La mort sociale de la femme afghane
Le mouvement politique musulman des Talibans a repris le pouvoir en Afghanistan en juin 2021 avec le départ de l’armée américaine. Ils ont recréé l’Émirat islamique de l’Afghanistan, état théocratique, dont le Guide suprême est un mollah qui gouverne par décrets avec l’objectif que l’État et la population se conforment à un modèle issu du Coran et de la vie du prophète Mahomet.
La volonté de ce gouvernement musulman, où champs politiques et religieux sont confondus, s’exprime par des interdits[i] de toutes sortes religieux et culturels : toutes les activités culturelles et artistiques sont prohibées ; quant aux croyances religieuses, la seule autorisée est celle du courant sunnite, intégriste taliban dans sa déclinaison pakistanaise telle qu’elle a été enseignée aux étudiants afghans Pâshtoûns dans les madrasas du Pakistan. La persécution des croyants de toutes les autres religions en est la conséquence comme celle des Hazâras adeptes du Chiisme, celle des Bouddhistes de la minorité indienne, mais aussi tous les autres musulmans sunnites, comme le sunnisme traditionnel plus modéré des Tâdjiks ou les adeptes d’autres courants comme les Soûfis.
Ces interdits sont majorés pour les femmes par la suppression de leurs droits fondamentaux, le droit de travailler, le droit à la santé (elles ne peuvent être soignées que par des femmes mais comme les soignantes n’ont plus le droit de travailler…), le droit à l’éducation (la scolarité des filles est admise jusqu’à 12 ans).
Une nouvelle loi, la loi du 30 août 2024 : Prévenir le vice, vient d’interdire les espaces publics aux femmes, elles sont confinées à l’espace privé domestique. Elles ne peuvent que traverser l’espace public, en Burqa, accompagnées d’un tuteur, mari, frère, père…
De nombreux commentaires médiatiques occidentaux relaient la question : pourquoi un tel acharnement sur les femmes ? Pourquoi cette obsession de la femme ?
Nous allons tenter pour y répondre :
1°) de définir le régime des Talibans, non pas d’un point de vue religieux, ce que font de nombreux savants (1), mais d’un point de vue politique, pour cerner la cohérence propre à ce système et le pourquoi de ses interdits,
2°) d’en comprendre les conséquences mortifères, d’une part la mort sociale de la femme afghane, mais aussi le danger très concret de son élimination physique,
3°) d’envisager les solutions qui s’offrent aux afghanes pour survivre, traverser cette période jusqu’au renversement de ce gouvernement.
Le régime politique des talibans : l’Émirat islamique d’Afghanistan, un nouveau pouvoir totalitaire
En accord avec les philosophies politiques de Hannah Arendt et Claude Lefort nous pouvons définir le régime politique des Talibans comme un pouvoir totalitaire. Nous allons tenter de cerner son originalité qui semble ne pas frapper nos contemporains, qui l’assimilent à un régime religieux archaïque, greffé sur une société patriarcale conservatrice pâshtoûne, modèle social qui en fait était répandu sur l’ensemble du territoire national quelles que soient les diversités ethniques.
Nous nous intéresserons moins à l’aspect religieux de ce pouvoir même s’il s’inspire de la religion musulmane sunnite, dans une déclinaison fondamentaliste salafiste, avec l’idéal d’un retour aux pratiques en vigueur de la communauté musulmane contemporaine du prophète Mahomet (2), qu’à l’aspect politique.
Pour la suite de notre propos définissons ce qu’est un état totalitaire, à partir de la philosophie politique de Claude Lefort et ses analyses sur l’Un et le Multiple (3).
Le Totalitarisme recouvre une forme sociale, culturelle, politique dominée par la volonté politique de créer une unité politique qui rassemble la société entière derrière son leader, le dictateur, le Chef suprême, qui détient tous les pouvoirs et incarne la vérité.
A l’opposé les sociétés démocratiques vivent le multiple soit une pluralité de pensées politique, religieuse, culturelle, scientifique qui se traduisent dans la séparation des pouvoirs : pouvoir politique, pouvoir judiciaire, pouvoirs liés aux différents champs de la connaissance, et avec l’autonomie de la société civile.
