Sommes-nous en 1789 ? I. Interroger l’Histoire sur les vraisemblances qu’elle suggère

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le rapprochement, à 235 ans de distance, a tout a priori pour paraitre incongru. Quel point commun entre la réunion de l’assemblée des Trois Ordres du royaume – institution dont l’archaïsme éclatera au grand jour quasiment dès sa convocation et, on ne peut plus visiblement, dans les péripéties et désordres qui entourent son élection – et la dissolution de l’Assemblée nationale prononcée par le président de la République au soir d’élections européennes défavorables à son camp ?

À coup sûr aucune similitude. L’Histoire, au demeurant, en connait-elle jamais d’une époque à une autre ? Mais sa réponse sera moins tranchée si on l’interroge sur des ressemblances.

À cet égard, la lecture de l’ouvrage d’Emmanuel de Waresquiel sur les sept jours (17-23 juin 1789) qu’il dépeint comme ceux où ‘’la France entre en révolution’’ (1) offre, dès ses premières pages, un tableau de la France sur laquelle règne Louis XVI où prennent place toutes les divisions, antagonismes et colères qui, par leur nombre, leurs diversités et leurs enracinements, démontrent que la monarchie et l’Ancien régime ne pouvait plus se réformer. Le royaume n’en était plus au temps de la révision de ses règles, à la modernisation de ses formes de gouvernance par trop vétustes. Autrement dit, le système en place avait ‘’fait son temps’’.

Un tableau qui s’aggrave encore au fil des chapitres. Archaïsme du corpus de l’architecture sociale, dénoncé d’un bout à l’autre du royaume, frustrations et ressentiments accumulés, et visant d’abord l’emprise des privilèges, iniquité et impuissance des modes de fiscalité sur fond d’une dette publique d’un niveau jamais encore atteint (et lié aux dépenses pour la guerre d’Indépendance américaine), conjonction de la pénurie de pain, de l’inflation et des misères, obstructions récidivantes des Parlements – qui s’avèreront cette fois vraiment irréductibles –, addition des rancœurs propres à chaque composante d’une société d’ordres et de cloisonnements, et cumul des exaspérations qui vont des curés, dressés contre la noblesse d’Eglise, aux paysans n’en pouvant plus des droits seigneuriaux… Plus l’extension d’influence de l’esprit des Lumières qui, à travers ses académies, ses sociétés et les loges maçonniques, a dispensé l’intellection d’un avenir où ni une monarchie se réclamant de droit divin ni ses antiques lois n’ont plus leur place. Une intellection qui, outre la proximité de quelques prélats députés de leur ordre aux États-Généraux, rencontre l’adhésion de membres éminents de la Noblesse qui compteront dans les débats et décisions de l’Assemblée nationale devenue constituante.

Au long des sept jours dont l’auteur explore le sens et fait percevoir la densité, se déroule un magistral démêlement des crises, des contradictions et des dissociations qui composent l’état du royaume à l’approche de l’été 1789. Éclairé, pour le lecteur, par le recul qui est apporté sur les contradictions insolubles qui se sont enchainées des années 1785 à 1788.

S’y ajoutant la mise en perspective de la séquence qui s’engage, irréversiblement, et qui est régulièrement portée, par un regard en quelque sorte rétrospectif, depuis les développements ou les reculs ultérieurs de la Révolution.

Et dans ce qui donne à penser, au fil de ces sept journées, que le régime – la monarchie qui sera désormais celle de l’Ancien régime – avait ‘’fait son temps’’, entre une raison circonstancielle attachée à la conduite du roi à chaque étape de sa confrontation avec le ‘’coup d’État’’ des députés du Tiers. Sur ce point, l’auteur propose une très convaincante évaluation de la part qui revient à Louis XVI, qu’il prenne en compte le caractère et l’éducation du personnage, ou la place que tiennent ses conceptions de l’ordre politique dans sa vision et son appréhension de la situation impensable à laquelle il fait face.

Cette évaluation, posée devant l’état de désagrégation de l’ordre social du royaume, renvoie aussi des constats factuels qui attestent, dans la répétition des séquences de désordre, de subversion ou de violence meurtrière à travers le royaume, de la diminution progressive, rapide et irréversible des moyens de rétablir l’autorité – si le choix avait été fait de la répression par la dissolution des États-Généraux et l’écrasement des émeutes et autres mutineries. Il en ressort que les inactions, les maladresses et contretemps du monarque n’ont, le plus probablement, rien changé au cours de l’Histoire qui s’écrivait et qui était, par une conjonction de facteurs irréductibles, celle de la fin d’un monde. La part étant faite à la tentation de tenir l’Histoire pour déterminée – et en l’espèce, par le récit que nous en avons, exclusif de tout autre déroulement.

