Une coupe, des coupes… Une Pâque, des Pâques… 1

Publié le par Garrigues et Sentiers

Cet article est le premier d'une étude sur le dernier repas de Jésus, où nous étudierons tout d'abord les textes et leurs différences, puis le déroulement du repas de la Pâque juive, avant de nous poser des questions importantes sur la signification des gestes et paroles de Jésus.
Les réponses vous surprendront sans doute...

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La fête de la Pâque approche. Jésus, en bon juif pratiquant qu’il a toujours été et qu’il sera jusqu’à la mort, décide de célébrer cette fête – la plus grande du calendrier liturgique juif – avec ses seuls apôtres, car il sait bien que cette Pâque sera la dernière pour lui.
Elle sera aussi la première de l’Alliance nouvelle.


 
Jésus commence par envoyer en avant deux de ses apôtres, comme on l’a vu dans l’article D’une cruche d’eau à la Coupe du vin, où je terminais en écrivant : « L’Eucharistie qu’instituera Jésus, Alliance nouvelle et éternelle, va être préparée dans la salle où les disciples seront conduits par le porteur de la cruche… »
Tout est prêt pour le repas…
Mais quel repas ?
Celui que les chrétiens appellent sainte Cène, Institution de l’Eucharistie ou autrement ; c’est aussi celui où Jésus dit clairement à ses apôtres : « vous ferez cela en mémoire de moi. »
Mais qu’en disent les textes ?
 
 
Dans le tableau synoptique ci-après, la comparaison des trois évangiles qui décrivent cet acte fondamental de Jésus montre tout de suite que celui de Luc est plus long que les deux autres, qui se ressemblent très fort, et que les principales différences de structure entre ces trois textes sont les suivantes :
 - Luc parle de deux coupes (une avant le pain et une après), Matthieu et Marc d’une seul
- Luc place avant l’Eucharistie l’annonce concernant le fait que ce repas (nourriture et vin) est le dernier de Jésus ; Matthieu et Marc la placent après (avec le vin seulement)
- Luc place les paroles sur Judas aprèsl’Eucharistie ; Matthieu et Marc avant.

 
Matthieu 26,20-29
Marc 14,17-25
Luc 22,15-23
20-25 Annonce de la trahison de Judas
17-21 Annonce de la trahison de Judas
 
 
    15 Et il leur dit : j’ai ardemment désiré manger cette pâque avec vous avant de souffrir ; 16 car je vous le dis, jamais plus je ne mangerai jusqu’à ce qu’elle s’accomplisse dans le Royaume de Dieu.
17Puis, ayant reçu une coupe, il rendit grâces et dit : prenez ceci et partagez entre vous :
18 car, je vous le dis, je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu'à ce que le Royaume de Dieu soit venu.
26Or, tandis qu'ils mangeaient, Jésus prit du pain, dit la bénédiction, le rompit et le donna aux disciples en disant : prenez, mangez, ceci est mon corps.
22Et tandis qu'ils mangeaient, il prit du pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna en disant : prenez, ceci est mon corps.
19Puis, prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna, en disant : ceci est mon corps, donné pour vous ; faites cela en mémoire de moi.
27Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : buvez-en tous ;
28car ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.
29Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le Royaume de mon Père.

 23Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna, et ils en burent tous.

24Et il leur dit : ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui va être répandu pour une multitude.
25En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne jusqu'au jour où je boirai le vin nouveau dans le Royaume de Dieu.
 
20Il fit de même pour la coupe après le repas,
disant : cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang, versé pour vous.
 







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)          Cf. v. 18 de Lc
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21-23 Annonce de la trahison de Judas


Le pain et les coupes
 
Le tableau montre que Luc introduit au début du récit deux éléments qui le différencient nettement des deux autres synoptiques :
 
  - au tout début du repas, Jésus dit à ses apôtres qu’il a ardemment désiré manger cette pâque avec [eux] et qu’[il ne mangera] plus jusqu’à ce qu’elle s’accomplisse dans le Royaume de Dieu.
 - peu après, et en tant que président du repas, Jésus prend la coupe, rend grâces à Dieu et tout le monde en boit, mais il n’évoque en aucune façon une quelconque assimilation de cette coupe à son propre sang.
 
On ne trouve aucune trace de ces éléments en Matthieu et Marc, qui exposent, comme Luc le fait dans la suite de son récit, les éléments concernant le pain et le vin devenus eucharistiques :
 
- Jésus distribue le pain puis la coupe de vin
-  il prononce des paroles sur le pain et le vin : c’est mon corps… c’est mon sang…
 
Dans la version grecque (la seule connue, hélas !) Jésus dit bien : c’est mon corps (grec sôma) et seul Jean lui fait dire : c’est ma chair (grec sarx) en Jean 6,51 (qui n’est pas un récit de la Cène). En hébreu, heviyah, corps, semble avoir presque toujours le sens de cadavre ; et la Septante traduit souvent le mot basar, dont le sens est chair, par sôma. On peut donc raisonnablement penser que Jésus a utilisé le mot basar.
 
Mais Matthieu et Marc paraissent avoir une préoccupation particulière : justifier et officialiser la liturgie qui était en train de se mettre en place au moment de la rédaction des évangiles, en la faisant célébrer par Jésus lui-même, en solennisantles paroles de Jésus et en universalisant le don du vin : sang de Jésus répandu pour une multitude en rémission des péchés.
 
