Sommes-nous en 1789 ? II. Les ressemblances historiques sont de libre parcours
Les ressemblances historiques ne tracent pas des futurs identiques
D’abord, parce que sous la forme des airs de ressemblance, elles inclinent à l’erreur, par le grossissement des faits rapprochés d’une époque à une autre. Ainsi en a-t-il été du « Nous sommes en 1788 » employé par Pierre Mendès France devant le congrès du parti radical en septembre 1953. Le parallèle alors dressé par celui que sa dimension d’homme d’État allait statufier en ‘’PMF’’, n’a pas été validé par les événements qui suivirent : la IVe république finit certes en 1958 au bord de la guerre civile, mais celle-ci fut évitée par le retour in extremis aux affaires du général de Gaulle – seul personnage en capacité de sortir le pays de la folie qu’avait été la colonisation de l’Algérie dans sa visée annexionniste, et de la guerre de terreur sans issue qui la concluait. Pour le reste, il n’y eut pas de révolution, mais seulement un changement du tout au tout des institutions de la France – lequel allait substituer à une république conformée depuis toujours en régime d’assemblée, une monarchie élective fondée sur l’improbable conjonction d’une gouvernance de type orléaniste et du césarisme plébiscitaire du Second empire.
Le modèle social ne fut aucunement remis cause : le pacte de solidarité sociale et, à sa base, l’intervention économique de l’État, issus des idées politiques de la Résistance (actées par le programme du CNR) et mis en place à la Libération dès les gouvernements présidés par général de Gaulle, ne cessèrent pas de se déployer.
Les vraies ressemblances, elles, sont bien en mesure d’identifier des causes, sinon identiques, du moins voisines qui s’offrent à être discernables dans les crises successives d’une Histoire – une identification qu’on a ici tenté en esquissant des diagnostics comparables quant à l’origine de deux séquences de convulsion politique se présentant à 235 ans de distance. Ce qui a été emprunté à l’ouvrage d’Emmanuel de Waresquiel sur le processus historique conduisant aux sept jours de juin 1789 où la France a basculé dans la Révolution, sur l’état du royaume qui a rendu celle-ci inarrêtable et, en particulier, sur les désagrégations irréversibles de l’ordre social de l’Ancien régime et sur l’impuissance flagrante de la monarchie en ses dernières années, ne valide-t-il pas un rapprochement avec les deux décennies passées (proposons le repère de 2005) qui ont été celles des régressions et des amputations les plus destructrices infligées au contrat social qui régissait notre République ? Ces décennies où l’avenir commun dont on prétendait fixer les destinations qu’il aurait à suivre était fait d’autant d’impasses pour la nation, majoritairement ressenties et vécues comme telles, et débouchant sur la remise en question du pacte constitutif de la cité sous lequel se range ce que l’on désigne par le vivre ensemble.
Ce processus d'invalidation s’est composé à chaque élargissement des inégalités de statut et de conditions de vie, et à chaque dépréciation d’un niveau de ressources, de protection et de considération, et il s’est façonné sous les traits que lui ont imprimés les catégories sociales qui, dans leur diversité, avaient à subir l’enchaînement des relégations : autour d’une mise en doute grandissante de la démocratie représentative et de son corpus référentiel, n’ont cessé de s’étendre les expressions multiples d’un ‘’rejet du système’’, allant des différentes formes d’abstention individuelle ou collective aux explosions d’émeutes urbaines. Les replis – en premier lieu catégoriels, professionnels, sociaux, géographiques… –, et les renfermements de plus en plus agressifs sur les rancunes et les aversions se sont additionnés et fortifiés à chaque étape d’abandon d’un territoire ou d’une population, avec pour effet, moins surprenant qu’il n’y paraissait de prime abord, d’investir l’extrémisation droitière de la fonction tribunicienne puis de la pousser aux portes du pouvoir : la disparition ou la rétraction de protections jugées essentielles, et qui avaient été regardées comme assurées, entraîne une société dans la sur-réaction qui rend audibles les dénonciation de brebis galeuses et les désignations de boucs émissaires, les unes et les autres appartenant au magasin – de nouveau grand ouvert – des cibles haïes par les partis d’extrême droite.
Cibles consignées dans la nomenclature des proscriptions dressées par la xénophobie et le racisme, ma proscription du musulman ayant pris la première place sur le catalogue des périls désignés aux ‘’On est chez nous’’ et celle du juif passant à un second plan ou recourant au registre de l’allusif (et, pour d’autres bords et d’autres formes, s’alimentant des conflictualités proche-orientales).
