Le désert
Le désert nous fascine... Il évoque d’abord un lieu immense où l’homme ne peut s’aventurer sans risque. Et pourtant, comme s’il nous fallait trancher un interdit,
il nous attire. Viennent à notre esprit des histoires souvent fantastiques, de ceux qui ont osé. Et l’histoire du monde, de Caïn rejeté au désert, à Saint-Exupéry et Théodore Monod en
passant par Moïse, Jésus, les anachorètes du désert, Charles de Foucauld ou Lawrence d’Arabie, est parsemée de figures qui ont trouvé au désert, non pas un refuge, mais un passage obligé à leur
transfiguration, voire un accomplissement total. La quête au désert apparaît ainsi plus comme un phénomène spirituel qu’intellectuel. Cette quête s’impose à l’individu, ou bien il s’en
désintéresse : c’est un appel, une « vocation » ; ceux qui sont partis ou partent au désert savent déjà qu’ils vont y trouver quelque chose : eux-mêmes.
Suivant l’analyse de J.J. Wunenberger, nous distinguons 3 images symboliques du désert : celle du conquérant, qui s’efforce de franchir des limites, celle du
déjà connu, et celle de ses propres limites. Celle de l’ermite ensuite, qui s’éloignant du monde, trouve son refuge .L’âme reprend possession de l’homme. Détourné de ce qui l’occupe, « le
divertit », il peut plonger alors en lui-même. Celle du pèlerin enfin, qui accomplit la métamorphose de soi, et remonte vers le divin. L’isolement au désert, qui rend inutile de
tricher avec soi-même, permet de devenir soi-même.
La Genèse propose 2 récits de la création du monde : dans le premier, il s’agit pour l’homme de « cultiver et garder la terre », le « jardin d’Éden » : l’homme,
sédentaire, est l’agent fertilisant de la terre. Dans le second récit, Dieu punit l’homme de sa faute et maudit le sol : c’est le désert ; « lorsque tu travailleras le sol, il ne te donnera plus
sa vigueur : errant et fugitif, tu seras sur la terre ».L’homme devient nomade. Pour reprendre la belle étude d’Armand Abécassis sur « l’expérience du désert dans la mentalité hébraïque », dans
le projet de Dieu pour l’Homme, il convient de « travailler » son propre être comme une « adamah », comme une terre à cultiver, mais aussi changer la face du monde et vaincre ses
désirs.
Ce qui est intéressant dans la tradition hébraïque, c’est que les grandes étapes de la rencontre avec Dieu ont été accomplies par des bergers ou des pêcheurs
(Abraham, moïse, David, Jean Baptiste) : c’est le cheminement et non l’enracinement qui ont suscité les sauveurs d’hommes ; C’est donc le second Adam, celui qui a commis la faute et qui passe,
depuis lors, son temps à se relever de la chute…
Évoquons d’abord Moïse et Jésus
Dès l’Exode, à la sortie d’Egypte, Moïse, entrainant les hébreux vers la Terre Promise, a franchi avec son peuple des déserts sans fin. L’Eternel a nourri son
peuple de sa manne et l’a abreuvé. Pourtant cette nourriture n’a pas suffi et les hébreux se sont tournés vers les idoles. Alors Moïse, meneur d’hommes, est monté au Sinaï ; avec les Tables de la
Loi, il a engendré un peuple, apportant un autre pain, une autre nourriture. Les Hébreux passaient de l’état de conquérants à celui de pèlerins.
Jésus au désert a faim ; le « diable » lui propose alors de changer les pierres en pain. Le pain du diable, c’est la domination du monde. Le pain de Dieu, c’est la
voie douloureuse mais transcendante de la mort et de la résurrection : Jésus a choisi !
L’épreuve du désert est bien une seconde naissance ou plutôt elle en est le prélude, marquant pour chaque homme la victoire conquise du bien sur le mal, la
résolution de sa dualité fondamentale.
