L’Église catholique face à la montée de l’extrême droite
Beaucoup d’observateurs ont relevé la très grande prudence de la conférence épiscopale suite aux victoires du RN dans les urnes les 9 et 30 juin 2024. Cette attitude tient notamment, d’une part, à la dépendance structurelle à l’État pour le financement des lieux de culte et de l’enseignement privé sous contrat ; d’autre part, à l’influence croissante de deux milliardaires d’extrême droite, Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin.
Ces deux derniers mois, le cycle politique qui s’est ouvert avec la large victoire du Rassemblement national (RN) lors des élections européennes, poursuivi avec la dissolution de l’Assemblée nationale et enfin achevé avec les élections législatives a marqué un tournant dans l’histoire de la Ve République. Nous sommes entrés dans une période d’incertitude, où l’instabilité politique aura probablement pour effet, à court terme, de renforcer l’attrait de la « promesse d’ordre » qui fait déjà le succès du RN. S’il a été mis en déroute au second tour du 7 juillet grâce au maintien du front républicain, le parti lepéniste n’en a pas moins recueilli plus de 10 millions de voix, soit 37% des suffrages exprimés. Il faut donc, plus que jamais, l’imaginer au pouvoir, disposant d’une majorité et des moyens de gouverner. Favorisées par les cadrages médiatiques et les algorithmes des réseaux sociaux, ses idées ont, du reste, déjà largement polarisé le débat public et imprégné les imaginaires collectifs.
Angles morts
Dans ce contexte de décomposition politique, l’Église catholique peine à se positionner explicitement. Il faut dire qu’un nombre croissant de ses membres, « pratiquants » ou non, vote désormais à l’extrême droite. Beaucoup d’observateurs ont relevé la très grande prudence de la conférence épiscopale suite aux victoires du RN dans les urnes les 9 et 30 juin 2024. Les excès de la Manif pour tous et les scandales d’abus sexuels sont souvent invoqués pour expliquer la discrétion des évêques dans la sphère publique (« qui sommes-nous pour donner des leçons de morale ? », etc.). Cette hypothèse semble toutefois avoir ses limites. En 2023, lors des débats sur le projet de loi sur la fin de vie, plusieurs d’entre eux se sont exprimés dans les médias pour rappeler très clairement les positions du magistère, comme, tout récemment encore, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Comment expliquer, dès lors, le silence presque généralisé des évêques face au risque d’accession au pouvoir du RN, au début de l’été 2024 (1) ? Celui-ci ne serait-il pas l’indice d’une incapacité croissante à analyser les mutations actuelles du politique, à se situer vis-à-vis d’elles et à les dénoncer clairement, au nom de la foi chrétienne, lorsque les circonstances l’exigent ?
L’institution ecclésiale est, de fait, nécessairement prise dans l’épaisseur du temps historique ; elle est façonnée par des processus qui configurent son mode d’existence dans la société. Ainsi, la manière qu’elle a de concevoir et d’articuler ensemble la liturgie, la pastorale, la théologie, la mission, les œuvres, n’est jamais sans lien avec le contexte sociopolitique dans lequel elle est plongée. À chaque époque, il importe donc d’analyser avec rigueur et lucidité les formes ecclésiales existantes, ou en train de naître, pour tenter de mieux comprendre le rapport dialectique qu’elles nouent avec les pouvoirs temporels. Une telle critique vise alors à faire apparaître d’éventuels angles morts et à se prémunir de possibles compromissions. En d’autres termes, l’enjeu est donc de poser les bases d’une ecclésiologie politique réflexive, attentive à la saine distance que l’Église catholique peut et doit garder vis-à-vis des puissants, si elle veut continuer à être crédible pour annoncer la Bonne Nouvelle à toutes les personnes que ceux-ci méprisent, rejettent, brutalisent.