Les fureurs et les insurrections qui ne mènent pas à des révolutions porteuses d’espoir
Les directions ainsi prises dans ce processus interrompent – brutalement – la recension des traits communs entre les paysages politiques de la fin de l’Ancien régime et ceux de l’épuisement de la Ve république. Dans la première configuration, le mouvement qui emporte la monarchie de droit divin est animé – quoi qu’on pense des suites vers lesquelles se dirigera la Révolution avec la période de la Terreur – par un esprit de progrès qui mérite d’être qualifié d’indéniable malgré la confiscation bourgeoise de ses fruits.
Dans la seconde, se discerneraient difficilement une inspiration du même ordre et une perspective de changement bénéfique. Les Gilets jaunes, de l’occupation initiale des ronds-points aux batailles de rue et aux déprédations les accompagnant, et la Grande Peur de 1789, avec les paysans marchant sur les châteaux pour y brûler les titres représentatifs des droits seigneuriaux – voire pour brûler également les dits châteaux – ne projettent manifestement pas la même sorte de futur. La Grande Peur est immédiatement suivie par une séquence de triomphe pour l’esprit des Lumières, où se succèdent l’abolition des privilèges de la nuit du 4 août et notre première Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. L’explosion de colère, d’une dimension historique, dont part le soulèvement des Gilets jaunes donnera lieu, après coup, à un grand débat national : les délibérations auxquelles celui-ci donnera lieu, les préconisations qui en sortiront, se verront reconnaître sérieux et pertinence, mais pratiquement aucune suite concrète ne leur sera donnée au niveau où se dirige l’État dans la Ve république.
La traduction politique de l’insurrection populaire de 2018-2019 et, en même temps, l’exposition des composants économiques et sociaux de cette subversion et de l’étendue de son enracinement sociologique dans la ‘’France périphérique’’, se liront en fin de compte dans la progression sidérante du nombre des députés du Rassemblement national (ou du ‘‘Front national’’ jusqu'en 2018) à l’Assemblée nationale : de 8 élus en 2017, ils passent à 89 élus en 2022 puis, malgré l’efficience électorale du front républicain qui fait barrage au second tour des législatives à l’arrivée du postulant RN au poste de Premier ministre, à 126 sièges en 2024 – représentation qui, majorée des députés ciottistes ‘’À droite’’, atteint 143 sièges sur les 577 que compte l’Assemblée. Une progression qui est éclairée par trois constats factuels qui s’échelonnent sur les sept dernières années : 2017 voit le scrutin législatif marqué par un taux d'abstention au second tour jamais atteint en France pour cette élection (57,4 %) ; en 2022, avec 89 sièges, le RN réalise déjà une percée historique et, en 2024, ses 126 sièges obtenus lui valent un effectif de députés que, quelques années en arrière, les observateurs les plus alarmistes auraient très vraisemblablement tenu pour invraisemblable.
À cette amplification des forces de l’extrême droite s’est conjuguée la droitisation de l’opinion sur les thèmes sur-exploités, et toujours plus abusivement corrélés, de l’immigration et de l’insécurité. Les dénonciations invariables des FN et RN ont été trouver écho dans les partis conservateurs, ces derniers occultant leur responsabilité – partagée avec la social-démocratie – dans les carences en moyens publics qui ont fait échec tant à l’intégration des générations issues des primo-arrivants qu’à l’accomplissement par l’État de ses missions de justice et de protection de l’ordre républicain.
En cette fin de 2024, année politiquement confuse et incohérente entre toutes, les lendemains qui se positionnent devant nous ne renvoient pas à un retour sur des épisodes antérieurs de notre Histoire. Ni pour conforter ni pour démentir un présage favorable. Les mois qui nous séparent de l’échéance institutionnelle de 2027 ne s’appréhendent pas non plus dans la seule alternative d’une prise pouvoir par l’extrême droite et ses alliés ou d’une nouvelle contre-offensive d’un front républicain y faisant barrage – en dépit du souvenir laissé par l’impuissance de ce front dès après les résultats du second tour des législatives de 2024.
Dans la faible capacité où l’on est d’évaluer les risques, et de se représenter les dommages et les convulsions qui, pour les différentes configurations que pourraient prendre les concrétisations de ces risques, sont susceptibles d’en ressortir, la probabilité qui paraît la plus forte se dessine sur le terrain du social et des conditions de vie. À cet égard, le peu de vue qui s’offre sur la fin du septennat en cours semble entièrement occupé par la cure d’austérité, sans précédent de pareille ampleur, qu’annonce la crise des déficits publics, tardivement chiffrée devant l’opinion et d’abord entourée de déclarations à visée rassurante quant aux mesures qui en découleront.
