Les Mages, messagers de la complexité

Publié le par Garrigues et Sentiers

Nous venons de passer le cap de l’année 2024, incertains que l’année 2025 soit plus simple à vivre, mais cependant confiants en nos capacités, personnelles et collectives. Et dans quelques jours, nous fêterons les Mages, ces savants dont le Moyen Age a fait des rois. 

Leur long voyage derrière l’étoile jusqu’à l’étable de Bethléem montre leur déférence envers un enfant qui porte le salut. Les savants ont besoin de l’enfant, comme l’enfant a besoin de leur hommage. Il y a donc une articulation indispensable à opérer entre le christianisme et la connaissance savante.

Savants, le mot donne à penser. Il est associé à une notion moderne et ancienne à la fois, celle de la complexité. Complexité du monde, complexité du sujet humain, complexité de nos relations interpersonnelles. 

J’aime à penser que les Mages, messagers de la complexité, nous invitent aujourd’hui à accueillir sans détours la complexité moderne.

Si je consulte « le pape de la complexité », le sociologue Edgar Morin, j’obtiens cette définition : le complexe (ce qui est complexus, tissé ensemble) étudie l’articulation entre le tout (le milieu, le contexte, les lois de l’espèce…) et la partie (la parole, l’article de loi, la décision à prendre…). Il postule que les deux sont essentiels, autant dans le discours que l’on tient que dans les décisions que l’on prend. 

Ce souci d’une bonne articulation est de toujours. Mais la prolifération de sciences nouvelles, très performantes, rend la décision particulièrement « complexe », ou « compliquée », mot qui traduit déjà notre embarras lorsque nous sommes confrontés à cette articulation. 

Or, le sujet humain s’inquiète devant ce qui est compliqué, « multifactoriel », et susceptible d’incertitude, et cette inquiétude génère une insécurité difficile à vivre. Quand il se sent trop menacé, il choisit parfois la réponse la plus primaire et la plus radicale, à savoir le déni, un mot devenu à la mode : « Non, il n’y a pas de réchauffement climatique », « Non, la Covid n’existe pas ». Par-contre, « il y a complot pour me le faire croire. Et pour me disculper à l’avance de tout manquement, je me donne un statut hors-normes : j’en suis la victime ». 

C’est ainsi, par la négation de la complexité, que j’interprète la victoire de D. Trump. Les citoyens américains ont choisi le candidat des solutions simples, voire simplistes : on va arrêter la guerre en 24h, on retient les migrants par un mur, etc… Mais derrière ce théâtre électoral, subsisteront des experts de la complexité qui devront décider. Mais comment ? En vertu de quelle mission ? Donnée par le législateur ? Ce dernier y est-il préparé ? On voit bien, devant les gouffres ouverts par cette question, que c’est l’ensemble de nos sociétés occidentales qui est, en profondeur, perturbé par la complexité moderne et par le déni qu’elle suscite. 

 

Devant cette exigence, comment se situe le christianisme ? Dans tous les champs de sa compétence, discours et décisions, il est sollicité. En voici quelques exemples, à peine esquissé ici.

 1.Dans le domaine théologique, des ajustements sont devant nous. Il faut accepter sans regrets l’existence de « mythes fondateurs », qui n’altèrent pas la foi, mais lui donnent un cadre, daté, donc relatif. 

La question de l’intervention de Dieu dans les affaires humaines (la partie) est aussi à reconsidérer, car l’observation du réel (le tout) la contredit : s’il est un Dieu d’amour qui fait le bien (le tout), pourquoi laisse-t-il prospérer des dictateurs, et pourquoi la paix ne règne-t-elle pas entre nous (la partie) ? 

En conséquence, ne devons-nous pas cesser de chercher une intentionnalité divine dans tout ce qui nous arrive? Si Dieu reste la cause première de tout (il est vrai qu’il guérit), l’acteur visible de ce qui nous arrive est la cause seconde (le médecin, le psychologue). Invoquer le « clin d’œil de Dieu » à tout bout de champ est, me semble-t-il, une facilité qui n’honore pas la réalité et contredit l’appel à la liberté humaine que porte toute la Bible. 

