Carte postale de la Val Maira
Nous avons rendu compte dans ce blog de la commémoration aixoise du 80e anniversaire de l’accord signé à Saretto le 30 mai 1944 par des partisans provençaux et piémontais afin d’œuvrer en commun à la Libération de leurs territoires et à la construction d’une Europe démocratique et sociale.
Être à Saretto, ce 10 août 2024, au cœur du village piémontais ou des hommes décidés (1) ont jeté sur le papier il y a 80 ans des accords de Résistance à l’encontre de régimes pro-nazi et fasciste, c’est tout à la fois bénéficier de l’espace géographique (qui n’a guère changé depuis) ou ces événements se sont déroulés et basculer dans le temps historique de la seconde guerre mondiale.
Arrêtons-nous sur ces derniers mots : seconde guerre mondiale, on a l’illusion en les prononçant de saisir une totalité, mais ici, dans ce hameau de montagne, proche du lavoir, nous entendons le clapotis de l’eau à proximité de la maison de Marta Arrigoni (2) où ces hommes se sont assis, serré les mains et ont rédigé leurs actes, après avoir dévalé ces cols raides et pierreux, et l’aspect concret du moment et sa précarité nous frappent. Ce ne sont que des instants que nous discernons dans un temps tissé de milliers d’autres heures, minutes qui auraient pu ne pas aboutir à la victoire des Alliés et dont les témoins auraient pu disparaître, invisibles, indiscernables dans l’abîme des morts anonymes.
Sur les plateaux de la balance d’une justice éternelle, en ces heures sombres de 1944, d’un côté, on trouve des poignées de résistants de ces vallées alpines, de l’autre des partis de masses fanatisées, redoutables, aux commandes de leurs pays et de leurs institutions : armée, police, justice…
En cette belle matinée ensoleillée, la sonnerie aux morts retentit dans le village, le drapeau italien est hissé et les larmes nous viennent aux yeux. Pourquoi commémorer ? Pourquoi se pencher, retenir des bribes d’existence de personnes qui à peine saisies, repartent vers le royaume des ombres ? Ne sommes-nous pas aux prises avec une exaltation du passé ? Une passion de s’identifier à des figures héroïques tout en condamnant des responsables voués au culte de la Force ?
Les discours prononcés tentent de répondre à cette problématique de la commémoration, pour notre propos nous privilégions celui de Jennifer Juvénal qui souligne la valeur de la transmission aux jeunes générations. Ce que nous interprétons comme suit : pouvons-nous tout à la fois poser des questions et y répondre ? Le passé n’est-il pas inépuisable, ouvert aux interprétations et aux nécessités du temps ? Il est une source ou plutôt il s’apparente aux torrents de la Val Maira qui bondissent, rebondissent de chutes en cascades, au pied de parois vertigineuses et dont l’eau claire reflète les couleurs du ciel et s’offre aux plus hardis, aux plus courageux pour se désaltérer.
Nous, nous transmettons, des actes, des faits, des visages, nous les arrachons à l’oubli, pour préserver tel un trésor des événements du passé, pour ceux et celles en quête d’un souffle, d’une inspiration pour défendre et renouveler les institutions de leur propre espace politique. Puissent-ils retrouver un état d’esprit de liberté, une capacité d’insubordination légitime, une défense des vies humaines, dont tous les peuples ont besoin mais qui restent à formaliser dans un temps et un espace concret déterminé. L’inspiration européenne qui engendre ces accords ne s’arrête pas à l’épopée des maquisards, elle souffle en permanence pour revivifier les institutions. Prenons un seul exemple : en avons-nous terminé avec la conjugaison de l’Europe et de ses régions ?
La transmission des valeurs forme une chaîne qui passe de mains en mains, de générations en générations : les hommes et les femmes qui ont participé à cette défense des valeurs démocratiques ont eux-mêmes puisé et discerné dans le passé de leurs ancêtres le courage, la nécessité de s’unir, le souci du bien commun, le don de soi… Si les maquisards constituent de fait une élite, elle ne survit qu’au sein d’une population acquise aux mêmes objectifs : il leur faut bien trouver à manger, dormir, être renseigné pour se déplacer, échapper à l’ennemi. Cette population elle-même participe d’une culture, d’une tradition qui nourrit une capacité d’indignation, de révolte. Il n’est pas inutile de rappeler que les églises du piémont italien, celles des Alpes françaises, renferment de magnifiques fresques inspirées du christianisme qui dévoilent les luttes incessantes entre des saints, des incarnations du bien sur terre et des esprits démoniaques incarnés par des bourreaux, des soldats, des êtres impies… Les peintres du XVe et du XVIe siècle conjuraient les forces du mal par l’appel, la figuration et la méditation des Écritures (3).
En ce 10 août 2024, dans cette magnifique Val Maira, dans un territoire qui bénéficie de la paix européenne, restons vigilants car si ce n’est pas nous, ce sont peut-être nos enfants qui auront besoin de s’affronter à des maux politiques sous peine d’asservissement ; puissent-ils développer les moyens de conjuration propices à leurs combats, et pour cela ils ne puiseront jamais assez dans ceux que nous avons pu préserver.
Christiane Giraud-Barra
- Pour rappel il s’agit de Max Juvénal, Jean Lippman, Maurice Plantier, côté français ; Dante Livio Bianco, Ezion Aceto, Gigi Ventre, côté italien.
- En ce 10 août une plaque commémorative des Accords de Saretto a été apposée sur le mur de cette maison.
- Nous pensons particulièrement à Hans Clemer qui a peint en 1493 dans l’église d’Elva une Crucifixion et un cycle de scènes bibliques, dont nous avons retenu le Massacre des Innocents pour illustrer cette « carte postale » ; mais combien d’autres peintres ont illustré les problèmes du temps sur les murs des chapelles piémontaises !