, de feu éternel, de main ou de pied à arracher s’ils sont une occasion de faire des conneries façon Matthieu 18,8 ; Marc 9,43, etc. Donc le « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ne satisfait pas du tout mon vécu d’homme confronté au mal, pas plus que la mauvaise herbe qui finit brûlée ne satisfait ma foi en Jésus Christ sauveur des hommes, des pauvres types, des prostituées, des larrons de tous poils, etc., etc.

La grande astuce : je fais le bien, les bonnes œuvres et même, bon chrétien, je donne un verre d’eau au plus petit de mes frères ; je visite les prisonniers ; j’en rajoute une couche en donnant tout mes biens aux pauvres, en partageant mes richesses façon premiers siècles de l’Église, je soigne et même j’embrasse le lépreux, je prie pour les pauvres. On connaît, à grand renfort de commentaires sur Marthe et Marie.

C’est déjà plus acceptable. Après tout l’amour ce sont des actes et pas du discours, même si chacun a sa façon d’aimer. Il y en a qui préfèrent faire des cadeaux, d’autres des phrases tendres, d’autres encore faire le ménage ou aider un érémiste à trouver du boulot. Bref, à chacun sa voie.

Après tout l’évangile nous parle du jugement dernier (Matthieu 25,34 ; Jean 5,29) et ceux qui auront satisfait aux œuvres concrètes iront à la droite du Père. Les autres, à sa gauche, seront de vilains boucs dans le royaume des boucs, façon imagerie médiévale. En attendant qu’on vienne nous dire que « l’enfer c’est les autres ». Donc les boucs sont ici-bas et le tri étant fait il n’y a plus que la droite du Père au ciel, si on y croit.

Problème : J’ai été baptisé dans la grâce du baptême, la grâce gratuite immensément du sang de l’agneau. Elle n’est pas cotée au CAC 40, elle est gratuite donc tout le temps, jusqu’à la fin des temps, jusqu’au bout de moi-même, deviendrais-je la pire des crapules. Ça a fait mode et discours. Jusqu’à la dernière minute, après une vie bien arrosée ou autrement abusive, une conversion, une repentance, quelques dons généreux en espèces philanthropiques, ou quelques Te Deum sur le champ de bataille ad majorem Dei gloriam et hop, sauvé ! Le bon larron a cru que le condamné à côté de lui pouvait faire quelque chose pour lui. Cela a suffit. Cela veut-il dire que ses mauvaises œuvres ont été effacées par cette foi ? Mais alors que faire du mot pas tendre du tout de Jésus à propos de Judas : «  Malheur à l’homme par qui le fils de l’homme est livré. Mieux vaudrait pour lui ne pas être né » (Marc 14,21) Évidemment tout le monde ne livre pas Jésus. Le Fils de Dieu pensez donc ! Mais nul ne saurait légitimer quiconque livre un autre homme à partir de cet argument là. Ou alors, il faut ranger tout ce qui ressemble à un code pénal. Certes, humainement, ce n’est pas rien qu’un jour quelqu’un, un homme en chair et en os comme moi, ait dit à un autre homme, un pauvre type comme moi, « tu ne mourras pas ». Cette parole là raisonne depuis avant qu’Abraham ne fût en son premier matin. Mais quand même, quand on essaie de faire son boulot d’homme, c'est-à-dire de frère des hommes, et de marcher loyalement derrière son Dieu, les œuvres ça compte dans une vie et on trouve juste la séparation de l’ivraie et du bon grain, la séparation entre ceux qui ont donné le verre d’eau au dernier d’entre nous et les autres. Tout peut-il être pardonné, les mauvaises comme les bonnes (?) œuvres, celles des premiers qui seront derniers et des derniers qui seront premiers ?... À moins de dépasser tout ça et de s’en tenir ferme à Jean 14,6 : « Nul ne vient au Père que par moi ». Et comme tout le monde n’est pas chrétien, et que le salut est pour tout le monde quand même, on peut rallonger la chose en disant que tout le monde, pourvu qu’il aime, passe par le Christ (1e épître de Jean 4,21). Il y en a qui n’aiment pas et ne s’aiment pas, jusqu’au bout… du suicide pas exemple…

Troisième astuce ou imbroglio déniché par saint Augustin sur la base des « Nul ne vient au Père si le Père ne l’attire… ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis etc., etc. » Puisque c’est Dieu qui choisit, il y en a qui sont prédestinés, même des mauvais larrons, et d’autres qui ne le sont pas, les mystères de Dieu restant insondables. Ça aussi a fait école, protestation et protestantisme. Reste alors à savoir ce que deviennent les non-croyants où il y a surement des bons et des pas bons. Faudrait que je pose la question à un protestant.