Les anachorètes du désert
Dans son livre « Les hommes ivres de Dieu », Jacques Lacarrière évoque l’émergence au 4e siècle d’abord en Égypte , puis en Syrie, et dans tout le proche
orient, de l’exil au désert, d’abord d’hommes seuls, puis avec les premières communautés de moines, de dizaines de milliers de paysans qui cherchaient Dieu1. Lorsque le
christianisme est devenu religion d’État en effet, il s’est répandu comme une trainée de poudre. Mais le statut de chrétien n’était plus, comme précédemment, un statut de rebelle, suscitant le
martyr. Pour ces paysans misérables, le modèle idéal disparaît. L’Église, identifiée au monde, subit l’influence de la vie ordinaire. Un seul recours, vivre en dehors du monde, seul ou en
groupe.
Le plus célèbre des anachorètes est le grand Saint Antoine. Il a 20 ans, il est orphelin et il entend l’Appel : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu
possèdes, puis viens et suis moi. » Du fond du village où d’abord il s’installe avec un sage, tradition courante en Égypte, puis il s’enfonce de plus en plus loin dans le désert. Non pour se
rapprocher de la nature, mais pour se défaire de son humanitude. Il est confronté aux fameuses tentations2. Alors, délaissant ceux qui viennent le voir pour s’en
inspirer, il va encore plus loin, complètement seul, dans une minuscule grotte en haut du mont Quolzoum. Saint Athanase, son biographe dirait-on aujourd’hui, conclut : « Ayant vaincu le mal, il
vivra dans une béatitude parfaite. » Sa vie commencée dans les ténèbres d’un tombeau, s’achève dans la lumière au plus haut d’une montagne.
L’autre anachorète exemplaire, c’est Saint Pacôme. Il subit après sa conversion un difficile apprentissage de l’ascèse. Un jour, Pacôme rencontre l’Ange : «
Installe-toi ici et construis ta demeure. Une foule d’hommes viendra à toi et ils donneront profit à leur âme. » Pacôme va « lancer » le monachisme. Monos, en grec signifie UN :
c'est-à-dire d’abord, le fait d’être seul, même à plusieurs ; Mais aussi être dans l’unité, dans l’unification de soi-même ; qui, ayant résolu le problème de la dualité fondamentale, peut
prétendre à l’union, la fusion, avec Dieu ? Pacôme, à sa façon, invente la Cité de Dieu. Il accueillit 8000 moines et le paradoxe le plus grand est qu’en se retirant du monde, seul et ensemble à
la fois, ces hommes ont créé une force spirituelle mais aussi matérielle qui influencera l’Église et les États.
Se manifestèrent dans le même temps ceux qu’on appela les athlètes de l’exil, depuis les reclus, vivant dans les arbres creux, jusqu’aux stylites, vivant immobiles
sur des colonnes. Ces expériences marquaient des ruptures de plus en plus radicales avec le monde, qui permettaient une situation de décalage autorisant la fusion avec Dieu.