De ce point de vue, anticiper les conséquences probables d’une prise de pouvoir par le RN – perspective encore hypothétique, mais de moins en moins irréelle – apparaît alors comme un exercice heuristique nécessaire, et urgent. Tout l’enjeu est ici d’identifier, parmi les réalités multiples qui structurent déjà le présent de l’Église, celles qui pourraient, à l’avenir, porter préjudice à son discernement si elles restent non questionnées. Nous en identifions deux : la première, la plus massive, est celle d’une dépendance structurelle à l’État pour le financement des lieux de culte et de l’enseignement privé sous contrat ; la seconde, peut-être plus anecdotique mais non moins signifiante, est celle de l’influence croissante de deux milliardaires d’extrême droite, Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin, qui multiplient les initiatives pour remobiliser et rendre visibles les courants les plus conservateurs du catholicisme. Analyser ces réalités permet, selon nous, d’expliquer le silence des évêques non plus seulement à partir des facteurs moraux précédemment évoqués, mais aussi à partir de facteurs matériels, qui restent trop souvent dans l’angle mort des discussions.
Apprendre à être opprimée
Les rapports de l’Église catholique à l’État français semblent aujourd’hui hantés par un passé plutôt embarrassant, dont personne ne sait bien que faire. Après avoir été, jusqu’à très récemment, la matrice de la société (le climax de la France chrétienne n’est pas à chercher au Moyen-âge, mais au début du XXe siècle, avec la figure du Curé d’Ars) (2), l’institution ecclésiale n’a eu de cesse de s’affaiblir et de perdre en influence. La crise des abus sexuels, dont les tristes rebondissements ne semblent pas devoir s’arrêter, a accéléré cette dynamique.
Plus d’un siècle après son entrée en vigueur, la loi de 1905 a créé une situation paradoxale : elle rend l’Église plus que jamais dépendante de l’État pour l’entretien des lieux de culte construits avant cette date. Alors même que le nombre de catholiques pratiquants est désormais très faible, l’institution ecclésiale continue à bénéficier indirectement de transferts financiers importants de l’État et des collectivités territoriales, qu’elle serait bien incapable de générer à elle seule et qui l’avantagent considérablement vis-à-vis des autres cultes. D’aucuns diront qu’elle peut ainsi se recentrer sur sa mission spirituelle ; mais cette situation favorise également, sur le long terme, une forme subtile de neutralisation politique. Déjà confrontés, dans leurs diocèses, à la chute des vocations sacerdotales et à la baisse des recettes du denier de l’Église, les évêques sont fortement incités à cultiver de bonnes relations avec les services de l’État (élus, préfets, etc.) pour assurer la pérennité de cet arrangement, qui leur permet l’usage des édifices religieux (3). Il en va de même à propos de l’enseignement privé sous contrat, qui bénéficie lui aussi de transferts financiers très significatifs (4). Initialement conçu pour permettre aux familles de donner à leurs enfants une éducation chrétienne, il n’est pas épargné par la dynamique de sécularisation, et peine à renouveler ses orientations pastorales, faute de chrétien·nes engagé·es sur le terrain. D’un côté comme de l’autre, il apparaît donc que le passé lègue à l’institution ecclésiale une sorte de « grand corps encombrant » dont elle ne sait trop que faire, mais que les financements publics lui permettent de faire vivre malgré tout. Qu’une telle dépendance, tacitement acceptée et sans cesse réactualisée, fasse courir le risque d’un assujettissement au politique, voilà ce que des décennies d’alternance entre des partis de gouvernement plutôt modérés ont fini par faire oublier.
L’arrivée au pouvoir du Rassemblement national pourrait faire brutalement apparaître la réalité crue de cet assujettissement. À moins qu’ici encore, le processus de délitement soit long et insidieux, engourdissant au passage les consciences morales. Fine observatrice du régime autoritaire de Vladimir Poutine, Anna Colin Lebedev rappelait ainsi, dans l’entre-deux-tours, qu’un pouvoir liberticide « s’installe petit à petit, de manière quasiment imperceptible ; […] il se place du côté du raisonnable et du consensuel, et marginalise les opposants en les qualifiant d’alarmistes ; il promet du confort, de la sécurité, et du pouvoir d’achat ; il est important de savoir qu’il tient parfois ses promesses ; il s’assure la loyauté des institutions les plus vulnérables. […] Lui résister n’est pas facile. Faut-il refuser [ce qu’il vous offre], quand en échange – dans un premier temps – on ne vous demande pas grand-chose ? Le prix à payer est connu bien plus tard, quand le piège se referme » (5).