Il y a quand même des repères ou des solutions, en dernier recours : le pardon de Dieu, sa miséricorde qui est de toujours à toujours. Et mettons l’enfer au cimetière encombré et bienheureux des abstractions sottes et surannées. Mais que faire de Matthieu 12,31 : « tout peut être pardonné sauf le blasphème contre l’Esprit. » Quelque chose reste donc impardonnable ici-bas et là-haut, quelque chose qui fait perdre la face à Dieu-même. Ce n’est pas rien ça et ça fait froid dans le dos, surtout qu’on ne voit pas bien ce qu’est « le blasphème contre l’Esprit », pas plus qu’on ne voit ce que signifie : « et lui, l’Esprit, une fois venu, il établira la culpabilité du monde, en fait de péché, en fait de justice, et en fait de jugement » (Jean 16,8).

Il y a donc quelque chose « qui ne passe pas » malgré le pardonner soixante-dix fois sept fois ou l’acharnement à ne pas détruire une ville s’il s’y trouve quelques justes. Certes, il a bien dit qu’il ne jugeait personne mais pour ajouter aussitôt « s’il m’arrive de juger » (Jean 8,16).

Et puis, un peu de franchise, il y a ma réalité qui fait que je mettrais sans émotion mon poing dans le nez à quelques larrons contemporains parce qu’il faut bien accepter aussi qu’il a pu dire à des hommes comme lui : « vous êtes du diable votre père et ce sont les désirs de votre père que vous accomplissez » (Jean 8,44). Il y en a donc qui en sont…

Bref, le mal est tout sauf une abstraction pas plus que ne sont abstraits les salauds et l’idée que tout ne passe pas, que les bonnes œuvres ne font pas tout, pas plus que la foi toute seule et qu’il lui est arrivé de juger, mot qui veut dire condamner sémitiquement. Il y a donc bien un jugement. Accepter d’entendre ça, déjà, de la part de l’évangile. Si on l’accepte, alors la question du pardon peut se poser en vérité : blasphémer contre l’Esprit, ce qui fait l’impardonnable, c’est refuser Dieu lui-même en tant que possibilité de pardon, hors de toute religion, même si là-dessus elles racontent toute la même chose. Ce refus c’est la mort, la culpabilité. Au moins, avec celle-ci on peut s’arranger. S’ouvrir à Dieu revient simplement à accepter cette possibilité là, qu’on nomme ou qu’on ne nomme pas Dieu.

Judas a trahi, j’ai trahi de bien des manières, j’ai détruit. Judas s’est suicidé malgré toute la religion qu’il avait, les bonnes œuvres, la foi en Jésus Christ. Pierre a trahi, mais lui, il s’est laissé regarder par Jésus : « le Seigneur se retournant fixa son regard sur Pierre »…

La haine est facile. Accepter le pardon de sa haine l’est beaucoup moins. Au plus fort de la haine qui m’habite il y a l’impossibilité métallique qui ne rouille que très peu, d’accepter la possibilité d’être pardonné. Aller donc imposer à quelqu’un cette possibilité là. Il faut l’avoir vécue, jusqu’à l’envie de tuer peut-être, et le reconnaître sans l’alibi des œuvres, de la foi, au-delà du remords et de la bonne ou mauvaise conscience bourgeoise, comme lui-même s’est exposé a cette impossibilité. Pourtant la femme adultère est pardonnée sans signifier à aucun moment qu’elle demandait à croire à une possibilité de pardon. Être pardonné sans condition, pas même celle de croire qu’on peut l’être, au plus fort de sa connerie ou de sa cruauté… et pardonner sans attendre que celui à qui on pardonne le croie… Ça aussi il faut l’entendre de l’évangile et l’attendre, l’espérer de l’autre, mon frère. En somme ne jamais oublier que si mon cœur vient à me condamner, Dieu est plus grand que mon cœur. (1e épître de Jean 3, 20)

À vrai dire, tout commence là, dans ce double mouvement là. Depuis le tombeau ouvert. Et c’est ça qui ouvre mon tombeau. Mais cela suffit-il à ranger au placard la question du jugement. Il y avait deux larrons. Qu’est devenu le mauvais ? Celui que je suis. Je ne sais pas. Je pense alors au tamis de mes gamineries.

