Toussaint 2024

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le cardinal Jean-Marc Aveline, dans son dernier livre consacré à la Mission (1), écrit : « Si la conversion de l’autre dépend, bien sûr, de sa conscience et aussi de ma prière […] il est clair que ma propre conversion ne saurait être considérée comme accessoire, ni déjà achevée. […] Il se peut même que, dans l’hospitalité réciproque de l’Esprit, les richesses spirituelles de mon interlocuteur pas encore chrétien puissent révéler ou stimuler des ressources de mon christianisme pas encore déployées ! ».
Laissons-lui la responsabilité du « pas encore » (chrétien) quelque peu discutable. L’auteur manifeste tout au long d’un chapitre l’importance du dialogue inter-religieux qui est une richesse pour chacun. C’est cela qui m’a inspiré l’idée d’imposer des détours à cet article pour approcher la notion de sainteté, au risque évident d’être trop long.

Nous appelons « saints » les humains censés être entrés dans la vie de Dieu qui est le seul Saint. Par extension sont dits « saints » ceux qui vivent authentiquement leur foi en Dieu.

Il nous semble intéressant d’éclaircir la notion de sainteté en allant chercher ce qu’il en est dans d’autres grandes religions (ou sagesses, quand on hésite à les appeler religions). Faisons donc un détour par les religions orientales, qui se déclarent non-révélées et chez lesquelles la notion de dieu est très différente de celle qu’on trouve chez les chrétiens, juifs ou musulmans, ou même n’existe pas.

Qu’est-ce qu’un saint hindou, un saint bouddhiste, confucianiste, taoïste ?

L’hindouisme est une religion extrêmement riche mais compliquée... et pour laquelle mon incompétence est manifeste. Retenons qu’elle reconnaît une notion de dieu : Brahman est l’Absolu omniscient et immanent, l’Être dont tous les autres dieux sont issus. Les hommes s’adressent à ces dieux de statut inférieur. Le but de l’homme est son salut, être enfin libéré des réincarnations multiples pour arriver à un état de vide. Pour cela il lui faut passer par quatre étapes de la vie dont les trois premières sont ancrées dans le monde (avec des règles morales), et la dernière (moksha) est celle du renoncement. Le saint est celui qui est arrivé à cette dernière étape, dans un renoncement total à tous les biens terrestres (concrets ou autres), coupant tous les liens avec les autres, atteignant la libération de l'illusion (maya), illusion qui est le propre de l’homme, l'arrêt du cycle des renaissances et la dissolution dans le divin, la fusion avec la conscience cosmique. Il s’agit d’une démarche individuelle. La recherche de cette sainteté est le lot de tout le monde, elle est vraiment le but de la vie hindoue.

Le Bouddha était fortement opposé au système des castes, et le bouddhisme, né en Inde, n’y est pas resté. Au contraire de l’hindouisme il est une religion qui s’exporte, qui désire convertir les autres populations et se préoccupe d’un salut universel. Arrivé en Chine dans les premiers siècles de notre ère, il s’est confronté aux deux principales sagesses du pays, le taoïsme et le confucianisme. Pour faciliter la compréhension, nous conservons une distinction formelle entre ces trois religions, mais de fait elles se sont beaucoup imbriquées et chacune a pris des concepts et des valeurs chez les deux autres, la spiritualité chinoise (qui s’est étendue à tout le sud-est asiatique) est multiple et d’une grande richesse (elles ont appliqué les principes de dialogue inter-religieux de J.-M. Aveline !).

Qu’en est-il des saints ? Évidemment la sainteté est liée à la notion de transcendance et à la compréhension du monde.

Pour le bouddhisme, il n’y a pas de permanence du monde, nous n’atteignons que des phénomènes, il n’y a pas de substance, tout est illusion. L’homme n’a pas de « moi » permanent, il est un ensemble de phénomènes. La réalité du monde est la vacuité et tout homme, pour son salut, doit arriver à se libérer de tout désir afin de régresser jusqu’au vide total, qui sera le Nirvâna. Les actions des hommes déterminent les existences à venir, leurs actes ne sont que la manifestation de leur intentionnalité, c’est elle qui compte. Le saint est celui qui, en renonçant à lui-même et en pratiquant une haute morale (faite principalement de compassion), en pratiquant la méditation et la sagesse, peut enfin être libéré des réincarnations, ayant atteint l’Éveil, le statut de Bodhisattva, qui est un état sans retour en arrière. Ceci vaut pour les adeptes du « Grand Véhicule » (Mahâyâna). Dans le « Petit véhicule » (Hînayâna) le saint est devenu arhat, définitivement sauvé pour lui-même, adepte si l’on peut dire du « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver ». Le Bodhisattva, lui, s’il a atteint l’Éveil sans retour en arrière, est en attente que le monde entier soit sauvé pour devenir Bouddha, et atteindre le Nirvâna, vide et absence pure. Le saint, outre le travail ascétique fait sur lui-même, est préoccupé par les autres hommes et travaille au salut de tous.

