Une coupe, des coupes... Une Pâque, des Pâques... 4
Le dernier repas de Jésus, seder de Pessah ?
On a vu que, de fait, la question se pose et que les avis sont partagés. On va donc étudier si des liens peuvent être faits entre le déroulement du seder (vu
dans l’article précédent) et les différents textes des évangélistes, en faisant la comparaison au rythme des différentes coupes de vin.
La première ablution peut être rapprochée de l’épisode du lavement des pieds, en Jean 13.
La manducation du karpass, céleri ou oignon trempé dans l’eau salée, peut être rapprochée de l’épisode de la bouchée à Judas, où Jésus dit : c'est
celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. (Jean 13,26)
Les questions des enfants sont – à l’évidence – transposées dans l’épisode fameux de la question du disciple que Jésus aimait : Un de ses
disciples était installé tout contre Jésus : celui qu'aimait Jésus. Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : « Demande quel est celui dont il parle. » Celui-ci, se
penchant alors vers la poitrine de Jésus, lui dit : « Seigneur, qui est-ce ? » (Jean 13,23-25).
Le disciple que Jésus aimait est, selon la tradition, le plus jeune des apôtres, peut-être Jean ; il est ici la transposition du petit enfant, du
simple.
Ensuite, le long discours de Jésus des chapitres 14 à 17 de l’évangile de Jean prend la place du récit de libération de la haggadah de
Pessah : il y annonce à ses apôtres, entre autre, la venue prochaine de l’Esprit saint, le Paraclet, l’esprit de vérité et de liberté (en Jean 8,32, il disait déjà aux
juifs qui l’avaient cru : vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre… En Jean 15,15, il dit à ses apôtres : je ne vous appelle plus esclaves, car
l’esclave ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis.)
On peut également situer dans le rituel de cette deuxième coupe l’épisode de la bouchée à Judas, la réponse de Jésus mentionnée ci-dessus étant voisine de
ces versets. Il s’agirait alors d’un morceau de matsah trempée dans le charosset.
Le pain est évoqué par les évangiles synoptiques, qui racontent que, tandis qu'ils mangeaient, [Jésus]
prit du pain ; ayant dit la bénédiction il le rompit et le leur donna en disant : « Prenez, ceci est mon corps. »
En fait, cette phrase semble regrouper trois moments distincts du seder :
* la fraction de
la matsah du milieu, après la première coupe
* la bénédiction, au moment où on commence à manger les matsot, après la
deuxième coupe et avant le repas de fête. La bénédiction porte sur toutes les matsot, y compris le morceau de la deuxième matsah mis
de côté au début du repas. Son texte est : béni sois-tu, Éternel, notre Dieu, Roi de l'univers, qui nous a sanctifiés par tes commandements et nous a ordonné de manger la
matsah.
* la
distribution – sans bénédiction – à la fin du repas de fête, de l’aphicoman (le morceau de matsah mis de côté), avant la troisième coupe.
Comment Jésus peut-il s’identifier à une matsah ?
Les trois matsot ne sont pas placées d’une manière quelconque sur le plateau du seder : la première est sur le plateau ; par-dessus, on
dépose une serviette blanche ; sur cette serviette est posée la deuxième ; on dépose de nouveau une serviette blanche sur laquelle est posée la troisième.
Un chrétien peut voir sans peine dans les trois matsot un symbole de la Trinité, la deuxième personne – le Fils – étant la matsah du milieu, celle
qui est entre deux serviettes, et qui, on l’a vu, est pour les juifs le symbole du patriarche Isaac, que son père Abraham était prêt à sacrifier à Dieu.
C’est cette matsah qui attirera tout particulièrement l’attention d’un chrétien. Elle est enveloppée entre deux serviettes, par allusion à
Exode 12,34 : et le peuple emporta sa pâte non encore levée, les pétrins sur leurs épaules, enveloppés dans leurs manteaux (c’est pourquoi certains juifs ont
l'habitude de l’envelopper dans une serviette puis de la charger sur l'épaule et de faire quelques pas en disant : ainsi sont sortis d'Égypte les enfants d'Israël !)
Le partage de cette matsah au début du seder symbolise le partage du pain avec le pauvre ; il est accompagné des paroles suivantes : quiconque a
faim, qu'il vienne et qu'il mange, quiconque est dans le besoin, qu'il vienne fêter Pessah avec nous ! À Pessah, le pain ne doit pas être entier, car la matsah est appelée pain
de misère ou pain du pauvre (le pauvre se contente d'un morceau de pain). Ces paroles ne rappellent-elles pas celles d’Isaïe : vous tous qui avez soif, venez vers l'eau,
même si vous n'avez pas d'argent, venez, achetez et mangez ; venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait. Pourquoi dépenser de l'argent pour autre chose que du pain, et ce que
vous avez gagné, pour ce qui ne rassasie pas ? Écoutez, écoutez-moi et mangez ce qui est bon ; vous vous délecterez de mets succulents (Isaïe 55,1-2) ?