Que vient faire ici la dissolution du 9 juin 2024 ?

Le décret du 9 juin 2024 portant dissolution de l'Assemblée nationale soulève, et a soulevé, des questions si nombreuses et si engageantes pour le devenir des institutions de la Ve république (pour ce qu’on désigne ainsi), et a provoqué une impasse politique si prolongée, et par là sans exemple, qu’on s’attendrait à en voir le sujet traité dans son seul contexte – éventuellement étendu à la pratique présidentielle en place depuis 2017.

Mais le rapprochement ici abordé se défend si l’on admet qu’il interroge une comparaison des figures qui composent deux tableaux politiques : celui qui entoure la réunion des États-Généraux le 5 mai 1789 et, en vis-à-vis plus obscur, celui de la réunion le 18 juillet 2024 de l’Assemblée nationale élue les 30 juin et 7 juillet précédant. Et plus précisément, ce que ce que l’un et l’autre disent, respectivement, de l’état du royaume et de l’état de la nation.

Redisons bien qu’il n’existe aucune similitude concevable entre les deux tableaux distants de plus de deux siècles. Mais que se distingue entre eux, dans le dessin général de leur composition, au moins un air de ressemblance, et suffisamment insistant pour qu’on envisage de leur reconnaitre des traits communs. Ne suffit-il pas pour cela qu’on retire de l’ouvrage d’Emmanuel de Waresquiel l’opinion que la monarchie et l’Ancien régime n’étaient plus en capacité se réformer : trop de contradictions et trop d’obstacles accumulés – et gigantesques : économiques, financiers, sociaux et sociétaux, idéologiques… –, trop d’archaïsmes et trop de dissensions enracinées, et trop de frustrations, de réfutations et de séparations creusées face les unes aux autres.

Une société politique attendait avec impatience de s’inventer et de naître, et sur les trois dernières années d’enlisement du régime, puis dans l’accélération des mois de préparation et d’élections menant à la réuniondes États-Généraux, toutes les démonstrations de l’inclusion de l’État monarchique et de son système organique dans un passé voué à disparaitre s’étaient additionnées et développées comme les attendus d’un arrêt sans appel.

Les sept jours de ‘’l’entrée en révolution’’ en dressent la conclusion dans le constat de l’impuissance du roi, de l’appareil étatique et de la Noblesse, qui ne peuvent ni comprendre ni maitriser ce dont est fait le temps prochain de leur disparition. Plus qu’une incompréhension : un exil intérieur qui rend ces trois acteurs (hors une part de l’administration étatique) totalement étrangers au changement qui les emporte. Le roi déclare que « les Français n’ont pas changé », mais cet aveuglement précipite sa perte. Des concessions, en séance royale, sont faites au Tiers état, et qui pouvaient, par leur portée, paraître répondre aux attentes ‘’progressistes’’ déjà exprimées dans les cahiers de doléances : représentation élue votant l’impôt et les lois et établissant l’état des dépenses et recettes de l’État, suppression d’iniquités fiscales parmi les plus fortes, liberté d’opinion (sauf atteinte à la religion) et de la presse, substitution plénière d’un nouvel état de droit aux pratiques apparentées à l’arbitraires…

Mais ces concessions s’effacent sur le champ aux yeux des députés du Tiers qui ne retiennent que la perpétuation des fondements et du référentiel de l’ancienne monarchie dont le roi écarte toute révision : principalement le maintien des trois Ordres et des privilèges des deux premiers, pourtant si manifestement haïs, et la sanction royale des mesures approuvées par les représentants de ces Ordres. Des députés qui reçoivent le discours de Louis XVI comme un outrage à l’Assemblée nationale qu’ils ont instituée et dont les décrets qu’ils y ont votés sont écartés au motif qu’ils sont contraires aux lois du royaume. Et comme l’expression provocatrice, tant sur le fond des déclarations conservatrices du roi que dans la forme du cérémonial de cette séance royale, de la somme des archaïsmes qu’ils sont décidés à effacer à tout jamais.