Les deux « religions » originaires de Chine, le taoïsme (Lao-zi) et le confucianisme (Confucius) n’ont pas de dieu (pas de Brahman) ni de fondateur divinisé (Bouddha). Cela ne signifie pas qu’elles ignorent toute transcendance. Elles reconnaissent le Ciel comme une entité supérieure, et surtout la Voie, le Dào. Elles ne se préoccupent pas d’une origine du monde, nous sommes dans le monde, sur une route, une voie, qui guide nos vies. L’homme est lié au Ciel et à la Terre, « fils » de la nature. Pour Lao-zi, le Dào est la réalité ultime, dans son tout, principe et origine. Le discours ne peut rendre compte de la réalité, elle n’est pas vacuité comme pour le bouddhisme, mais inatteignable. Le salut consiste à se laisser conduire par le Dào au lieu d’agir par soi-même. La nature, si nous ne la forçons pas, nous conduit sur ce chemin, et dans une régression sans fin le « non-agir » laisse agir la puissance invisible du Dào. Pour Confucius, le Dào se divise en plusieurs dào, et au contraire du non-agir, l’homme doit agir pour assurer l’harmonie de la société. Cela permet de comprendre en quoi consiste la sainteté (2).

Le saint taoïste est celui qui laisse les êtres vivre selon leur nature en se gardant d’intervenir. Il donne la vie sans se l’approprier, agit sans s’en prévaloir, achève son œuvre sans s’y attacher. On est près du renoncement au désir du bouddhisme. Le saint a bien un rapport au monde (contrairement au but du bouddhisme) mais ne se laisse pas chosifier par les choses. Il se vide du monde pour retrouver son centre, et finit dans une fusion avec le Dào. Cette quête de la fusion est essentielle, personnelle, et n’a pas de rapport avec la morale. C’est la nature qui commande le chemin, le saint garde intactes sa vie et sa nature, au détriment du sens moral.

Le saint confucianiste est bien différent. Confucius pense que tout homme est bon, la moralité est la part céleste de la nature humaine. L’homme doit donc y être fidèle, il est porté au bien par sa nature et par son destin, il est un être responsable et actif. Il réalise sa nature quand il suit son cœur et que tout s’accorde avec le Ciel. Le saint est celui qui est parfaitement authentique, et par là participe au processus créatif du Dào (du Ciel). Par ses œuvres, le saint fait trinité avec le Ciel et la Terre.

La sainteté dans les religions du Livre

La notion de sainteté dans les religions du Livre semble inclure bien des aspects que nous venons d’invoquer, mais le sens profond est différent. Si l’on interroge des chrétiens sur la sainteté, il est probable qu’ils citeront les valeurs trouvées dans ces religions asiatiques : renoncement à soi, au désir de possession (des choses ou des êtres), compassion, ne pas se laisser chosifier par les choses, refus de l’agressivité (le « non-agir » du Dào), moralité de la vie. On peut ajouter la recherche de la fusion avec « dieu » (cf. la fusion avec le Dào), moins évidente la recherche du Nirvâna ou celle de la dissolution dans le divin. C’est dire qu’en fait, pour la plupart des croyants (j’applique ce terme aux Musulmans, aux Juifs et aux Chrétiens) la sainteté est une question de comportement moral et d’une recherche de leur salut.

Pour les Musulmans, en vérité, la sainteté résulte d’un choix de Dieu, c’est un don, et elle exige alors la prière qui met en relation avec Lui. Pensons par exemple aux Soufis. Pour les Juifs la sainteté passe par le respect de la Loi, essentiellement le décalogue (pas toutes les prescriptions trop nombreuses) et la prière devant Dieu. Ces deux croyances se distinguent donc de celles qui précèdent, elles sont marquées par une relation personnelle avec Dieu. Le salut se trouve dans cette relation d’amour et de respect de Dieu qui assurera la « vie éternelle ». Il ne s’agit pas de dissolution dans le divin, de Nirvâna non plus. Différence donc de Lao-zi et de Confucius, il ne semble pas qu’il y ait pour ces derniers un but au-delà de la mort, le Saint est pour eux celui qui arrive à une authenticité de sa vie d’homme (ce qui est déjà pas mal !).

Restent les Chrétiens. C’est le cas qui nous intéresse en cette fête de la Toussaint. Ils sont concernés par tout ce qui précède. Essayons de préciser leur spécificité.

Il semble qu’il faut insister : ce ne sont pas les œuvres qui font la sainteté, saint Paul l’a assez répété. Évidemment le saint est quelqu’un qui sait retenir ses désirs et renoncer quand il le faut à des biens matériels ou autres, qui a de la compassion pour les autres, qui possède cette qualité du taoïsme consistant à ne pas répondre à l’agression ou à la violence par l’agressivité, qui a une « vie morale » (encore faudrait-il voir ce que cela signifie concrètement), mais tout cela est une conséquence (et non un point de départ) de son désir de sainteté et devient alors une nécessité. Il faut insister sur le renoncement à soi, mais dans quel but ? Dans les religions asiatiques, le but est en quelque sorte intéressé, dépasser la répétition des réincarnations, se perdre dans la vacuité du Nirvâna, avoir une vie en conformité avec notre nature en rejoignant la réalité ultime de la Voie, développer une vie authentique, c’est-à-dire vivre dans la Vérité, posséder la Vie dès ici-bas, une Vie totalement humaine, et faite parfois de don de soi aux autres.