Qui peut encore, en effet, se représenter que ces mesures se cantonneront à ’’un effort temporaire et limité’’ demandé au 0,3 % ‘’des plus fortunés’’ et aux 300 très grandes entreprises productrices d’énormes profits ? Dans une économie entièrement gouvernée par la pensée unique qui s’auto-désigne comme néo-libérale et dont l’emprise est planétaire, tout donne à s’attendre à ce que les dispositions à venir s’inscrivent dans la continuité des précédentes ‘’politiques de rigueur’’, avec un impact sociétal d’abandons, de paupérisations et d’injustices bien plus cruellement vécu.
Et comment imaginer qu’un pays dépeint, il n’y a pas si longtemps, par un ministre de premier rang passé des LR à la droite macroniste, comme une ‘’marmite sociale qui bout’’, subira en silence des dizaines de milliards d’euros d’amputations dans les budgets de la nation ? Il serait plus que téméraire de compter sur la résignation des catégories sociales qui souffrent depuis des lustres de la détérioration des services publics, et conséquemment de la restriction des accès à l’hôpital et aux soins, à la sûreté, à l’instruction ou à la justice. Des catégories soumises à des ségrégations, sociologiques et géographiques qui s’impriment dans leur quotidien jusqu’au degré du non tolérable. Quand ne s’y sont pas ajoutées les relégations dues au retour d’une crise du logement, ou l’appartenance à un monde paysan qui a vu le suicide devenir la réponse à l’impossibilité de vivre de son travail.
Les mêmes qui entendent ministres, dirigeants politiques et économistes, en position de grands inquisiteurs de la religion du tout-marché ou de théologiens adossés à la dogmatique de la libre entreprise, imputer à la protection sociale, pilier du contrat républicain réécrit à la Libération, d’être ‘’archaïque et insoutenable’’ – une protection sociale construite dans les dénuements d’un après-guerre dévasté puis dans les reconstructions menant aux Trente glorieuses, mais soudain devenue non-finançable dans le richissime capitalisme du XXIe siècle.
Les porte-voix politiciens et les doctrinaires du néolibéralisme poussent le mépris envers les moins nantis, dans la forme la plus injurieuse et provocatrice que ce mépris peut revêtir, jusqu’à disqualifier d’un mot l’ensemble des acquis de la sécurité sociale en dépréciant ceux-ci sous la dénomination d’assistanat : le discours qui en ressort vise à dégrader le chômeur en ce fainéant qui n’a pas ‘’traversé la rue’’ pour aller prendre l’un des emplois qui abondent sur le trottoir d’en face (fussent-ils sous-payés et sous-qualifiés), tandis que dans les réquisitoires ciblant le ‘’trou’’ imputé à l’assurance-maladie, ou la pénalisation économique attribuée aux ‘’charges’’ patronales, la personne handicapée, le malade de longue durée, et le simple patient trop à la peine devant ses frais de santé, finissent par être invisibilisés – quand ils ne sont pas catalogués comme aussi ruineux que les fraudeurs à la carte vitale.
La multiplicité des risques versus le « Gouverner, c’est prévoir »
Même si, dans un premier temps (le réalisme l’emportant sur les annonces en sens contraire destinées à concilier la nouvelle majorité relative), les augmentations d’impôts et autres formes de contributions publiques doivent prendre, dans l’engagement de la réduction des déficits, une part plus importante que celle des coupes budgétaires – les plus marquantes impliquant des changements structurels, et donc le délai d’études préalable que ceux-ci supposent –, le cumul des deux démarches, sur les trois années à venir, se projette sur fond d’une surabondance de risques sociétaux. Leur inventaire, et encore bien davantage celui des événements sur lesquels ils sont susceptibles de déboucher – lesquels vont par nature du providentiel au brutalement chaotique –, sortent trop largement du champ ouvert à l’anticipation raisonnée et distancent les prévisions, même court-termistes.
Tout juste a-t-on de prime abord devant nous, d’un côté l’épuisement du système monarchique de la Ve république qui expose son impuissance à contenir une extrême droite forte de sa confiscation des colères sociales et multi-catégorielles qui fracturent la nation, et de l’autre côté, la résilience démocratique qu’a portée, avec deux fois plus d’électeurs que le RN, le front républicain au second tour des élections législatives de 2024.
Si l’Histoire ne révèle rien des parcours et des accidents qui, d’échéances en échéances, en écriront la suite – qui entrevoyait en 1789 le paysage politique qui se composerait trois années plus tard ? – quelques éléments heureux de mémoire suggèrent que le départage entre alternatives optimistes et pessimistes sollicite toujours, et au minimum à la marge, l’esprit des Lumières en faveur des premières.
Un renfort que d’aucuns trouveront incertain. Mais qui, surtout, est des plus réticents à laisser renseigner ses contours. Tout juste sait-on qu’il associe l’intelligence et la compassion, l’écoute de l’autre et la solidarité qui en découle.
Didier Lévy