Immigration : le grand déni

Publié le par Garrigues et Sentiers

François Héran est professeur au Collège de France sur la chaire « Migrations et sociétés ». Son livre, Immigration : le grand déni, paru en mars 2023 s’adresse aux politiques bien sûr, mais aussi à tout un chacun. François Héran en s’appuyant sur toutes les statistiques disponibles et les travaux existants peut pointer « le décalage croissant entre discours et réalités » (p. 166). Il prévient : « Je n’adhère pas à l’idéologie anarchiste ou libertarienne des No Border, qui prône l’abolition des frontières, pas plus qu’à la promotion d’un droit universel à la mobilité, dont personne n’est capable de mesurer les conséquences » (p. 14) et il cherche plutôt à préciser les principes qui devraient présider à une politique raisonnable.

Parmi les idées qu’il combat : celle qui voudrait que l’immigration soit le fait des Présidents de la République. Il cite de nombreuses déclarations qui vont dans ce sens et « le comble de l’absurde est atteint par Marine Le Pen, assénant sans relâche la thèse complotiste qui met dans le même sac tous les présidents précédents, accusés d’avoir encouragé sciemment la "submersion migratoire" » (p. 37). Marine Le Pen a félicité Victor Orban en 2021 pour son « choix courageux d’avoir préservé [son] beau pays de la submersion migratoire… sans se rendre compte que la double tentation illibérale et xénophobe se situe dans l’héritage du communisme qui a muré les peuples pendant quarante ans » (p. 34).

F. Héran insiste sur la forte poussée depuis 2000 de la migration dans le monde et en Europe. « Toutes causes réunies, la mobilité des personnes progresse à travers le monde : c’est une lame de fond. On s’aveugle en croyant – ou en faisant croire – que la France pourrait demeurer à l’écart d’un pareil mouvement » (p. 30). « Il n’y a guère de sens à être pour ou contre un phénomène aussi fondamental que l’immigration, il faut "faire avec" » (p.13). Et il affirme que si il est nécessaire de lutter contre l’islamisme sectaire, croire que la fermeture des frontières règlerait le problème est une illusion.

Il est intéressant de remarquer que la fameuse formule de Michel Rocard, « La France ne peut accueillir toute la misère du monde » a été prononcé en décembre 1989 sur le plateau de TF1, tandis que le complément, « mais elle doit prendre sa part » est un repentir ajouté sept ans plus tard, le 24 août 1996 dans une tribune du journal Le Monde. En effet la France était loin de prendre sa part hier comme aujourd’hui. « La vérité est que pendant la crise migratoire de 2015-2016 à l’opposé de la submersion dénoncée par Marine Le Pen nous n’avons pas pris notre part de l’accueil des exilés. Sur l’ensemble des Syriens, des Irakiens, ou des Afghans qui ont réussi à déposer une demande d’asile dans l’Union Européenne, la France en a enregistré 5 % environ depuis 2015 alors que notre pays concentre 16 % de la population de l’Union et 18 % de son PIB. »

Autre idée combattue par F. Héran : ce serait  la politique généreuse de la France qui attirerait autant d’immigrés. Or La France ne reçoit même pas la part d’immigrés qui lui reviendrait compte tenu de l’importance de sa population et de sa richesse…

En général la droite, et M. Sarkozy en particulier, s’appuie sur une soi-disant continuité historique qui serait menacée par l’immigration. Mais F. Héran  écrit :« Pas plus qu’un autre , le peuple français n’a eu droit à la continuité historique. L’essor de l’immigration ne fait que s’insérer dans la longue série de ces mutations... et le génie national n’a pas consisté à les rejeter mais à en tirer parti, comme l’a rappelé l’Histoire mondiale de la France animée par Patrick Boucheron, qui a tant chagriné les adorateurs du temps immobile » (p. 96).

Il arrive que les politiques reconnaissent les insuffisances de notre politique (p. 140 et ss.). La déclaration de Gérald Darmanin lors du débat à l’Assemblée Nationale du 6 décembre 2022 est particulièrement saisissante : « Quand la France manque cruellement de vocations, que signifie être contre l’arrivée de médecins, d’infirmiers, de maçons, d’ouvriers agricoles, qui travaillent dans les vignes par exemple ou de prêtres ? ». Et lors des débats « on a pu entendre une première ministre, un ministre de l’Intérieur, un ministre du travail et un garde des Sceaux se livrer à une critique en règle du système en vigueur. Ils n’ont pas seulement dénoncé la logique infernale d’une administration préfectorale à bout de souffle qui plonge abruptement dans l’irrégularité des étrangers en situation régulière. Ils ont aussi, ce qui est encore plus remarquable, souligné la vulnérabilité des travailleurs employés sans papier dans des secteurs économiques de base, sans se limiter à l’immigration dite "choisie" » (p. 166). « L’État doit donner aux personnes régularisées des gages de stabilité ».

La dernière phrase du livre est la suivante : « Notre horizon n’est pas le grand remplacement mais le grand renouvellement ». Celui-ci est déjà en cours. « Les grands courants migratoires qui ont tour à tour rejoint notre pays font désormais partie de la population majoritaire. Songerait-on à nier la "francité" de personnalités comme Nicolas Sarkozy, Elisabeth Borne, Gerald Darmanin, Éric Dupont-Moretti, Rima Abdul-Malak, Manuel Valls, Éric Ciotti, Rachida Dati… ? ». Peut-être objectera-t-on que l’appartenance à une même « civilisation » est essentielle. Mais F.Héran  nous dit : « La recherche historique a fait justice de cette illusion » (p. 82).

Quelle sera la ligne de notre nouveau Premier ministre ?

En complément de son livre, F. Héran s’adresse à Michel Barnier, notre nouveau premier ministre, dans Le Monde du 16 septembre 2024. Il l’a bien connu parce qu’ils ont signé ensemble un rapport. À cette occasion, il a pu apprécier « la mesure de ses talents : expérience, esprit d’indépendance, sang-froid ». « D’où ma consternation lors des primaires des Républicains [LR] en 2021. À vous en croire, nos frontières étaient "de véritables passoires", il fallait stopper "les régularisations massives", réduire "de moitié le nombre des étudiants étrangers. Et cette double trouvaille : un "moratoire" sur l’immigration, un "bouclier constitutionnel" protégeant le droit national des atteintes du droit européen par la voie du referendum. Vous avez succombé à la surenchère qui a jeté LR aux portes du Rassemblement National (RN). À ce jeu, c’est toujours l’extrême droite qui gagne. Quelle sera donc votre ligne demain ? ».

En conclusion nous citerons une déclaration récente de la Cimade : « Nous voulons solennellement dire au premier Ministre et à son futur gouvernement l’urgence absolue, pour les personnes migrantes, pour l’ensemble de notre société, pour l’avenir de notre démocratie et pour nos principes républicains, d’un changement profond d’orientation politique et idéologique sur les questions migratoires. »

Guy Roustang

  1. F. Héran in Le Monde, 16 septembre 2024, p. 33.

Publié dans Réflexions en chemin

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