Pour l’Église catholique, résister ne sera assurément pas facile ; l’institution, angoissée par son propre déclin, parviendrait-elle à ne pas se laisser séduire par les avances d’un gouvernement d’extrême droite ? Celui-ci ne manquerait pas, à un moment ou un autre, d’exalter le patrimoine religieux – on anticipait déjà, au ministère de la Culture, une coupe claire des budgets alloués à la création artistique, et leur réorientation massive vers le patrimoine –, de mettre en œuvre des politiques familiales plus généreuses ou de favoriser l’école privée ; toute critique ecclésiale pourrait, en retour, donner le prétexte à un chantage financier. Prise dans des forces centrifuges croissantes, on peut anticiper que la conférence épiscopale finira par se fragmenter et que certains évêques (peut-être les plus ambitieux) prendront les devants pour tenter de s’imposer comme des interlocuteurs privilégiés du pouvoir – tout en continuant de manier le langage de la « neutralité » (6).
Les conséquences d’un tel pragmatisme ne sauraient pourtant être euphémisées. Dans presque tous les pays où des forces politiques conservatrices illibérales ont conquis le pouvoir, le ralliement plus ou moins explicite d’une partie du haut clergé a eu pour effet de réduire peu à peu le champ de l’enseignement social de l’Église à quelques domaines très sélectifs, recouvrant peu ou prou les « points non négociables » fixés par Benoît XVI. L’auteur n’avait du reste probablement pas idée de la façon dont ses fameux « points » seraient mobilisés pour justifier des interprétations si sélectives de l’enseignement social de l’Église et pour alimenter les guerres culturelles (à propos des droits LGBT et de l’avortement, principalement) sur les réseaux sociaux et ailleurs. En Hongrie, où la hiérarchie épiscopale est désormais largement inféodée au gouvernement d’Orbán, le cardinal Péter Erdo, archevêque de Budapest et primat de Hongrie, a été – et continue d’être – le visage d’une Église accommodante avec le pouvoir illibéral. Quoique fidèle au pape François, il s’est opposé dès 2015 à l’accueil des réfugiés, qu’il comparait alors à du « trafic d’êtres humains », ajoutant que l’arrivée des migrants ressemblait à une « invasion ». Aux États-Unis, le premier mandat de Donald Trump a durablement accentué les fractures au sein de la conférence épiscopale et accéléré l’émergence de figures controversées, comme Mgr Carlo Vigano (récemment exclu pour schisme), Mgr Joseph Strickland ou Mgr Robert Barron – prélats qui ont très activement contribué à appauvrir la parole publique de l’Église, en la rabattant quasi exclusivement sur les enjeux pro-life (7). Alors que les nuages les plus noirs s’amoncellent sur la démocratie américaine, on peut craindre qu’un tel resserrement des imaginaires n’aide pas les catholiques à comprendre comment ils peuvent œuvrer pour le bien commun.
En France comme dans bien d’autres pays, on assiste à un risque de régression autoritaire de l’État. Dans ce contexte, ne vaudrait-il pas mieux pour l’Église catholique qu’elle s’apprête à aller au-devant de l’histoire pour, de nouveau, « apprendre à être opprimée » plutôt que de chercher à se rassurer à bon compte en ne misant que sur les voies du dialogue ? De ce point de vue, l’analyse ecclésiologique proposée par William Cavanaugh à propos des errements et des ressaisissements de l’Église chilienne face au régime de Pinochet reste d’une actualité troublante et gagnerait à être davantage méditée (8).
Le zèle des milliardaires
L’influence croissante de milliardaires qui revendiquent ouvertement leur catholicisme pose une autre sorte de problème ecclésiologique, tout à fait inédit. Bien qu’elle soit difficile à évaluer, il n’y a guère de doute sur le fait qu’elle ne cesse de s’étendre.