Là se trouve la première ressemblance avec notre présent. Elle est suggérée par l’affrontement entre les trois Ordres qui s’instaure dans le cadre des États-Généraux convoqués en 1789, avec les députés du Tiers qui récusent la légitimité des députations de la Noblesse et du haut Clergé. Trois ordres qui se figent sur des clivages et des rejets et qui ne sont pas sans donner à penser aux trois blocs qui se partagent la composition de l’Assemblée nationale issue de la dissolution du 9 juin 2024 et qui déclarent exclure a priori tout compromis entre eux. Avec cette différence que parmi les représentants de la Noblesse et du Clergé, les transfuges acquis aux vues du Tiers ne tarderont pas à se manifester et pèseront par la suite d’un grand poids personnel.

L’autre ressemblance tient à ce que les deux situations conflictuelles, et les oppositions irréductibles qui ne cessent de s’y creuser, ont pour enjeu un ordre économique, social et sociétal vomi par la coalition des mécontentements et rejeté au nom des aspirations égalitaires, mais déclaré intangible par les mouvances conservatrices ou réactionnaires. Sans pour autant qu’on s’aventure dans une comparaison entre un roi à qui ne peut même pas venir à l’esprit que les lois antiques et les ordres constitutifs de son royaume puissent être remis en cause et, encore moins, un jour effacés, et un président qui se voit comme l’incarnation de la modernité, et l’infaillible traducteur des commandements que celle-ci dicte à son pays et à son époque.

Étrange modernité au demeurant qui n’est que la conquête du monde par les postulats d’un capitalisme conceptualisé et systématisé dans sa forme moderne aux abords du règne de Louis XVI, et dont une formidable multiplication de moyens – dans tous les négoces et dans tous les modes de production, d’échanges et de communications – a fait une encore plus formidable fabrique de profits. Financiarisation, mondialisation, numérisation et domination des réseaux, exploitation à outrance des ressources et des hommes, sur fond de dévotion obligée au tout-marché et au culte de la concurrence, nous ont bâti ces dernières décennies des sociétés socialement régressives où après le temps des victoires politiques du reaganisme et du thatchérisme, nos subordinations aux directives d’une Europe de Bruxelles devenue le Saint-Siège continental de la religion ‘’néo-libérale’’, ont soit aboli, soit amputé les apports historiques du Welfare state.

Mais, quoiqu’il en soit, cette ressemblance s’étaye au moins sur un fait partagé. L’Ancien régime est mort en quelques mois de l’impossibilité de répondre à deux alarmes que la vétusté de son système le privait des moyens de conjurer : la menace de la banqueroute et la détestation suscitée par les privilèges en place. La France de 2024 n’est-elle pas comme immobilisée devant deux murs qui lui bouchent la vue sur son avenir : le grossissement continu du déficit public – sur-argumenté par les nantis pour exclure toute priorité de préservation ou de réparation des conditions de vie du plus grand nombre – et les fracturations sociales et sociétales qui se rapprochent d’une dislocation de la nation. La monarchie a méconnu, ou cessé de connaitre, les attentes et les besoins de ses sujets, et la Ve république s’est installée dans une méconnaissance du même ordre. À la première, a échappé que les inégalités forgées par et sur son histoire étaient devenues insoutenables, et la seconde en est venue à faire le choix de creuser toujours davantage les inégalités contemporaines en cachant de moins en moins son mépris pour ceux qui les enduraient et s’en indignaient.

(à suivre)