 

2.Concernant la morale, l’Église catholique en tient encore trop pour des solutions binaires non questionnées. Ainsi, bien et mal seraient absolus, un mariage serait indissoluble, une ordination vaudrait pour toute une existence. Or, l’un des acquis de la pensée complexe est de montrer les nuances, parfois nombreuses, entre le bien et le mal, entre les différentes aptitudes d’un sujet selon son âge et son milieu de vie, entre le croyant et l’incroyant, et même entre l’homme et la femme. 

Ainsi, l’Église refuse le divorce qui est pourtant (parfois, pas toujours !) nécessaire pour pacifier les relations familiales. Ainsi, elle veut ignorer la réalité de l’homosexualité. Ce faisant, elle nie la complexité du réel, qui nous pousse plutôt au bien relatif ou au moindre mal. Or, les minorités sexuelles existent (la partie) et doivent trouver leur place dans la société (le tout). 

 

3.Concernant les Écritures, le 20e siècle a été un siècle de grands progrès dans la compréhension de leur statut. Elles sont « parole d’hommes et parole de Dieu », selon le mot du bibliste Paul Beauchamp. 

Nous savons que la Bible est un patchwork complexe : genres différents, rédactions successives, reprises, déconnexion d’avec l’événement décrit, donc éviction potentielle de l’histoire factuelle. 

Pourtant, une autre lecture existe, non historicisante, mais « téléologique », c’est-à-dire pensée à partir du but, ou de la fin, qui fait du discours, non seulement le récit d’un événement, mais une exhortation pour l’avenir. Ainsi, Marie, mère de Jésus est une figure du croyant accompli… de la fin des temps, vers laquelle nous nous dirigeons. Ainsi, selon cette lecture, nous ne sommes pas « chrétiens » au sens identitaire du terme, mais nous le devenons peu à peu. 

Cependant, l’institution valide aujourd’hui une vague de lectures littérales de la Bible qui font honte à la complexité qu’elle reconnaît à sa constitution. Un seul exemple : l’obligation de la masculinité des prêtres. N’importe quel lecteur un peu averti sait que les Douze choisis par Jésus le sont par analogie avec les douze tribus d’Israël. Le chiffre suggère dont que tout Israël est appelé. Le contraire d’une sélection !  L’exclusivité masculine (la partie) contredit le contexte et l’intention de Jésus. (le tout). Elle traduit simplement le souci d’une caste défendant ses privilèges. 

 

Dans ces trois domaines, et bien d’autres, l’institution catholique et l’ensemble des fidèles qui veulent continuer à servir la vérité, doivent accepter la complexité. Á cette condition elle pourra continuer à faire du bien.

Et pourtant, ce qui m’épate, dans le christianisme, c’est qu’il a eu, à son origine et pendant de longs siècles, une conscience aiguë, non de la scientificité du monde, mais de la nécessité d’harmoniser la partie avec le tout. 

Je choisis un seul exemple, parmi d’autres, celui du rapport entre l’Église universelle, qui est le Corps du Christ et les nombreuses Églises locales (paroisses, Églises régionales…). On pourrait croire que l’Église locale n’est qu’une « succursale » à la légitimité relative, mais il n’en est rien. Puisque le Christ est présent là où deux ou trois sont réunis en son nom (Matthieu 18, 20), l’Église locale est « une partie » qui a déjà « tout ». 

 

Aussi, je pense que le christianisme est à même de penser la complexité actuelle, car il est né en sachant penser celle de son temps. Très vite, il s’est répandu à travers l’Empire romain, puis dans des cultures nouvelles et parfois déroutantes ; très vite, il a arpenté les méandres des passions humaines ; très vite, il a su mettre la question de la relation au centre de son discours. 

Yes, he can.

Pour le dire un peu trivialement, c’est juste d’une solide mise à jour dont il a aujourd’hui besoin. Tel est le vœu que les Mages nous apportent et auquel je m’associe, avec vous, je l’espère : que le christianisme retrouve sa vigueur naturelle, car le monde a besoin de lui. 

 

 

Anne Soupa 

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