En ce qui concerne Vincent Bolloré, il s’agit surtout d’une influence médiatique : avec CNews, bien sûr, qui diffuse depuis quelques années une nouvelle émission religieuse, « En quête d’esprit », où éditorialistes et prêtres en soutane pourfendent en chœur le « relativisme » et la « perte des valeurs », et instrumentalisent la piété populaire pour alimenter leur nostalgie d’un catholicisme triomphant – le tout, en s’appuyant sur une théologie rigide et étriquée. Avec Paris Match, qui réserve des unes louangeuses au cardinal Robert Sarah ou au pèlerinage de Chartres organisé par Notre-Dame-de-Chrétienté. Mais aussi, avec Europe 1 et le Journal du Dimanche, entrés tout récemment dans le giron du milliardaire et qui reprennent, de plus en plus, les couplets tristement prévisibles du « choc des civilisations » (9).
Ces projections fantasmées d’une France éternellement chrétienne ne reflètent pas, loin s’en faut, la réalité de la vie de l’Église – et nombreux sont les chrétiens qui soupirent de telles caricatures. Mais qu’on le veuille ou non, celles-ci participent malgré tout à la construction d’une certaine visibilité publique du catholicisme, qui s’agence hors de tout contrôle institutionnel et de façon purement discrétionnaire. Les effets de cette nouvelle forme de visibilité ne sauraient être sous-estimés, en particulier auprès de celles et ceux qui, dans la population, n’ont qu’un lien distendu au christianisme : pour certains, l’inquiétude suscitée par le zèle de Bolloré les conduit à faire l’amalgame entre ses positions réactionnaires et celles de l’Église, et maximise l’effet repoussoir ; pour d’autres, attachés plus ou moins confusément à une « identité chrétienne » mais déliés de toute pratique, l’habituation aux contenus médiatiques du groupe Bolloré finit par légitimer l’amalgame entre nation et religion. Ainsi, les malentendus s’accroissent, sans que l’on mesure encore tout à fait leur portée. La hiérarchie épiscopale, que l’on imagine un peu embarrassée, n’apparaît pourtant pas décidée à prendre position. La perspective de « faire de l’audience » semble, pour l’heure, encore trop irrésistible (10) – et personne ne s’est publiquement ému de ce qu’un simple laïc, si riche fût-il, soit en mesure d’accomplir un travail de sape d’une telle ampleur, piétinant dans l’espace public les fragiles acquis de l’Église conciliaire.
Pour ce qui concerne Pierre-Édouard Stérin, il semble que son influence se fasse davantage ressentir au sein même des milieux catholiques. Entrepreneur à succès ayant fait fortune grâce à la revente du site de réservation La Fourchette et du spécialiste des coffrets cadeaux SmartBox, il est désormais à la tête d’Otium, un fonds d’investissement gérant 1,3 milliard d’actifs (11). En 2021, il a déshérité ses cinq enfants pour transférer l’intégralité de son patrimoine à un fonds de dotation, le Fonds du bien commun, auquel sont versés chaque année près de la moitié des gains d’Otium (soit de 80 à 120 millions d’euros ) (12). Se présentant comme un « acteur hybride au sein de l’écosystème philanthropique français », le Fonds soutient des associations (près de 60 % de son activité), investit dans des jeunes entreprises, gère un incubateur et développe une foncière solidaire. En finançant des réseaux de patronages (Esprit de patronage), des accompagnants spirituels dans les hôpitaux et les Ehpad (Alliance Siméon), des colocations solidaires (Simon de Cyrène), des maisons d’accueil pour des femmes enceintes en détresse (La Maison de Louise), ou encore la réfection des calvaires et des petites églises rurales (SOS Calvaires), le Fonds vient ainsi en appui d’œuvres autrefois directement prises en charge par les diocèses (13).
Il ne s’agit pas ici de nier la sincérité de l’engagement des personnes impliquées dans tous ces projets, mais de rappeler que la conception que Pierre-Édouard Stérin promeut du « bien commun » est, de fait, fort sélective – et, à ce titre, bien imparfaitement catholique. Libertarien assumé, courtisé par tous les ténors de l’extrême droite qu’il assume désormais vouloir soutenir dans leur conquête du pouvoir avec son projet Périclès (14), l’entrepreneur ne cache pas son hostilité aux exilés, dont il n’hésite pas à déclarer qu’il « ne sert à rien de les accueillir » (15); les enjeux de justice sociale et écologique sont, sans surprise, aux abonnés absents du Fonds. Le modèle philanthropique, de fait, se fonde sur l’idée selon laquelle les individus les plus fortunés peuvent avoir un impact sur le monde (et faire preuve de vertu) en donnant des sommes importantes d’argent ; mais il oblitère presque toujours l’éventuelle injustice des procédés par lesquels celui-ci a été accumulé au préalable. S’il s’inscrit – non sans force d’âme – dans une longue tradition de capitalisme ascétique (16), Pierre-Édouard Stérin ne fait, sur ce point, guère preuve d’originalité : sa fortune, il la doit, à l’en croire, d’abord à sa force de travail et à ses talents. Et certainement pas à l’État, dont il abhorre les mécanismes de solidarité collective.