C’est cette matsah du milieu qui, à un moment du repas, est coupée en deux morceaux, dont l’un est remis entre les deux autres matsot et l’autre est
mis à part jusqu’à la fin du repas, où il est ressorti, coupé en morceaux, distribué aux participants et mangé par eux.
C’est ce morceau qui est l’aphicoman, mot signifiant dessert (du grec épi kômon, à la suite du festin), épyiqoman en
hébreutalmudique. Il est aussi appelé tsaphoun, caché, parce qu'il est caché à la vue des participants (cf. Marc 4,22 : car il n'y a rien de
caché qui ne doive être manifesté et rien n'est demeuré secret que pour venir au grand jour).
Jésus prend ce pain rompu, qu’il coupe en morceaux plus petits et qu’il distribue à ses apôtres. Pour suivre le rituel du seder, il devrait alors
dire : en souvenir du sacrifice de Pessah qui était mangé après s’être rassasié (zéker leqorban pessac h
hanéék hal ‘al hassova‘ : on reconnaît le mot qorban, nourriture issue des sacrifices dont Jésus parle en
Marc 7,10-13 pour stigmatiser le mauvais usage qui peut en être fait).
Mais il dit : vous ferez cela en mémoire de moi (Luc 22,19), et surtout : ceci est mon corps donné pour vous
(Luc 22,19 ; on a déjà vu qu’il vaudrait mieux écrire : ma chair).
On peut voir dans l’aphikoman un symbole très clair du Messie brisé (pain rompu), nouvel Isaac réellement sacrifié, qui après sa mort sur le Golgotha fut
enveloppé dans un linceul blanc et caché dans un tombeau où il ne resta pas mais ressuscita, se manifesta à ses disciples puis retourna auprès de son Père.
Jésus est la nourriture au-delà de toute nourriture, celle dont on a besoin encore et encore, même quand on pense être rassasié(comme quand on mange
l’aphicoman) ; il est le pain et la source de la vie, comme il le disait à Jérusalem, le grand jour de la fête des Tentes : si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et il
boira, celui qui croit en moi ! selon le mot de l'Écriture : de son sein couleront des fleuves d'eau vive (Jean 7,37-38).
Ce cri de Jésus retentit encore au soir de son dernier repas, en résonance avec le Psaume 42 : ke’yal ta‘arog ‘al-’aphiqey-mayim, comme
languit la biche après les eaux vives (Psaume 42,2)… ’aphiqey-mayim (littéralement les forces des eaux) signifie généralement cours d’eau. Mais – une
fois n’est pas coutume – la traduction de la Bible de Jérusalem m’enchante… comme la guematria de l’expression hébraïque : 47+47 , incarnation des incarnations !).
Dans l’expression’aphiqey-mayim on entend – ô merveille ! – le mot ’aphiqoman : ce sont les eaux vives.
L’aphicoman est décidément bien plus qu’un dessert : il est la nourriture irremplaçable de tout être humain et la source éternelle de la vie,
Jésus lui-même donné à l’humanité pour son salut !
C’est la coupe de la fin du repas de fête, accompagnée de longues actions de grâce : baroukh ’atah adonaï…, béni sois-tu, Éternel,
notre Dieu, Roi de l’Univers…
Je ne pense pas que cette coupe puisse être La Coupe des évangiles.
Le rite de Pessach
Le rite attaché à la quatrième coupe est le suivant : on emplit la coupe puis on dit le shephokh
chamatekha : répands ta colère sur les peuples qui ne
te connaissent pas, sur les empires qui n’invoquent pas ton nom…
On peut aussi utiliser une cinquième coupe, pour laquelle le rite est le suivant : on emplit une coupe de vin réservée à ’éliyahou hanavi –
Élie, le prophète – puis on ouvre la porte de la maison et on souhaite baroukh haba’, béni soit celui qui vient, à ’éliyahou hanavi.
À partir de cet instant, la porte de la salle du repas restera ouverte pour permettre au prophète Élie de venir bénir la cinquième coupe, annoncer la venue du Messie
et boire cette coupe, selon la prophétie de Malachie : Voici que je vais envoyer le prophète Élie, avant que n’arrive le jour du Seigneur grand et redoutable (Malachie
3,23). On se rappelle qu’Élie a été enlevé au ciel sur un char après avoir transmis sa mission à son disciple Élisée (2Rois 2,11).
On partage donc la quatrième coupe, après avoir dit la prière shephokh chamatekha, mais la cinquième coupe de vin étant
réservée pour Élie (ou le Messie), personne n'y touche…
Le rite de Jésus
Connaissant ces dispositions rituelles, on peut maintenant écouter ce que disent les évangélistes : il fit de même pour la coupe après le repas
disant : cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous (Luc 22,19-20). Matthieu écrit : pour une multitude en
rémission des péchés (Matthieu 26,28).