Si le régime totalitaire unifie tous les pouvoirs et les cimente par une idéologie qui définit « la juste voie », la vérité, l’unique et seule vérité, qui domine l’ensemble social et se vérifie jusque dans les domaines de la vie privée, de la vie intime, dans les relations entre les habitants, entre les hommes et les femmes, entre les parents et les enfants, les démocraties s’organisent autour d’un pouvoir vide, ce qui signifie que personne ne peut se l’approprier, il est occupé de façon transitoire réglementée par les élections.
Pour vivre son unité le régime totalitaire développe un appareil de répression où la justice, la police, surveillent la population, afin d’en repérer les déviants et les punir.
Comment l’état totalitaire justifie-t-il la vérité de son idéologie ? Il peut prétendre à la vérité religieuse (état théocratique) à la vérité scientifique (état stalinien qui argumente de la vérité « scientifique » de la Lutte des classes) mais surtout il la prouve en permanence par son combat contre ses ennemis, l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur.
Appliquons ces critères de l’Un au gouvernement des Talibans :
- Pour les talibans, le Chef suprême est un mollah religieux qui vit à Kandahar, actuellement il s’agit de Hibatullah Akhundazar, il ne se montre que très rarement en public et émet des lois, des décrets religieux qui ont valeur, dans tous les domaines, de vérité absolue.
Le gouvernement de Kaboul se charge d’appliquer ses décrets à l’aide de ses ministères, dont le plus emblématique est le ministère de la promotion de la vertu et de la répression du vice chargé de la vie morale et religieuse des habitants, des comportements des hommes, des femmes, des enfants.
- L’idéologie de l’état Taliban est d’inspiration religieuse musulmane sunnite, issue de l’interprétation des écoles coraniques des madrasas du Pakistan où les talibans ont reçu leur enseignement coranique mais elle s’inspire aussi de la tradition du code tribal des Pâshtoûnes, principale ethnie de l’Afghanistan qui représente 50% de la population afghane et qui est surreprésentée parmi les talibans. Elle a valeur de vérité absolue.
Le problème de la vérité absolue en politique c’est qu’elle est forcément guerrière. D’une part elle fonctionne comme un principe d’exclusion pour tous ceux qui ne la partagent pas au sein de la nation : l’ennemi intérieur, d’autre part elle persuade ses adhérents qu’ils représentent les purs par rapport aux impurs- les justes par rapport aux criminels : l’ennemi extérieur.
L’Émirat islamique d’Afghanistan se veut un modèle pour le reste de l’humanité. Cela explique pourquoi l’état taliban afghan se retrouve en guerre contre des courants islamistes terroristes (Daech) qui nous apparaissent comme idéologiquement très proches car ils se retrouvent en concurrence sur ce modèle d’émirat islamique qui a vocation à rassembler tous les musulmans du monde entier derrière lui, à s’exporter dans tous les pays.
Pour défendre sa vérité absolue contre les ennemis l’émirat islamique développe un appareil de répression que la Charia, la justice coranique, légitime et défend.
De nombreux états musulmans appliquent la charia comme la justice de leur pays mais les conceptions de la charia sont diverses, selon Bauduoin Dupret, spécialiste de cette question (4) : « La charia ou plutôt les charia, concept qui recouvre les lois islamiques varie selon les états, les conditions géographiques historiques et culturelles, elles se fondent sur le Coran, la tradition prophétique, celle des consensus des Oulémas et sur les règles de vie traditionnelle, exemple le code tribal des tribus Pâshtoûnes en Afghanistan », et même en Afghanistan où les diverses monarchies ont établi la charia comme justice du pays : le roi Amânollâh en 1923, s’il fonde la justice sur la charia, il en exclut les châtiments corporels, la torture et les mises à mort.
La charia des Talibans aujourd’hui, et les vidéos multiples qui circulent via les réseaux sociaux le démontrent, ce sont les lapidations, les amputations, les flagellations… La charia des Talibans est particulièrement cruelle envers les femmes, femmes adultères, femmes qui refusent la pratique courante des mariages forcés. Les femmes sont assimilées par l’état des Talibans à une source de danger, de corruption morale d’autant plus si elles sont instruites, possédant une compétence professionnelle ou artistique.