Charles de Foucauld
15 siècles plus tard, la conversion de Charles de Foucauld, qui prononce ses vœux à la Trappe, va l’entraîner loin dans le désert ; comme Pacôme, il va recevoir de
plus en plus de visiteurs, mais il sera assassiné en 1916, avant d’avoir pu lui-même fonder une fraternité d’hommes et de femmes vivant avec lui en ermites missionnaires. Il écrit : « Il faut
passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu : c’est là qu’on se vide et qu’on vide complètement cette petite maison de notre âme pour laisser toute la place à Dieu seul…
C’est dans la solitude, dans cette vie, seul avec Dieu seul, dans ce recueillement profond de l’âme qui oublie tout le créé pour vivre seule en union avec Dieu, que Dieu se donne tout entier à
celui qui se donne ainsi tout entier à Lui. »
Ce qui est nouveau cependant, c’est la dimension missionnaire de sa démarche. En quelque sorte, il voulait porter aux autres cette fusion entre le ciel et la terre
qu’il avait réalisée en lui. Les héritiers de Charles de Foucauld se donneront pour tâche de vivre au milieu des autres, comme les autres, en travaillant, sans prosélytisme. L’analyse de Denis
Robert Barrat indique : « Dans cette fraternité universelle, et cette volonté de s’identifier avec les plus pauvres qui leur fait non seulement revêtir la vie civile ordinaire mais encore adopter
la langue et, chaque fois que nécessaire, adopter le rite de la contrée dans laquelle ils vivent… De ce fait, ils cessent d’être des étrangers… Ils veulent simplement être des instruments entre
les mains de Dieu. S’il le veut, des âmes seront touchées par leur vie évangélique… Ils accepteront d’être des témoins muets, souvent incompris de l’amour de Dieu parmi les hommes. »
Se pose alors la question aux chrétiens :
Le désert est-il nécessaire aujourd’hui pour faire jaillir l’homme nouveau ?
Si la lumière est au plus profond de soi, le désert minéral devient annexe ; et, d’ailleurs certains anachorètes, ayant réussi l’union avec Dieu (disaient-ils)
reprenaient leur place, anonyme, dans le monde…
Marie Madeleine Davy écrit : « Seul le désert peut sauver l’homme. Non pas un désert de sable, ni de pierre, de roche, de forêts, mais le désert du dedans, plus
difficile à découvrir que les plus sauvages déserts de la terre. » Le but ?
Devenir Ange, atteindre l’hésychia, non pas l’apathéia, l’apathie, sorte de non accessibilité à la souffrance, mais
l’hésychia, état de disponibilité totale de l’âme, pour se laisser traverser par Dieu, un état de transparence qui rend perméable à Dieu.
L’enthousiasme, en quelque sorte !
Clémence Cursol
Notes
1 -On connaît les traditions religieuses qui ont accompagné l’Histoire de l’Égypte pendant 3000 ans. Au 4e
siècle, le pays est soumis depuis 800 ans d’abord à l’occupation des Grecs, après Alexandre le Grand ; comme toujours, là où passèrent les Grecs, s’accomplit quoique superficiellement, une sorte
d’osmose culturelle. Vint ensuite l’occupation des Romains… autres mœurs : l’occupation était une occupation de soldats et de garnisons.
Les Égyptiens se sont sentis très opprimés par cette occupation ; ils ont trouvé dans la nouvelle religion, le christianisme qui leur arrivait de l’orient, une sorte
de lieu de revanche, peut-être même de résistance par rapport au monde romain « occidental ». Alors si la revanche des paysans asservis par Rome peut être une explication collective, l’engagement
de tous ces paysans coptes, illettrés pour la plupart est sans doute, comme le suggère Lacarrière, une impulsion spontanée des paysans pauvres qui n’avaient rien à perdre
2 -Aldous Huxley écrit dans «Le ciel et l’enfer » que les méthodes ascéto-mystiques prolongent les techniques
immémoriales qui s’efforçaient de changer la condition humaine par la mutation des structures psychosomatiques : le jeûne, en abaissant le taux de sucre dans le sang abaisse l’efficacité
biologique du cerveau et rend ainsi possible l’entrée dans le conscient de (ce qu’il appelle) les matériaux biologiquement inutiles, et entraîne les visions. De même, la carence en vitamines
enlève au sang cet inhibiteur des visions qu’est l’acide nicotinique. Les flagellations entraînent des intoxications du sang par l’histamine et l’adrénaline. Enfin, si l’on confine un homme dans
un milieu restreint, sans lumière, sans bruit, sans rien à sentir, et si on le met dans une douce chaleur, il ne tardera pas à voir, à sentir, à entendre des choses bizarres… Comme dit
Lacarrière, l’ascèse permet de devenir un ange…