Musulmans, Juifs et Chrétiens, eux, sont à la recherche d’un Dieu personnel. Le but n’est plus un avantage personnel, quelque spirituel qu’il soit, un plus de la condition humaine, le but est hors d’eux, il les sort d’eux-mêmes pour se donner à Dieu. Ils sont comme les autres dans la Voie, mais pour eux cette Voie qui est « un chemin sans chemin » (comme le dit Lao-zi, et plus de 2000 ans plus tard Maurice Bellet) débouche sur quelqu’un. Jésus est « la Voie, la Vérité et la Vie », Voie qui mène à son Père, Vérité de la relation au Père qui concerne toute la vie, Vie « éternelle », c’est-à-dire Vie avec le Père.

Cette Vie est faite de l’amour. Il semble qu’il y ait un amour spécifiquement chrétien. Rappelons Saint Paul dans le chapitre 13 de la première lettre aux Corinthiens :

« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges…
...quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science…
...quand je distribuerais tous mes biens en aumônes…
Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien » (1Cor 13, 1-3).

Tout ce qui doit animer le chrétien, c’est l’amour.

Le reste est infiniment nécessaire et les exemples admirables que nous donne la vie des saints hindous, bouddhistes, taoïstes ou confucianistes doivent inspirer et enrichir nos comportements. Il est regrettable que nous ignorions tellement leur spiritualité et leurs exemples de vie.

Les exemples des saints musulmans dans leur vie de prière, pas seulement la prière rituelle dans laquelle ils glorifient Dieu comme Dieu, mais aussi la prière du cœur (du’a et dhikr) qui manifeste une intimité avec le Dieu tout autre, sont pour nous instructifs et peuvent inspirer notre propre prière.

Le fondement de la sainteté dans le judaïsme est cette phrase du Lévitique :« Soyez saints car je suis Saint, moi l’Eternel, votre Dieu » (Lev 19, 2).

Les saints (hassidim) sont remarquables par leur rapport avec le prochain, par leur amour de la Loi et une vie de grande moralité, et par leur prière assidue, rituelle et personnelle. Eux aussi sont de riches exemples pour les Chrétiens.

Si le saint chrétien est défini par l’amour, c’est d’un amour singulier qu’il s’agit, que Paul désigne par « charité ». Il ne s’agit pas seulement d’aimer Dieu, de désirer le rejoindre et de le prier en conséquence. Il s’agit de vivre de son amour. Jésus a fait de nous des fils du Père qui vivent dans le Père, l’amour de Dieu est en eux. C’est cela qui est premier, c’est pure grâce, pur don que nous recevons dès la naissance. Alors dans leur rapport aux autres, les chrétiens ne sont pas propriétaires de l’amour qu’ils proposent, qu’ils donnent, c’est l’amour du Père qu’ils offrent à leur prochain. Ceci doit être très choquant pour les autres croyants, car Dieu est le tout Autre. N’y a-t-il pas un blasphème à se dire fils de Dieu au sens fort, car il ne s’agit pas d’une simple figure de style ? Celui devant lequel nous sommes, comme les Juifs et les Musulmans, infiniment petits et indignes, est sans commune mesure avec nous, mais Celui-là vit en nous au point que son amour devient le nôtre et par nous se donne aux hommes.

Au-delà de toutes les vertus nécessaires reconnues dans toutes ces religions, le saint Chrétien est celui qui, dans sa vie d’humain incarné dans le monde, et dans sa vie spirituelle, vit totalement en Dieu qui est Amour au point de devenir lui-même cet amour. Il répond alors à la phrase du Lévitique citée ci-dessus.

En cette fête de la Toussaint, célébrons tous ces hommes, toutes ces femmes, qui ont rejoint la Vie pleine du Père en suivant Jésus qui a été pour eux la Voie, la Vérité et la Vie. Célébrons tous les croyants vivants qui, plus ou moins mal, plus ou moins bien, c’est selon, sont sur ce « chemin sans chemin » qui doit les mener à la Vie éternelle. Nous sommes tous appelés à cette sainteté, par pure grâce de Dieu.

Marc Durand

(1) J.-M. Aveline, Dieu a tant aimé le monde, Petite théologie de la mission, Cerf, Paris, 2023.

(2) La morale confucéenne semble avoir séduit les Jésuites missionnaires en Inde. Alors qu’ils ont gardé les noms chinois de presque tous les penseurs, ils ont latinisé (baptisé ?) les noms de deux d’entre eux qui sont considérés comme les fondateurs du confucianisme : Kongfu-zi est devenu Confucius, Meng-zi est devenu Mencius.

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