Et je lis Paul dans la 1e épître aux corinthiens 3,9-15 : « Car nous sommes les coopérateurs de Dieu ; vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu. Selon la grâce de Dieu qui m’a été accordé, tel un bon architecte, j’ai posé le fondement. Un autre bâtit dessus. Mais que chacun prenne garde à la manière dont il bâtit. De fondement, nul n’en peut poser d’autre que celui qui s’y trouve, le Christ. Que si sur ce fondement on bâtit avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille, l’œuvre de chacun deviendra manifeste : le Jour la fera connaître, car il doit se révéler dans le feu et c’est ce feu qui éprouvera la qualité de l’œuvre de chacun. Si l’œuvre bâtit sur le fondement subsiste, l’ouvrier recevra une récompense : si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu »

Mon tamis c’était ce feu : il ne gardait que ce qui était bon à garder et séparait la paille, ce qui ne valait pas d’être retenu, mes conneries, mon mal, ma haine, mes crimes ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu.

Et si le jugement ne consistait pas à séparer l’ivraie du bon grain mais à ne garder que ce qu’il y a de « meilleur » qui n’est pas entre nous mais à l’intérieur de chacun de nous ? Rien ne peut être gardé de ce qui est pourri et il y a des choses pourries au ciel et ici-bas qui ne souffrent pas la moindre complaisance. Mais il faut accepter, selon Paul, qu’il y a chez des individus pourris des choses qui méritent d’être gardées d’une part. Ce qui n’a rien à voir avec de la purification d’âme. D’autre part il faut lire la suite : « Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, celui-là Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est sacré, et ce temple c’est vous ».

Le « blasphème contre l’Esprit » c’est de détruire la vie. Il y a des destructeurs et des degrés dans la destruction, comme dans le royaume, le plus petit sera plus grand que le Baptiste. Le feu du tamis s’y retrouvera et le pardon, à tout moment, peut redonner vie à des destructeurs. J’ai connu un homme qui avait démoli quelques existences. Pour finir il a tué. Puis il s’est tué. Mais puis-je croire que Dieu le détruira lui. Que devient alors le précédent mot de Paul : « quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu. »

Il faut croire qu’il y a là quelque chose de Dieu qui nous échappe, comme de nous-mêmes, car on a bien du mal à voir de nous ce qui est au-delà de notre œuvre, serait-ce de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille. En lisant cela, on sait seulement qu’il y a divers matériaux qui nous constituent, lesquels ne me semblent pas réductible à l’épure de l’esprit et du corps. On est averti aussi que tout ne sera pas retenu. N’y a-t-il pas un peu de ça déjà, quand avec l’âge on oublie le mal vécu pour ne retenir que les bonnes choses ou quand on s’attache plus aux qualités qu’aux défauts de quelqu’un.

Et lorsque ces matériaux seront consumés subsistera quelqu’un que le Jour du Christ fera apparaître. Et si ce quelqu’un qui subsiste à travers le feu était le Christ lui-même, adorant le Père dès le commencement ? Il faut alors chercher du côté de l’interaction ou communion des saints qui commence dès maintenant dans la fraternité : « nous sommes les coopérateurs de Dieu, vous êtes le champ de Dieu ». On est au-delà (ce qui ne veut pas dire sans) de la praxis, des bonnes œuvres, du bien et du mal, de l’ivraie et du bon grain, des religions surtout, etc. On est dans la totalité du champ, dans le commun de la trinité : « Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché parce que sa semence demeure en lui… à ceci sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diable : quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, ni celui qui n’aime pas son frère ». (1e épître de Jean 3,9-10)

Dieu ne peut s’autodétruire. Nous sommes bien image de Dieu. La dernière des crapules porte en elle l’image de Dieu. On peut détruire la crapule, ou pour le moins doit-on s’en protéger, la combattre et la juger en la mettant au feu, en la tamisant. Mais après ? Je peine à croire qu’il reste quelque chose du petit moustachu et de ses homologues d’hier et d’aujourd’hui, avec ou sans moustache. J’espère bien en tout cas qu’il n’en reste rien et on ne peut pas espérer autre chose quand on est homme.

Mais sur la Croix tout n’a-t-il pas été crucifié, brûlé, tamisé, de ce qui souffre comme de ce qui donne la souffrance ?

 Angelo Gianfrancesco

Publié dans Réflexions en chemin

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