Si les ennemis extérieurs sont faciles à désigner car la propagande parle ouvertement des impérialismes occidentaux à combattre et en premier chef l’impérialisme américain, les ennemis intérieurs sont discernables par les mesures prises à leur encontre : les adeptes des autres religions, y compris les adeptes d’autres courants sunnites, l’opposition démocratique des mouvements de résistance mais aussi les femmes ! Arrêtons-nous sur la situation des femmes car elle est d’importance pour comprendre les particularités de ce régime et posons-nous la question : cet acharnement contre les femmes les désigne-t-elles comme faisant partie des ennemis intérieurs ?
La mort sociale des femmes afghanes
Avant d’analyser ce phénomène nous nous opposons à une vision du gouvernement des talibans comme une forme archaïque de pouvoir lié à des traditions sociales conservatrices comme on pouvait les observer avant les guerres d’indépendance.
La situation sociale objective de la femme afghane est aussi à mettre en relation avec un état qui a souffert de la guerre depuis plus de vingt ans. Depuis l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique en 1979, le pays n’a cessé d’être en guerre, aujourd’hui on parle de paix mais c’est passer sous silence la guerre civile, guerre contre les résistants du front démocratique, attentats terroristes de Daesch et Al Qaida.
Quelques statistiques sont éclairantes. En 1996 l’Afghanistan avait le deuxième taux de mortalité maternelle le plus élevé au monde :16 femmes sur 100 mouraient en couches, la mortalité infantile est un des taux les plus élevés au monde :165 bébés sur 1000 mourraient avant 1 an. Pendant la période américaine, les soins de santé se sont améliorés pour toute la population avec une forte participation des Afghanes comme médecins, infirmières, sage-femmes…
Quelles vont être les prochaines statistiques avec le gouvernement des Talibans qui ne permet plus les soins obstétricaux et les soins pédiatriques ? Ajoutons à ce sombre tableau qu’en 2019 on recensait 13,9% d’handicapés graves pour l’ensemble de la population et que les guerres successives ont laissé beaucoup de femmes veuves et d’enfants orphelins.
Nous appréhendons le gouvernement des Talibans comme une forme moderne d’un état contemporain dans notre XXIe siècle. Moderne ne veut pas dire progressiste, moderne ne veut pas dire inspiré de la philosophie des lumières, moderne au sens de récent, d’actuel, de contemporain.
Deuxièmement, relier cette forme de pouvoir à son origine religieuse ou à un système patriarcal risque plus d’obscurcir notre compréhension de ce qu’il est ; pour le dire autrement nous dirons que le prophète Mahomet n’est pas responsable de la condition actuelle des femmes afghanes, de même que le philosophe Karl Marx n’est pas responsable du Goulag soviétique. Un système patriarcal familial, même qualifié de conservateur par les féministes, n’est pas un système en soi totalitaire, culturellement il peut être compatible avec un régime monarchique, avec un régime démocratique, il n’est pas obligatoirement mortifère. Quant aux explications de type analytiques : les Talibans souffrent d’obsessions sexuelles, nous devrions les inverser, ce n’est pas parce que les Talibans souffrent d’obsessions sexuelles que les interdits s’abattent sur les femmes mais c’est parce que la femme disparaît de l’espace social que les hommes fantasment à son égard et souffrent de troubles sexuels.
Si les femmes représentent un ennemi intérieur de ce régime, elles ne peuvent que faire l’objet d’une répression sans fin et nous partageons l’avis de Michael Barry, les femmes ne peuvent rien attendre du régime des Talibans, soit celui-ci se transforme et il n’est plus taliban, soit il se perpétue et la répression ira croissante. Depuis deux années qu’ils sont au pouvoir tous les droits élémentaires d’un être humain féminin sont bafoués et le dernier décret inaugure une forme nouvelle extraordinaire : la mort sociale des femmes.
C’est une chose que dans les campagnes les femmes soient considérées comme inférieures avec l’obligation d’être voilées ; c’est une autre chose au XXIe siècle d’émettre un arrêt politique pour leur interdire l’espace social alors qu’une grande partie de la population féminine afghane urbaine, instruite, travaillait, ramenait un salaire au foyer, et pratiquait la régulation des naissances.
Ce qui se dévoile, c’est une logique politique d’un état totalitaire qui sévit contre son ennemi intérieur et c’est si vrai que le gouvernement taliban lui-même semble effrayé par les conséquences de son décret du 30 août 2024 et qu’il informe « qu’ils appliqueront modérément ce décret », ce qui sous-entend qu’ils le livrent à l’arbitraire des responsables locaux. Au lieu d’en être rassuré posons notre dernière question : aux prises avec cette logique mortifère, quelles solutions existentielles pour les femmes afghanes ?