Quoi qu’il en soit, le Fonds du bien commun devient, qu’on le veuille ou non et du fait de son assise financière, un lieu de pouvoir ; et, pour l’heure, celui-ci est exercé de façon discrétionnaire, esquissant, à travers les œuvres qu’il soutient, un certain visage d’Église (17) Son influence s’étend d’ailleurs déjà au-delà des simples œuvres ; en acculturant les milieux chrétiens à la culture start-up et en louant les mérites du numérique – par exemple, en sponsorisant le festival Pitch my Church, qui plébiscite les influenceurs catholiques actifs sur Youtube, Instagram ou TikTok, ou en soutenant directement les projets du frère dominicain Paul-Adrien d’Hardemare (18) –, le Fonds contribue à naturaliser des orientations pastorales dont les présupposés théologiques et les effets ecclésiologiques restent, pour l’heure, très peu questionnés.
Comme l’a très justement remarqué Massimo Faggioli, ecclésiologue spécialiste du catholicisme américain, cette influence croissante des milliardaires conservateurs relève des paradoxes inattendus de la « théologie du laïcat » issue du concile Vatican II (19). Témoin, dès les années 1950, de la vigueur des mouvements d’Action catholique et du desserrement des rigidités cléricales, Yves Congar n’hésitait pas à affirmer alors que « si l’Église, ferme sur ses assises, s’ouvrait hardiment à l’action des laïcs, elle connaîtrait un printemps dont nous n’avons pas idée » (20). Il s’agissait, pour l’institution ecclésiale, de reconnaître enfin une certaine autonomie du temporel, et de s’ouvrir à un véritable dialogue avec le monde moderne. Soixante-dix ans plus tard, la théologie du laïcat d’Yves Congar ne semble rien avoir perdu de sa pertinence théologique, bien au contraire ; mais elle montre également ses points de vulnérabilité. Le dominicain aurait probablement été stupéfait d’apprendre qu’un jour, quelques laïcs enrichis grâce à leur maîtrise des règles du capitalisme financiarisé tireraient parti des avancées théologiques qu’il avait lui-même permises, pour tenter, grâce à leur fortune, de repositionner l’Église sur un créneau antimoderne et pro-business (21). Si, aujourd’hui, ils investissent dans les médias, financent des œuvres sociales, influencent la pastorale et prennent même leurs marques dans le champ politique en « énergisant les droites », que les empêchera-t-ils, demain – lorsque le denier de l’Église sera réduit à peau de chagrin –, de financer des séminaires et des chaires de théologie catholique ?
Un petit reste
Les deux facteurs que nous avons évoqués expliquent peut-être mieux que d’autres l’embarras de l’Église catholique face au risque d’une arrivée au pouvoir du RN. Hantée par la perspective de son propre déclin et en même temps bloquée dans ses modes de fonctionnement – ceux d’un « corps devenu trop grand » –, l’institution ecclésiale fait face à des défis matériels et financiers d’une ampleur croissante. Ceux-ci, bel et bien présents à l’esprit de la hiérarchie épiscopale, expliquent probablement son souci de presque toujours privilégier le dialogue avec les élites politiques et économiques – et ce, même lorsque ces dernières semblent décidées à précipiter le pays vers un régime libertarien-autoritaire, en attisant la xénophobie et le racisme.