On peut penser que la source utilisée par Lc est antérieure à celle de Matthieu et de Marc, car Lc n’a visiblement pas cette préoccupation à caractère liturgique avec sa première coupe. D’ailleurs, même s’il revient ensuite à un schéma analogue à celui des deux autres synoptiques, il ne manifeste pas le même désir que Matthieu et Marc d’universaliser le don du sang de Jésus, puisqu’il ne parle pas de multitude.
 
Pourquoi le récit de Luc présente-t-il deux coupes et non pas une seule ?
 
Pour répondre à cette question – importante – il faut tenter de reconstituer l’histoire de ce texte, qui peut être la suivante :
 
 - il est vraisemblable que la source originelle qu’utilisait Luc – c’est-à-dire les manuscrits plus ou moins élaborés, relatant les faits et gestes principaux de Jésus, qui ont forcément existé de son temps ou tout de suite après sa mort – mentionnait seulement la bénédiction de la coupe et la déclaration de Jésus qu’il ne boirait plus du fruit de la vigne jusqu’à la venue du Royaume.
-  Matthieu et Marc mentionnent seulement le pain puis le vin avec les paroles : c’est mon corps… et c’est mon sang… pour les raisons déjà exposées. Puis ils terminent avec les paroles : je ne boirai plus du produit de la vigne.
 - Luc a sans doute utilisé la source originelle et la source Matthieu-Marc : il a reproduit d’abord la source originelle, coupe et déclaration : je ne boirai plus, puis la source de Matthieu-Marc, pain et coupe, en évitant de redonner la déclaration de Jésus, je ne boirai plus, qu’il avait déjà donnée, d’après la source originelle, en Luc 22,18.
Il est donc amené à déplacer à la fin de l’épisode les paroles concernant Judas, se démarquant là aussi de Matthieu et Marc.
 
Pour terminer, on remarquera que Luc est le seul à ajouter la mention, encore dite aujourd’hui au cours de l’Eucharistie : faites cela en mémoire de moi. On remarquera aussi que Jésus dit cela à propos du pain, alors qu’on le dit à propos du vin dans les cérémonies catholiques actuelles, ce qui n’est pas conforme aux textes évangéliques ; et j’apprécie quand un prêtre dit ces paroles après avoir élevé la coupe, en guise de conclusion s’appliquant à la fois au pain et au vin.
 
La question est donc : y a-t-il une ou plusieurs coupes ?
En d’autres termes, est-ce un repas ordinaire, où on ne boit qu’une seule coupe, ou un repas pascal, où on boit plusieurs coupes, comme Luc – qui est le seul à parler de deux coupes – le fait dire explicitement à Jésus : « J’ai désiré manger cette pâque avec vous » (Lc 22,15) ?
 
 
C’est une vieille discussion entre savants, dont certains disent : il est très douteux que ce repas, bien qu’il se situe assurément très près de la fête de Pâque, ait été célébré comme un repas pascal ; une chose seulement est sûre : les trois premiers évangélistes l’ont compris et décrit comme tel… et d’autres : le repas ici décrit (en Marc et Luc) n’est pas un repas pascal : il a en commun avec celui-ci la coupe du début comme dans tout repas où l’on buvait du vin, mais il n’a pas les éléments propres au jour de la Pâque : chant du Hillel, manducation de l’agneau avec du pain non levé et des herbes amères.
 
On verra que, contrairement à cette affirmation, il est question en Matthieu et Marc – et, curieusement, pas en Luc qui est le récit qui se rapproche le plus du repas pascal, mais sans doute à son insu… – du chant de psaumes faisant partie du Hillel, avant le départ pour le jardin.
Par ailleurs, certains exégètes estiment que le récit du dernier repas de l’évangile de Jean laisse supposer la proximité de la fête de Pâque, et que son contenu, actualisé par Jésus, concorde avec ce repas pascal.
On peut alors se demander pourquoi en Jean 13,28-29 il est écrit, après le départ de Judas sur l’injonction de Jésus (« ce que tu fais, fais-le vite ! ») : comme Judas tenait la bourse, certains pensaient que Jésus voulait lui dire : « achète ce dont nous avons besoin pour la fête », ou qu'il donnât quelque chose aux pauvres. On aura sans doute l’occasion d’évoquer longuement dans d’autres articles cette incise curieuse, qui n’est certainement qu’une une glose de l’évangéliste – ou, pire, d’un copiste postérieur qui ne comprenait plus rien aux rites juifs de la Pâque. L’objection n’est donc sans doute pas recevable.
Pour ma part, j’ai plaisir à croire qu’il s’agit bien d’un repas pascal, ce que je vais tenter de montrer… en commençant par remarquer – honnêtement ! – qu’on ne trouve pas trace dans les évangiles du récit de la sortie d’Égypte, la haggadah, qui était sans doute – et est encore – racontée au cours du repas de la Pâque. Et cela peut paraître gênant. Mais les évangiles, en tant que récits missionnaires, n’en ont que faire. Et les lecteurs n’en avaient pas besoin, soit qu’ils fussent juifs (et ils connaissaient), soit qu’ils fussent grecs ou païens (et le récit devenait secondaire en regard de la Nouvelle Alliance instaurée dans ce repas). On verra d’ailleurs comment Jésus va suppléer à ce récit dans l’un des évangiles.

A SUIVRE...
  

René Guyon
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