Peut-on imaginer un seul instant que Jésus a prononcé les mots de la prière shephokh chamatekha, la Prière de
colère : répands ta colère sur les peuples qui ne te connaissent pas, sur les empires qui n’invoquent pas ton nom, car ils ont dévoré Jacob et fait une ruine de sa demeure ;
déverse sur eux ta colère, que ton courroux les atteigne, poursuis-les de ton courroux et anéantis-les de dessous les cieux, Éternel… ?
Il paraît plus vraisemblable que – à la place de cette prière – il a prononcé les mots rapportés par les évangélistes : cette coupe est la nouvelle Alliance
en mon sang et a ajouté : versé pour vous et une multitude, transformant ainsi l’appel à la colère de Dieu en annonce solennelle de la miséricorde divine : Jésus est venu
donner son sang pour les multitudes de peuples qui ne le connaissaient pas !
Au lieu de la colère qui se répand, c’est la miséricorde (et le sang) de Dieu (Citation de Shalom Ben Chorin, rabbin allemand auteur
de Mon frère Jésus, ouvrage malheureusement méconnu dans lequel le mot frère trouve toute sa grandeur. Je voulais ici saluer la remarquable intuition de cet homme – juif – et
célébrer sa mémoire.) : au lieu d’anéantir les multitudes, Jésus les ressuscite par son sang versé.
Et, après avoir prononcé ces mots inscrits pour toujours dans l’histoire de l’humanité, Jésus donna à ses disciples cette
quatrième coupe, coupe de la miséricorde en son sang, qu’ils burent, eux, puis la multitude des hommes après eux, au cours des âges.
Quant à lui, il prit et but… le vin de la cinquième coupe, la coupe du Messie ; non pas la coupe
du Messie qui doit venir, mais du Messie qui est venu et qu’il est lui-même !
C’est ainsi que Jésus n’a pas aboli le seder de la Pâque mais l’a pleinement accompli, en lui donnant une fois pour
toutes son sens profond :
* la colère de Dieu
invoquée avec la quatrième coupe – que Jésus n’a pas bue – a été transfigurée en miséricorde débordante, donnée à ses apôtres et, à travers eux, à l’humanité tout entière, qui est invitée à la
boire à satiété.
* Jésus, lui, a
bu la cinquième coupe – coupe du prophète Élie, mais surtout coupe du Messie – pour proclamer à l’humanité qu’il est le Messie venu pour la sauver, une fois pour toutes, et qu’il n’y a plus de
Messie à attendre, sinon lui-même, qui reviendra dans sa gloire.
Jésus a entraîné ses apôtres – et tous les hommes – dans cette œuvre d’accomplissement, transfigurant chaque élément pour en faire une histoire vivante.
On se rappelle les quatre fils de la tradition juive :
* le sage : Jésus lui-même, le Fils de l’Homme qui
interroge sur le sens de l’événement présent et qui donne la réponse.
* le scélérat : Judas Iscarioth, traître, mais fils
du Père, éternellement.
* le simple et innocent : Pierre qui demande
à Jésus où il va (Jean 13,36-37) et pourquoi il ne peut pas le suivre tout de suite.
* celui qui ne sait pas encore poser de question : le
disciple que Jésus aimait à qui Pierre dit de demander à Jésus de qui il veut parler quand il dit celui qui va trahir, et répète : Seigneur, qui
est-ce ?
… et les quatre éléments essentiels du repas :
* les ablutions du début : On lave les mains du chef de
famille qui est déclaré roi au milieu des siens, homme libre délivré de la servitude et le lavement des pieds (comprenez-vous ce que j’ai fait pour
vous ?).
* la matsah (en tant que ’aphikoman) : le
corps de Jésus.
* les coupes : la quatrième
coupe, de la colère devenue coupe du sang versé pour la multitude et donnée aux apôtres et la cinquième coupe, bue par Jésus, qui
devient ainsi – enfin – celle du Messie.
* les herbes amères : amertume de la mort qui
vient.
C’est ainsi qu’un soir, au fond d’une maison perdue de Jérusalem, la Pâque millénaire des juifs – passage de Dieu au milieu de son peuple, et de son peuple vers la liberté – a été transfigurée par un homme qui venait de décider de donner sa chair et son sang pour le salut du monde.
C’est ainsi qu’un soir, au fond d’une maison perdue de Jérusalem, la Pâque millénaire des juifs – passage de Dieu au milieu de son peuple, et de son peuple vers la liberté – a été transfigurée par un homme qui venait de décider de donner sa chair et son sang pour le salut du monde.
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C’est ainsi qu’un soir la Pâque a commencé son chemin vers Pâques…
C’est ainsi qu’un soir la Pâque a commencé son chemin vers Pâques…
René Guyon