De l'ambiguïté à la liberté
Je viens de lire le magnifique article de Jean-Luc Lecat L’Église : une ambiguïté à déjouer. Je fus ébloui par l'analyse si riche, si structurée, si argumentée.
Bien d'accord pour dire avec l'auteur : l’Église n’est pas un être, une personne. Elle est la foule innombrable des croyants. Et pour illustrer ce propos, comment ne pas évoquer une parole que j'ai reçue de plein fouet d'une femme très catho lorsque je lui ai annoncé la triste et sinistre exclusion du centre pastoral Halles-Beaubourg de l'église Saint-Merry ? Elle me répondit : « Pierre, on ne critique pas l'Église, elle est notre mère. » Voilà l'exemple parfait de l'Église comme un être, une personne, une mère !
J'étais soufflé, humilié, écœuré. Jean Cardonnel, prêtre dominicain, le rebelle de l'Église, me disait souvent que bien des cathos et des évêques lui répliquaient : « Révérend père, vous êtes trop violent envers l'Église, elle est votre mère » Et Cardo (pour les intimes) me confiait : « Ils me font toujours le coup du chantage à la mère, le chantage affectif » Non l'Église n'est pas notre mère mais une assemblée de baptisés, tous disciples en Christ.
Puis-je illico presto et in petto, pousser la réflexion plus loin ? Dieu n'est pas non plus un être, une personne. Il est la foule des croyants, il est en moi, en toi, en nous. Il est depuis la nuit des temps dans la nuit de notre être le plus intime. Il est depuis la nuit des temps, au cœur du monde. Il est depuis la nuit des temps, notre conscience en devenir... Je ne peux en dire davantage, je le crois, je l'espère, je ne peux l'affirmer... Il y a comme un courant, une énergie, une force qui agit dans le cosmos, dans la matière, dans le règne animal et dans notre humanité qui s'ouvre à la conscience, conscience de soi, conscience de l'autre, des autres, du tout autre, que j'appelle Dieu pour faire bref, par facilité mais que je ne peux plus considérer comme un être, une personne. J'ose croire que Dieu est cette somme de consciences d'hommes et de femmes depuis la nuit des temps. Dieu n'est pas un être, une personne. Ce qui me fait dire que je ne peux plus entendre aux messes et aux prières ceci « Seigneur prends pitié » ou bien « Ô Dieu tout puissant, nous te supplions » ou bien « Daigne accepter nos offrandes » ou bien « Que notre sacrifice te soit agréable » … Toutes ces prières de supplication révèlent un dieu supérieur, monarque, tout puissant, antique et archaïque que prononçaient sans doute les Romains, les Grecs, les Égyptiens et tant d'autres... Il est grand temps de sortir de la nuit des temps. Marcel Gauchet, philosophe et sociologue déclare « Jésus nous a sortis de la religion ». Parole lumineuse. Folle envie de dire : Jésus nous a sortis de l'Église.
Dans cet article, il est dit : « l’Église pense que », « demande que », « ordonne que », « interdit que », n’a pas de sens. La seule chose que l’on puisse dire c’est : « Les croyants en Christ assemblés en tel lieu, à telle époque donnée et dans des conditions d’existence données, pensent que, disent que… » Tout à fait d'accord. Eh bien, je renvoie la balle à l'auteur, que de prêtres disent : « Dieu pense que, Dieu demande que, Dieu interdit que … » Insupportable. Terrible envie de dire à ces prêtres : Mais qu'en savez-vous ? Quelle prétention ! Arrêtez de parler à la place de Dieu ! Si tant est que Dieu fût un être, une personne.