Mais, fort heureusement, rien n’est écrit d’avance. Il appartient aux communautés chrétiennes, et à leurs pasteurs, de discerner sur les voies à emprunter pour contrer la funeste influence des « pieux milliardaires », dont la religiosité identitaire apparaît comme un symptôme des tourments de notre époque ; peut-être est-ce là la part qu’ils peuvent prendre dans le combat contre l’extrême droite. Il leur appartient également, dans le même temps, d’entreprendre des réformes d’ampleur pour faire le deuil de l’« Église monumentale », qui appartient au passé et ne reviendra pas ; tout l’enjeu étant d’oser se dépouiller pour aller de l’avant et redevenir ainsi un « petit reste », qui soit signe de contradiction, reconnu comme bonne nouvelle par tous les pauvres et les exclus.
Pierre-Louis Choquet,
mise en ligne octobre 2024
Merci à la revue Esprit d’avoir publié en accès libre cet article particulièrement important (numéro de septembre 2024). L’auteur, Pierre-Louis Choquet est chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement. Il a notamment publié, avec Jean-Victor Élie et Anne Guillard, Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien (Éditions de l’Atelier, 2017).
Source : http://www.dieumaintenant.com/eglisecatholiqueetextremedroite.html
- Il faut, de ce point de vue, reconnaître la valeur de l’initiative des évêques de Lille, Arras et Cambrai qui, au lendemain des élections européennes, ont conjointement publié un texte rappelant que « plus les temps sont troublés, plus nous avons besoin de sagesse, une sagesse politique ancrée courageusement dans la tradition humaniste, la fidélité au service du bien commun, l’attention aux plus petits, l’humilité de l’écoute et la solidarité universelle ». Quoique non explicitement nommées, ce sont bien les idées du RN qui sont ici ciblées.
- Dans L’Âge séculier, Charles Taylor avance que c’est durant « l’âge de la mobilisation » consécutif à la Révolution française que la gouvernementalité de l’Église catholique parvient à son niveau le plus poussé, quadrillant l’espace social et réglant les conduites comme jamais auparavant (trad. Patrick Savidan, Paris, Seuil, coll. Les Livres du nouveau monde, 2011, p. 786-806).
- En 2021 et en 2022, l’État a ainsi consacré 80,5 millions d’euros de son plan de relance pour restaurer une partie des quatre-vingt-sept cathédrales françaises classées au titre des monuments historiques. Voir Cédric Pietralunga, « Patrimoine : l’État consacre quatre-vingts millions d’euros du plan de relance à la restauration de ses cathédrales », Le Monde, 18 septembre 2020 ; voir également Hervé Maurey, Les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte [en ligne], Rapport d’information n° 345, Sénat, 17 mars 2015.
- Ce soutien est évalué à plus de 10 milliards d’euros par an. Voir Paul Vannier et Christopher Weissberg, Financement public de l’enseignement privé sous contrat [en ligne], Rapport d’information n° 2423, Assemblée nationale, 2 avril 2024.
- Anna Colin Lebedev, « Comment s’installe un pouvoir liberticide ? Dix leçons tirées de l’observation des évolutions politiques de la Russie » [en ligne], X (ex-Twitter), 29 juin 2024.
- Voir, à ce propos « Contre EACOP. Les effets de dévoilement d’une mobilisation » [en ligne], Collectif Anastasis, s. d.
- La conférence épiscopale américaine a récemment acté des coupes drastiques dans les budgets alloués à la pastorale sur les enjeux de justice sociale et décidé que la lutte contre l’avortement serait la priorité de la campagne présidentielle. Voir Aleja Hertzler-McCain, “USCCB announces major layoffs to department focused on social justice” [en ligne], National Catholic Reporter, 26 juin 2024
- William T. Cavanaugh, Torture et Eucharistie. La théologie politique et le corps du Christ, postface de Michel Fourcade, Genève/Paris, Ad Solem/Cerf, 2009, notamment le chapitre « L’Église apprend à être opprimée », p. 123-198.
- Voir Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « La vraie fausse retraite de Vincent Bolloré, affairé à défendre l’“Occident chrétien” », Le Monde, 20 avril 2023 ; Hélène Bekmezian, « L’offensive religieuse des médias de Bolloré », Le Monde, 29 février 2024.
