Au-delà des « cérémonies », jalons pour une société prospective

Publié le par Garrigues et Sentiers

La publication de cette première chronique de Bernard Ginisty pour l’année 2025 est l’occasion pour nous de le remercier chaleureusement pour sa fidélité à nourrir périodiquement notre blog, mais aussi de signaler la récente création par sa belle-fille d’un site www.bernardginisty.com qui rassemble à la fois ses chroniques et des écrits antérieurs. Nous ne pouvons que vous conseiller de vous y reporter : sa richesse est telle qu’à le parcourir, et quels que soient vos centres d’intérêt, vous y trouverez certainement votre nourriture !

G & S

La lecture des magazines pourrait nous amener à penser que l’essentiel des réalisations des deux quinquennats d’Emmanuel Macron seraient de l’ordre événementiel et cérémoniel : les Jeux Olympiques et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. D’ailleurs, le Président lui-même, face aux difficultés, invoque souvent ces deux réalisations comme modèle et inspiration d’un vivre et agir ensemble.

Au 20e siècle, Gaston Berger fut un des observateurs et acteurs les plus pertinents de l’évolution de nos sociétés. Ayant mené une carrière de chef d’entreprise puis de professeur de philosophie à Aix-en-Provence, il fut directeur des enseignements supérieurs au ministère de l’éducation nationale. Ces différentes activités l’amenèrent à créer, quelques années avant sa mort accidentelle, le Centre d’Études Prospectives. En effet, tant son expérience de l’entreprise que celle de l’administration l’ont conduit à interroger les outils avec lesquels on prétendait préparer l’avenir : « Les transformations de la situation générale sont si profondes et si rapides que tout est sans cesse remis en question. Il nous faut renoncer à l’idée simple d’une réforme, qui serait la grande, la vraie réforme et après laquelle on retrouverait une longue période de stabilité. A cette représentation périmée, il faut substituer celle d’une série indéfinie de transformations. (…) L’Univers de la tranquillité est certainement derrière nous » (1).

Dans une étude intitulée L'accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation, Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée : « Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies... ». Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (2).

C’est pour aller au-delà d’une société des « cérémonies », qu’elles se traduisent par un mauvais théâtre de boulevard au Parlement ou la célébration grandiose du patrimoine et des Jeux Olympiques, qu’il promeut une démarche prospective. C'est autour de l'éducation que Berger situe l'enjeu fondamental car la philosophie lui a appris que « c'est le moi plus que les choses qu'il faut mettre en question ». Par-delà les show managériaux, les petits et grands calculs de carrière, les technologies les plus pointues, il y a d'abord à se retrouver comme sujet par les actes fondateurs de l'ironie socratique et de l’engagement éthique : « Mon aventure la plus personnelle est celle de mon dégagement. Un engagement doit être la décision d'un esprit libre. Mais il faut d'abord s'approcher de la liberté » (3). Face à un monde en mutation constante, ce n'est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d'une adaptation. Au moment où le savoir s'étend vertigineusement c'est à la formation des qualités fondamentales de l'homme que l'on est renvoyé. Remplacer la prévision par la prospective, au niveau de l'homme, signifie qu'au lieu de le préparer pour un avenir dont on ne sait pas grand-chose, on lui donne le goût d'inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n'y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs » et il continue : « Je crois que nous commettrions plus d'une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s'engagent n'est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c'est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille » (4). Aux éternels concepteurs de programmes jamais assez complets et aux fabricants de “dispositifs” chers à l'administration française, Berger rappelle « qu'il est urgent de se défendre contre l'accumulation des connaissances, si parfaitement symétrique de l'embouteillage de nos rues et de nos routes » (5).

Tel était bien l'enjeu de l'éducation permanente dont les promoteurs ont été des proches de Berger. Jacques Delors, dans un ouvrage où il cite plusieurs fois Berger dit sa déception du devenir de l'éducation permanente « envahie par la pression de l'économie » e tson regret de la « domination de la formation professionnelle sur la conception générale de l'éducation ». Reprenant le souhait socratique de Berger, il voit le sens de l'éducation permanente dans le fait que « chacun puisse mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle »  (6). Alors que la Loi de 1971 faisait le pari que les partenaires sociaux seraient facteurs d'inventivité en favorisant l'articulation de la formation professionnelle et de l'éducation permanente, il faut bien constater que la plupart des « siégeurs » paritaires professionnels ont le plus souvent méconnu cette ambition : « Je reste sur la douloureuse expérience de l'éducation permanente, où les syndicats auraient pu devenir les cogestionnaires de cette éducation permanente et où, dans une dichotomie facile entre formation utilitaire et formation désintéressée, il se sont évadés et ont fui leurs responsabilités »  (7). Dans un texte saisissant Berger évoque les étapes d'une philosophie de la formation par rapport à l'évolution du travail : « Nous avons laissé loin derrière nous l'ère de l'esclave, pendant laquelle l'homme était à la fois celui qui fournissait la force motrice et celui qui la dirigeait. Nous avons aussi dépassé le stade du conducteur qui utilisait la force de l'animal ou de la vapeur et s'appliquait simplement à donner au mouvement une direction convenable. Nous sommes en train de dépasser la période du contrôleur qui a seulement pour tâche de surveiller l'exécution du travail, de rectifier les écarts et de parer aux accidents. La machine est de plus en plus capable de se contrôler. Au stade où nous sommes il nous faut des inventeurs, soit pour la recherche fondamentale, soit pour la transformation des vérités scientifiques en règles techniques, soit pour la création administrative ou sociale. Ce sont ces inventeurs que la formation doit promouvoir » (8).