Jésus n’a pas fondé une Église. Il n'a rien fondé, mais il a semé… Pour le fameux Tu es Petrus, le verset « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église. » Oui ils ont assis leur pouvoir redoutable sur cette parole. Avec certains théologiens et exégètes, j'ai la faiblesse de croire que cette parole a été ajoutée dans l'évangile car nulle part ailleurs, le mot Église ne sort de la bouche de Jésus. Étrange. En revanche, il ne cesse de parler du Royaume. Dans les diverses paraboles, il commence souvent ainsi : « Le royaume est semblable à… etc. » Et ce mot Église tombe comme un cheveu sur la soupe. Étonnant. Bien d'accord aussi avec l'auteur pour déjouer le pouvoir sacré, on a en effet sacré et sacralisé papes et soupapes, prêtres et archiprêtres. Insupportable. Comme on est loin de l'esprit de Jésus, lui qui défie les prêtres du temple et leur pouvoir. Et d'ailleurs, ils lui ont fait la peau. Jésus dit aux disciples : « Vous le savez : les chefs des nations commandent en maîtres, et les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne devra pas en être ainsi : celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur » (Mt 20,25). Je suis convaincu qu'il dirait aujourd'hui « Rendez au pape ce qui est au pape, et rendez à Dieu ce qui est à Dieu » Bref. Et vous poursuivez « À nous tous d’être à l’œuvre, individuellement et avec les autres, pour inventer... » Ah quel beau mot que ce mot « inventer » ! Hélas, l'Église et les messes sont souvent répétitions et non inventions. Marcel Légaut, ce vieux sage, disait : « On reconnaît la foi à sa fécondité » Un ami jésuite, disciple de Légaut, me confiait : « On reconnaît la foi à la créativité »
Et patatras, l'auteur conclut ainsi : « Mais c’est, à mon avis, aux prêtres de nous garder ensemble dans la richesse de nos diversités, d’avoir soin de chacun et de tous, de nous permettre d’être debout en reconnaissant notre liberté de pensée et de conscience, de nous rassembler, de nous réconforter et de nous nourrir dans ce chemin d’aventure au service de notre terre ! » Patatras. Dans un immense fracas, toute la magnifique thèse critique, novatrice, inventive à laquelle nous invite l'auteur s'écrase en mille morceaux sur le marbre glacial du clérical déjà si sacerdotal.
Nous avons donc besoin de prêtres pour nous garder dans la richesse de la diversité ? Nous avons donc besoin de prêtres pour nous permettre d'être debout ? Nous avons donc besoin de prêtres pour reconnaître notre liberté de pensée, pour nous rassembler et nous nourrir ? Quelle infantilisation qui revient au galop depuis la nuit des temps. Et voilà que le prêtre est à nouveau sacré et sacralisé. Les disciples ont besoin du sacro prêtre pour exercer et partager tout cela ? Non des sœurs et des frères en Christ feront cela, pour autant qu'on ne les infantilise pas, et ce, en toute liberté et en toute simplicité ?
Au très pertinent titre « L’Église : une ambiguïté à déjouer », puis-je répondre en écho : « Le prêtre : une ambiguïté à déjouer » ? Mais pour cela, il nous faut oser un chemin. Je nous invite avec Bidar : « Le maître, ce n’est pas quelqu’un qui remplit l’âme, c’est quelqu’un qui la vide, qui déconstruit les certitudes et rend son disciple perplexe pour que celui-ci n’ait plus aucun appui mental ni extérieur mais qu’il apprenne à penser à partir de son intériorité la plus profonde. C’est un maître qui libère, pas un maître qui impose. »
À vin nouveau, outres neuves ? Décidément les vieilles outres ont encore de beaux jours... même si elles se fissurent de toutes parts. Puisse le vin nouveau, le vin de la liberté de penser, le vin de la foi créatrice et non répétitive les faire exploser ces vieilles outres en petites communautés libres vers une fraternité universelle.
Faut-il appeler pour autant cette fraternité universelle Église ? Peut-être…Tout bien réfléchi non, Jésus n'a pas créé une Église, il a semé. Il nous faut donc passer de l'ambiguïté à la clarté, de la religion à la spiritualité, des choses et des gens sacrés à la liberté intérieure vers l'humanité en devenir ...
Pierre Castaner