Didier Lévy

  1. Sept jours : 17-23 juin 1789. La France entre en révolution, Paris, Tallandier, 2020.

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
D
je dirai que pour faire place à la liberté individuelle et au chemin de conscience, je prendrai l'exemple des divorcés chrétiens qui, nonobstant les indications de la hiérarchie , ont choisi , tout en restant dans l'Eglise, d'abord de se marier ensuite de communier: on peut garder sa sérénité, se sentir absolument sans péché... a ce jour, c'est absolument possible. reviendra t-on un jour à une emprise qui obligera les "résistants" à partir? <br /> Ceci étant, ...toujours militer pour des évolutions, voire des révolutions!<br /> peut-être un jour serai-je aussi épuisée de courir ...
Répondre
C
C'est l’Église qui a inventé un sacrement pour le mariage et de plus en créant un lien avec celui de l'Eucharistie. Pour Jésus, c'est tout manquement à l'amour dans un couple qui est condamné et non le manquement au sacrement.<br /> Personnellement je suis restée célibataire. Mais qu'un couple ne soit marié que civilement ou simplement pacsé ou en concubinage, pour moi ça a la même valeur car c'est leur amour réciproque qui les a réunis. Et ceci est valable aussi pour les homosexuels(elles). Seule la trahison d'un des antagonistes est condamnable et encore faut-il examiner chaque cas.<br /> Je suis assez anti sacrement. Il y en a trop dans l’Église. On ne devrait garder que le baptême et l'Eucharistie. Les protestants se compliquent moins la vie.
D
excellente comparaison, à suivre!<br /> mais ce qui me vient d'abord à l'esprit, c'est une comparaison avec l'Eglise d'aujourd'hui: le temps des réformes semble passé: il faudra des changements radicaux ( une "révolution") pour sauver ce qui n'arrête pas de se déglinguer. "l’opinion que la monarchie et l’Ancien régime n’étaient plus en capacité se réformer : trop de contradictions et trop d’obstacles accumulés – et gigantesques" Même chose aussi pour la remarque selon laquelle les fidèles ne mesurent plus les "petites choses" qu'on leur concède, notamment avec la synodalité, car il n'y a plus de confiance: on ne croit plus à ce qu'on nous annonce. <br /> la différence , c'est que si dans le domaine politique il existe des procédures et des processus pour engager un chemin nouveau ( depuis les manifs jusqu'aux coups d'Etat, même si ces chemins sont catastrophique au plan des hommes et femmes -et enfants- qui y seront soumis), dans l'Eglise , il semble ne rien exister sinon inventer sa propre relation à Dieu et la vivre au mieux. Mais quid alors de la construction du Royaume? Et comment être chrétien tout seul?<br /> réaction à chaud et spontanée, qui mériterait sans doute une meilleur développement: mille excuses
Répondre
L
Pour cette autre comparaison que nous apporte Danielle Nizieux Mauger, elle est assurément des plus pertinentes ! Elle se lit également avec l’émotion qu’on ressent devant un témoignage aussi personnel.<br /> Mais, parce que c’est l’Institution catholique qui en est l’objet, je la commenterai ici sur des vues propres à paraitre plus sévères et plus pessimistes. <br /> L’Eglise romaine s’est forgée sur des millénaires une si rigide et si écrasante armature dogmatique et doctrinale, et s’est à ce point statufiée tant dans ses rituels et ses enseignements que dans ses édifications hiérarchiques et ses modes de gouvernance, qu’elle s’est armée de très longue date de tous les caractères dont veut s’entourer l’immuable. La Réforme, dans son histoire, ne désigne-t-elle pas le schisme qui fut la seule issue pour les chrétiens qui aspiraient à ‘’ inventer (leur) propre relation à Dieu et la vivre au mieux ‘’, et qui durent pour cela se déterminer à croire et à vivre dans une religion réformée, c’est-à-dire repensée en même temps dans sa foi et dans ses pratiques ? L’Eglise catholique a certes été traversée de débats, mais c’est toujours l’autorité d’un pouvoir romain absolu, pontifical ou de conception cléricaliste, qui les a tranchés.<br /> Pour les temps contemporains, si effectivement ‘’les fidèles ne mesurent plus les "petites choses" qu'on leur concède, notamment avec la synodalité’’, n’est-ce pas déjà, dans une large part, parce qu’ils mesurent d’abord que rien n’est resté des ouvertures les plus signifiantes annoncées par Vatican II : trois pontificats, et tout l’opus auquel, sur cette durée, s’est attaché l’appareil de la centralité romaine dédié à la consécration d’une pensée unique et intangible, ont suffi à confirmer que l'Eglise catholique, intrinsèquement, n’est pas plus en capacité aujourd'hui de se réformer qu’elle ne l’avait été dans les époques précédentes (et n’est-ce pas là, au fond, la destinée commune à toutes les constructions humaines, confessionnelles ou politiques, ancrées dans une certitude d’infaillibilité ?). <br /> Demeure que pour un catholique qui a dû en venir au constat qu’’’il n'y a plus de confiance’’ à accorder à cette capacité et ‘qui ‘’ne croit plus à ce qu'on (lui) annonce’’ en la matière, se pose douloureusement la double question : « quid alors de la construction du Royaume? Et comment être chrétien tout seul ? ».<br /> Question qui renvoie évidemment à un choix de conscience. Mais la liberté personnelle que ce choix consacre renvoie, elle, au cheminement spirituel qui a notamment prévalu dans le protestantisme – pour ses versions éclairées – et dans le judaïsme désigné comme libéral ou réformé.