La prospective consiste à détruire la mythologie de l'avenir au profit du sens des responsabilités. Il s'agit pour l'homme de contester la magie contemporaine, quelle qu'en soient les formes (millénarisme, futurologie, catastrophisme, idéologie du sens de l'histoire, scientisme, messianisme...) qui ont en commun de faire croire que l'avenir est un destin et non le fruit de la responsabilité humaine. A la suite de l’écroulement des “lendemains qui devaient chanter communiste”, notre époque, déçue, se laisse aller à l'angoisse devant un avenir dont on sait maintenant qu'il n'a ni règles ni garanties. Mais c'est là une attitude purement négative d'esprits qui, ayant trop misé sur un automatisme de l'histoire ou de la croissance, ressassent leur scepticisme parce qu'ils ont cru trop tôt que "c'était arrivé". Certes, nous le savons maintenant, il est vain de se réfugier dans quelque sens de l'histoire. Mais au lieu de rester sur notre sentiment d'échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, envisageons enfin l'avenir avec une responsabilité sereine et lucide : « L'avenir de l'homme antique devait être révélé. Celui du savant d'hier pouvait être prévu. Le nôtre est à construire par l'invention et par le travail » (9).

Dans un monde où l'invention de soi et du monde devient une tâche universelle, Berger indique la nécessité de saisir constamment l'homme dans sa capacité permanente à naître, et non dans ses désignations et ses répétitions. Nous touchons là un des aspects les plus profonds de la prospective. Berger a été un homme d'affaire, un administrateur, un philosophe, mais aussi un lecteur des grands mystiques universels, aussi bien de Jean de la Croix que des Upanishads (10). À la fin de sa vie, il se rapproche beaucoup de la pensée de Teilhard de Chardin pour qui « le monde n'est pas un monde arrêté, un monde figé, un monde fatigué, il est en pleine transformation » (11). Il ne s'agit pas pour lui de s'évader dans quelque consolation idéaliste pour faire face à l'angoisse d'un monde mouvant, mais de saisir dans cette instabilité même, des possibilités toujours naissantes de création.

Quelques mois avant sa mort accidentelle, il écrivait ceci : « Tout se passe comme si l'humanité n'avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s'éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d'une création continuée. À l’idée de la « chiquenaude » initiale dont les conséquences se dérouleraient automatiquement, il faut substituer celle d’une « aspiration » constante qui accroît sans cesse – et de plus en plus vite – la complexité, l’organisation, « l’information » au sens que donnent à ce terme ceux qui s’occupent de cybernétique. Si au lieu d'être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s'accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse. Prendre conscience de cette « inversion du temps » risque de produire un choc. Mais la réflexion doit utiliser la surprise au lieu d’en être déconcertée. Devant un avenir sans assurances, l’inquiétude peut nous gagner. Dans un monde qui se resserre et se précipite, l’agitation et la promiscuité peuvent sembler insupportables. Mais, dans un monde qui s’est ouvert, il y a place pour l’espérance » (12).

Bernard Ginisty

  1. Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F., 1962, p. 110.
  2. Id. page 134.
  3. Id. page 195.
  4. Id. page 144.
  5. Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, P.U.F., 1964, p. 226.
  6. Jacques DELORS L’unité d’un homme, éditions Odile Jacob , 1994, p. 342.
  7. Id. page 68.
  8. Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962, p.117.
  9. Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, op. cit., page 23.
  10. Id. pages 98-112
  11. Id. page 240
  12. Id. page 236.

Publié dans Réflexions en chemin

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P
La pensée de Lao Tseu : restèrent les cérémonies ...<br /> restèrent des liturgies dans une langue figée dans des formules, une langue morte pour beaucoup de nos contemporains et particulièrement pour celles et ceux qui désertent les églises, Des cérémonies qui ne disent plus grand-chose aux jeunes générations. Il suffit d'assister )à une messe de funérailles pour s'en rendre compte. Des liturgies à réécrire sans cesse dans la vie, la vraie ! Comme ces "prières" que proposaient l'homme de Nazareth ! <br /> Berger parlait d' "attitude prospective" <br /> P.S. Gaston Berger fut le père d'un grand artiste Maurice Béjart, le danseur qui réinventa le ballet !
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L
"Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit ».<br /> La très riche et pénétrante réflexion que propose Bernard Ginisty se termine tout naturellement par la citation de Teilhard de Chardin. S'il reste une espérance, elle n'est pas dans des opérations automatisées, ou dans des dogmes encensés par des clercs en tous genres, mais bel et bien dans les créations qui naissent de la liberté de l'esprit et dans l'humble et continue recherche qui nait de cette liberté.
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