- En témoigne, par exemple, la décision de l’équipe de Holy Games – initiative de la Conférence épiscopale à l’occasion des Jeux de Paris 2024 – d’attribuer à CNews la diffusion de la messe de la trêve olympique, prévue au milieu de la compétition. Voir Bernadette Sauvaget, « CNews rafle la diffusion de la première messe des Jeux olympiques de Paris », Libération, 30 avril 2024.
- Voir Sophie des Déserts, « Pierre-Édouard Stérin, au nom du profit et du Saint-Esprit », Libération, 13 avril 2023.
- Ce chiffre s’appuie sur des propos de Pierre-Étienne Stérin rapportés par Adrien Schwyter, « Ce riche français donne 800 millions d’euros à des associations », Challenges, 16 juin 2021. Les bénéfices reversés au Fonds du bien commun dépendent bien entendu de la profitabilité du fonds Otium. À titre de comparaison, toutefois, les recettes du denier de l’Église s’élèvent, en France, à un peu moins de 298 millions d’euros en 2022 (voir Christophe Henning, « L’Église catholique appelle aux dons, avec pour la première fois une campagne TV », La Croix, 14 décembre 2023).
- Le Fonds du bien commun se déclare areligieux et revendique sur son site les inspirations suivantes : « le christianisme à la fois dans sa dimension sociale (souci du plus faible) et culturelle (patrimoine matériel et immatériel des sociétés occidentales), l’universalisme républicain, la vision grecque de la Cité, le personnalisme (liste non exhaustive) ».
- Les révélations de L’Humanité sur le projet Périclès, qui vise à débloquer 150 millions sur dix ans pour installer l’extrême droite au pouvoir et qui a été « incubé » par le Fonds du bien commun dissipent les éventuels doutes sur sa supposée neutralité : Thomas Lemahieu, « L’extrême engagement de Pierre-Édouard Stérin », L’Humanité, 19 juillet 2024. Voir également Clément Guillou, Alexandre Pedro et Ivanne Trippenbach, « “Versailles connection” : comment le milliardaire Pierre-Édouard Stérin place ses pions au RN », Le Monde, 26 juin 2024.
- Voir Caroline De Malet, « Pierre-Édouard Stérin ou la quête du Graal », Le Figaro, 6 novembre 2018.
- Dans un ouvrage récent, l’historien Sylvain Piron discute les analyses de Max Weber à propos des origines de l’éthique protestante et retrace les trajectoires de Benjamin Franklin et John Wesley, qui revendiquent tous deux une telle ascèse. Voir S. Piron, Généalogie de la morale économique. L’Occupation du monde t. 2, Bruxelles, Zones sensibles, 2020, p. 171-183.
- Le problème, ici, n’est pas tant que Pierre-Édouard Stérin soit ultra-conservateur (il a certainement le droit de l’être) ; il réside plutôt dans le fait qu’il ait accumulé une telle somme d’argent et que celle-ci lui confère, en tant qu’individu, autant de pouvoir et d’influence. La communauté chrétienne – et le monde en général – vivrait mieux sans milliardaires, quelles que soient leurs idées.
- Paul-Adrien d’Hardemare a été l’un des plus virulents critiques de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques ; la rapidité de sa réaction lui a valu une grande visibilité sur les réseaux sociaux, notamment grâce au relais massif de ses interventions par des comptes d’extrême droite.
- Massimo Faggioli, “Will trumpism spare catholicism?” [en ligne], Commonweal, 22 avril 2024. Voir également Tim Sullivan, “‘A step back in time’: America’s Catholic Church sees an immense shift toward the old ways” [en ligne], The Associated Press, 1er mai 2024.
- Yves Congar Jalons pour une théologie du laïcat, Paris, Cerf, 1954, p. 12.
- L’une des faiblesses de la théologie du laïcat d’Yves Congar est précisément qu’elle n’intègre pas la réalité de la conflictualité de classe. Si les laïcs sont tous égaux autour de la table eucharistique, ils sont loin de l’être dans la société : certains occupent des positions (ultra-)dominantes, d’autres sont dominés ; les intérêts sont antagoniques. Nier cette difficulté ou supposer un peu trop vite qu’elle puisse être dépassée spirituellement : telle a été, trop souvent, l’erreur de l’Église.