Choses vues (ou entendues) 17 : Vous parlez de budget ?
Cette chronique propose en fait une petite devinette : le long texte ci-dessous semble d’une brûlante actualité. On vous dira après d’où et de quand il provient.
Pour l’alléger et ôter les mots qui pouvaient le dater trop facilement, on a utilisé les signes orthographiques suivants :
- Points de suspension entre crochets […] pour des passages supprimés, ou points de suspension simple … s’il ne s’agit que d’un ou deux mots.
- Entre parenthèses ( ) pour les mots modifiés afin de donner au texte un caractère moins daté.
- Astérisques *** pour cacher les dates ou les sommes citées.
«... Le déficit était de *** à la fin de *** : et depuis cette époque jusqu'a la fin de*** il a été emprunté *** .
Vous savez,… combien ces emprunts étaient nécessaires. Ils ont servi à […] (retrouver une situation solide et durable), qui doit donner le temps de réparer tout le dérangement qu’une dépense aussi énorme a causé dans les finances.
Ce serait cependant prendre une idée fort exagérée du déficit actuel, que de joindre, pour en mesurer l’étendue, l’intérêt de cette masse d'emprunts, à ce qui était déjà antérieurement […].
Mais jusqu'à la fin de *** il est impossible de laisser l’État dans le danger sans cesse imminent auquel l’expose un déficit tel que celui qui existe ; impossible de continuer à recourir chaque année à des palliatifs et à des expédients qui, en retardant la crise, ne pourraient que la rendre plus funeste ; impossible de faire aucun bien, de suivre aucun plan d’économie, de procurer aux peuples aucun des soulagements […] aussi longtemps que ce désordre subsistera.
J’ai dû le dire, j’ai dû dévoiler cette triste vérité : (le gouvernement) a fixé toute son attention, et s’est vivement pénétré de la nécessité d'employer les moyens les plus efficaces pour y apporter remède.
Mais quels peuvent être ces moyens ?
Toujours emprunter, serait aggraver le mal et précipiter la ruine de l’État.
Imposer plus, serait accabler le peuple que (l’on) veut soulager.
Anticiper encore, on ne l’a que trop fait, et la prudence exige qu’on diminue chaque année la masse des anticipations actuelles.
Économiser, il le faut sans doute […] Tous les retranchements possibles de dépenses[…] dont les différents (ministères ou) départements sont susceptibles sans nuire aux forces de l’Etat, (on) les a résolus, et ces résolutions sont toujours suivies d’effet ; mais l'économie seule, quelque rigoureuse qu'on la suppose, serait insuffisante. et ne peut être considérée que comme moyen accessoire.
Je n'ai garde de mettre au rang des ressources ce qui en détruisant le crédit, perdrait tout …
Que reste-t-il donc pour combler un vide effrayant, et faire trouver le niveau désiré ?
Que reste-t-il qui puisse suppléer à tout ce qui manque, et procurer tout ce qu’il faudrait pour la restauration des finances ?
… C’est dans les abus même que se trouve un fonds de richesses que l'État a droit de réclamer, et qui doivent servir à rétablir l'ordre. C'est dans la proscription des abus que réside le seul moyen de subvenir à tous les besoins. C’est du sein même du désordre que doit jaillir une source féconde qui fertilisera toutes les parties de l’état.
Les abus ont pour défenseurs l'intérêt, le crédit, la fortune et d’antiques préjugés que le temps semble avoir respectés ; mais que peut leur vaine considération contre le bien public et la nécessité…
Le plus grand de tous les abus serait de n'attaquer que ceux de moindre importance, ceux qui n'intéressent que les faibles, n'opposent qu'une faible résistance à leur réformation, mais dont la réformation ne peut produire une réforme salutaire.
Les abus qu'il s’agit aujourd'hui d'anéantir pour le salut public ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes. et les branches les plus étendues.
Tels sont les abus dont l'existence pèse sur la classe productive et laborieuse : les abus des privilèges pécuniaires ; les exceptions à la loi commune et tant d'exceptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables. qu'en aggravant le sort des autres. L’inégalité générale dans la répartition des subsides, et l’énorme disproportion qui se trouve entre les contributions des différents (imposables) et entre les charges des (citoyens).
L’inégalité générale dans la répartition des subsides, et l’énorme disproportion qui se trouve entre les contributions des différentes (régions), et entre les charges des (citoyens d’un même pays) […]
Les droits qui découragent l'industrie, ceux dont le recouvrement exige des frais excessifs et des préposés innombrables : ceux qui semblent inviter à la contrebande…».
Le discours est plus long, plus complet, il s’attaque encore aux terres de l’Église, réclame la liberté du commerce des céréales pour pallier les disettes fréquentes en cette période, l’abolition des corvées « exaction excessivement sévère », « l’abolition de plusieurs taxes nuisibles à l’industrie »… Bref une révolution dans cette société figée.
Tout est dit : déficit, emprunts massifs, difficulté d’en faire de nouveaux, impossibilité ou presque d’augmenter sensiblement les impôts, risque d’« anticiper », c’est à dire de compter sur les impôts à venir, limites dans les économies possibles, nécessité de lutter contre les charges excessives et les « abus » (exemptions, « niches fiscales », avantages divers…). On se croirait vraiment en 2024, et pourtant il s’agit du Discours prononcé … par M. de Calonne (1)… dans l’Assemblée des notables tenue à Versailles le 22 février 1787.
Conclusions : 1° les mêmes causes – par exemple : « quoi qu'il en coûte » ou la vaine dénonciation des inégalités – produisent les mêmes effets. 2° Les privilégiés s’accrochent toujours âprement, et contre toute raison, à leurs privilèges. 3° Les tentatives pour remédier au déficit, à la dette et aux inégalités socio-économiques sont incapables d’obtenir l’adhésion des différents groupes sociaux, et sont donc impossibles à réaliser.
Ce qui devrait nous inquiéter, si l’on essaie de tirer un enseignement de l’aventure de Calonne, c’est que sa réforme a échoué, ses propositions ayant suscité l’opposition farouche du clergé et de la noblesse à qui il demandait de contribuer plus justement aux impôts. Elles ont été également rejetées par les notables de l’Assemblée, qui avait été réunie pour éviter l’opposition prévisible des parlementaires. Ainsi, la crise financière ne fut pas résolue et deux ans plus tard (1789), le budget avait consommé deux ans d’impôts d’avance…
Le 14 juillet de la même année, c’était la Révolution française. Bien sûr le problème des revenus et dépenses de l’État n’en n’était pas la seule cause, mais il y a fortement contribué.
Albert Olivier
1. Charles-Alexandre de Calonne (1734-1802), magistrat, économiste et homme politique, a été Contrôleur général des finances de Louis XVI de septembre 1783 à avril 1787, il proposa une réforme du système fiscal par un impôt universel, que les deux ordres privilégiés (clergé et noblesse) devraient également payer. Cette disposition fut rejetée et lui valut sa disgrâce.