De la mort sociale à la mort physique, la logique mortifère : Comment survivre ?
Il n’y a qu’un pas entre la mort sociale et la mort physique car l’être humain pour vivre a besoin de raisons de vivre, il a un besoin vital de sens, de se projeter, de se dépasser, d’envisager des projets, si cela lui est interdit il risque d’en mourir : le psychanalyste Viktor Frankl nous a appris combien la soif spirituelle est une soif d’existence (5).
Face aux interdits de pouvoir, s’affirmer dans les champs de la connaissance, le travail, la création artistique, face au manque d’avenir pour leurs propres filles, les femmes Afghanes sont en grand danger de dépression, d’être atteintes de troubles en santé mentale, et de vivre par désespoir la tentation du suicide. Les organismes humanitaires encore présents font état de suicides de femmes par des produits d’entretiens ménagers ou l’acide de batterie. Il est à craindre que comme en Iran on assiste à une épidémie de suicides qui a cessé avec l’apparition du mouvement « Femmes, Vie, Liberté » qui a pris un tel développement dans toutes les couches de la société que le gouvernement iranien est obligé d’en tenir compte.
Les femmes peuvent aussi fuir vers les camps de réfugiés de Peshawar où s’entassent des milliers d’afghans, pour la plupart des hommes et des femmes, des couples instruits, diplômés, qui ne peuvent plus exercer leur activité. Rappelons que depuis les guerres successives qui ont débuté avec l’invasion soviétique, les réfugiés afghans forment le plus important groupe de réfugiés au monde. Des initiatives se multiplient pour que l’Europe accorde l’asile aux femmes afghanes. Le départ des américains en 2021 a produit une fuite de toutes les élites afghanes sachant quel sort leur réservait les talibans, mais nous savons que la fuite est difficilement envisageable pour des femmes seules car les femmes doivent être accompagnées d’un tuteur masculin pour se déplacer.
Les femmes peuvent aussi s’organiser sur place en réseaux comme ceux qui sont créés depuis l’avènement des talibans et qui aboutissent à des écoles clandestines ; en témoigne la création de radios comme radio-Bégum mais on ne peut exclure qu’à long terme elles doivent s’organiser en réseau de combattantes et rejoindre les mouvements démocratiques d’opposition, mouvements armés. Le fils du commandant Massoud, Ahmad Massoud, qui contrôle la vallée du Panshir a repris le combat de son père, il dirige le Front démocratique de résistance nationale.
La situation actuelle des femmes afghanes consacre leur asservissement mais tentons de déchiffrer la liberté comme un halo d’espoir dans cet environnement de barbarie. Le pire de la servitude, nous ont enseigné Claude Lefort et Etienne de la Boétie, c’est la servitude volontaire : si dans le cœur des femmes couve la révolte jointe à la volonté de s’émanciper, alors une nouvelle histoire s’ébauche, celle de l’Afghanistan de demain. Par l’intermédiaire de la résistance, des hommes et des femmes découvriront une liberté commune et d’autres relations que celles imposées par la tradition, ils jetteront alors les bases d’un état et les institutions d’une nouvelle cité.
Christiane Giraud-Barra
(1) Marine Jacquemin profession reporter : You Tube « Afghanistan, le pays des interdits », Septembre 1996.
(2) Suleiman Mourad, La mosaïque de l’Islam- Entretien sur le Coran et le Djihadisme avec Perry Anderson, éd Fayard-Poids et Mesures du Monde : « Les formes puritaines du sunnisme sont aujourd’hui typiquement désignées par le terme salafiste… », p. 88 ; «… Aujourd’hui, les salafistes essaient de revivre exactement comme ils s’imaginent que vécurent le prophète Mahomet, ses compagnons et quelques autres », p. 90.
(3) Claude Lefort « Le nom d’Un » in Etienne de la Boetie le discours de la servitude volontaire, éd Payot, 2016.
(4) Baudoin Dupret, La Charia, des sources à la pratique, un concept pluriel, éd. La Découverte, 2014.
(5) Viktor Frankl, Nos raisons de vivre - À l’école du sens de la vie, éd InterEdition, 2024.