Lettre au Service Après-Vente
Cela fait un bon bout de temps, à vrai dire, que j’avais envie de m’adresser à toi. Paresse ? timidité ? peur de ne recevoir en réponse qu’un banal et anonyme accusé de réception, comme il est d’usage quand on écrit à un « grand » de notre planète ? J’ai longtemps remis. Mais puisque, aujourd’hui, des amis sûrs me disent que la chose est possible, que tu souhaites répondre personnellement au courrier qui t’est adressé, alors, pourquoi pas ? En fait, ce que j’aimerais – mais je crains qu’il n’y ait prescription ! – c’est pouvoir te réexpédier la petite étiquette que j’avais trouvée, enfant, dans ce merveilleux paquet-cadeau que fut (et que reste) pour moi « La Découverte du Monde » – du monde que tu as créé – et qui spécifiait qu’en cas d’insatisfaction, on pouvait en faire retour au constructeur.
Heureusement que je ne me suis pas hâté de faire cette réexpédition car je mesure aujourd’hui que bien des défauts que je t’ai longtemps cru imputables proviennent en fait de la maladresse des utilisateurs. Ce qui me l’a appris, c’est que même avec le temps, je suis toujours aussi infichu, rentré chez moi, de me servir de tous ces trucs de bricolage que j’achète régulièrement à la Foire de Marseille et qui me paraissent pourtant si faciles à utiliser sous les doigts des démonstrateurs. Il en va de même pour notre monde : s’il ne tourne pas rond, c’est parce que ni moi, ni mes frères les hommes, ne savons trop comment le faire tourner. Bien sûr, tu aurais pu nous rendre le mode d’emploi plus facile, mais après tout, d’accord, c’est à nous de faire l’effort de l’apprendre et d’éviter de semer, par malignité ou par inadvertance, la guerre, la misère et la faim là où tu souhaitais pour nous (et où il ne tenait qu’à nous) de voir lever l’abondance, le bonheur et la paix.
Il reste pourtant toutes ces « pailles » qui existent dans notre monde – et qui existent en nous – comme elles existent au sein des poutres d’acier de nos buildings, et font que, d’un coup, et sans que nul en soit responsable, tout casse comme du verre. Pourquoi, sur notre terre, l’aveugle logique de la tectonique des plaques, qui fait certes surgir les splendeurs des Alpes ou de l’Himalaya, mais qui, hier, a engendré le tremblement de terre de Lisbonne, aujourd’hui, ceux du Pakistan, et qui engloutira demain Naples ou Los Angeles, sans que nul d’entre nous soit responsable ou puisse aller là contre ? Pourquoi chez tant d’êtres humains, jeunes et moins jeunes, cette obscure prolifération de cellules qui tisse en eux la mort au lieu de faire lever la vie sans que rien, ni dans leur passé ni dans leur mode de vie, engage si peu que ce soit leur responsabilité ? Et pourquoi, aussi, la vie est-elle pour certains d’entre nous un fardeau si lourd à porter qu’ils consument toutes leurs forces psychiques à sur-vivre, à ne point mourir, quand ils ne préfèrent pas choisir le repos du néant ? Pourquoi, je ne dirais pas toutes ces injustices, mais au moins toutes ces criantes inégalités devant la vie ?
Je ne sais si tu pourras prêter attention à ces questions (et à bien d’autres qui me brûlent les lèvres) ; tu les jugeras sans doute banales et fort rebattues : ce n’est pas la première fois qu’on te les pose ! Pardonne-moi si je le fais tout de même ; c’est sans doute que j’ai été victime des officines de promotion auxquelles tu t’es adressé pour commercialiser ton produit auprès de nous : n’ont-elles pas écrit que tu trouvais le monde « bon » et même, s’agissant de l’homme et de la femme, que tu les trouvais « très bons » ? N’ont-elles pas écrit que les cieux et la terre, tels qu’ils sont, « chantent ta gloire » ? S’agit-il là de slogans un peu outranciers ou d’une publicité mensongère ?
Je te sais très occupé ; à défaut d’une réponse sur le fond, un brin d’éclaircissement m’aiderait, aujourd’hui, demain ou sur l’autre rive. Sans rancune, en tout cas, et à la fois très respectueusement et très affectueusement,