Deux nouvelles pièces versées au débat autour du dilemme : Bannir ou  non ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le débat avait été ouvert dans notre blog par Marc Delîle dans ses « Choses vues » n° 13, Bannir les actes ou les œuvres d’auteurs moralement indignes ? avec une argumentation à laquelle Didier Levy avait répondu par l’article Bannir ou non ? La liberté de l’hésitation auquel Marc Delîle a répondu par le texte ci-dessous que nous avons publié le 16 août.
Didier Levy nous ayant adressé en retour un texte en commentaire nous le publions aujourd’hui, non en pied de page, mais à la suite du texte de Marc Delîle parce qu'il nous paraît parachever le débat exemplaire ouvert entre les deux auteurs. 

G & S

 

La réponse de Marc Delîle

D’abord un grand merci à vous, Didier Lévy, fidèle lecteur de G & S, vos critiques, attentives et pertinentes des articles publiés, aident au bon fonctionnement d’un blog, qui doit demeurer un dialogue.

Je partage souvent, assez largement, vos points de vue. Et ici, encore, pour ces « Choses vues » n°13. Ma réponse n’est donc pas une défense pro domo, mais des précisions sur des points peut-être mal exprimés ou mal interprétés. Je suivrai le déroulé de votre note.

1. Il est évident que ce que son époque pouvait reprocher à Gide n’a rien à voir avec les écrits pernicieux et criminels de Céline. Mon propos n’était pas de mesurer le degré de responsabilité de ces auteurs, mais uniquement : 1° de rappeler que chaque époque a ses intolérances, justifiées par des « valeurs » elles-mêmes révisables ; 2° de savoir, comme pour le reste des exemples donnés, si lorsqu’on a un reproche, surtout très grave, vis-à-vis d’un « artiste », la condamnation morale qui pèse sur sa personne devrait être suivie d’une mise à l’index, voire de la suppression de ses œuvres.

Dans le cas de Céline, que beaucoup de critiques présentent comme une sorte de génie littéraire, je suis mal placé pour en décider. J’en ai lu, mais je n’aime ni son style, ni sa manière de présenter les choses, ni bien sûr ses idées. Je comprends votre « réflexe » de ne plus lire ses livres. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure méthode face à un adversaire non seulement dangereux, mais osant afficher publiquement des convictions menaçantes.

Pour grossir le trait, que l‘on considère le cas du livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf. Il a été écrit, dès 1924, alors que son auteur était en prison, comme une sorte de manifeste de son idéologie expansionniste et raciste. En Allemagne, après l’accession d’Hitler à la chancellerie, le livre a été un succès de librairie (900.000 exemplaires dans la seule année 1933, 10 millions jusqu’en 1945). Il est vrai que cette « explosion des ventes » a été favorisée par les dispositions prises par l’État. Par exemple, un exemplaire est offert aux jeunes mariés. Pendant ce temps, en France, on ignore délibérément le livre, malgré la pression d’hommes politiques (souvent de droite, nationalistes et germanophobes, tel Maurras), d’au moins un militaire, Lyautey, et de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme. La première édition française (1934) fut attaquée par Hitler et condamnée par la justice française parce que l’auteur n’avait pas donné son autorisation pour une traduction dont il redoutait l’effet. Les quelques milliers d’exemplaires diffusés alors semblent ne pas avoir été lus. Et c’est bien dommage, car ce livre de 800 pages touffues, illisibles disent ses critiques, dévoilait toute l’idéologie de l’État nazi qui s’installait, et aurait pu avertir les nations libres pour tenter de prévenir le danger, puis la catastrophe qui allait suivre.

Il faut lire les livres de nos adversaires pour pouvoir leur répondre et éventuellement réagir en connaissance de cause.

2. Cas Pétain. Je ne défendrai pas l’homme indéfendable, qui a été à l’origine des lois antisémites de Vichy, et a manifesté aussi un anti-maçonnisme virulent, et un anti-communisme agressif. J’avais douze ans à la fin de la Seconde guerre mondiale. Rendu attentif à la chose politique par un père militant syndicaliste, je me souviens bien des articles de certains journaux de gauche, en particulier communistes, à son sujet. Ceux-ci avaient souffert de l’occupation et de la collaboration ; ils cherchaient à prouver que Pétain était un traitre-né… depuis le berceau. Reproche qui me revient à l’esprit : la photo de la poignée de main, à Montoire (24 octobre 1940), entre Pétain et Hitler. Que signifie, profondément une poignée de main diplomatique ? Celle-ci était-elle plus « peccamineuse » que celle de Molotov à Von Ribbentrop, au moment du pacte germano-soviétique (23 août 1939) en présence de Staline ?

Que Pétain ait pu être effectivement un général « lucide » en 1914-18 ne justifie, bien entendu, ni sa politique profondément antidémocratique, ni sa collaboration avec l’occupant (même si Laval a été pire !), ni a fortiori la livraison mortelle de citoyens français (ou réfugiés étrangers) à ce même occupant.

3. Contrairement au sentiment, que vous paraissez me prêter, de « compulsion à juger dans la forme dominante – pour ne pas dire systémique – […] qui se traduit par la condamnation qui frappe à lidentique ceux qui ont commis, ou qui sont accusés davoir commis, des faits indistinctement posés au même degré de gravité, sinon dabomination…», je suis d’accord (encore) avec ce vous dites à propos des crimes et délits sexuels. On n’ose plus interroger les faits pour éclairer le degré de gravité des actes incriminés, sous peine de sembler dénier leurs souffrances aux victimes de tels actes.

Les « poilus », harceleurs de la « Madelon » de 1914, seraient aujourd’hui voués à la vindicte populaire. Et en plus, ils ont l’inconscience d’avouer leur forfait : « La Madelon pour nous n'est pas sévère / Quand on lui prend la taille ou le menton / Elle rit, c'est tout le mal qu'elle sait faire / Madelon… » Les attouchements sont condamnables en tant qu’ils sont atteinte à la dignité d’une personne « non-consentante » ; ils ne sauraient cependant être mis au même niveau de gravité qu’un viol avec pénétration, et pire encore si celui-ci a eu lieu contre un mineur.

Cette réflexion suscite une constatation : on hésite à formuler cette nuance dans un monde où le mouvement Me too favorise justement la prise de parole, jugée a priori non sujette à caution, des victimes d’agressions sexuelles. Remarquons que, lorsqu’un meurtre abominable a été commis, on prend en compte l’état psychique du criminel. Il me semble que vous proposez – dans le cas précis de l’Abbé Pierre et ce n’est pas irrecevable – que l’on en tienne compte dans ce type de délit.

Le Code pénal distingue les agressions sexuelles en quatre catégories juridiques distinctes : viols, agressions sexuelles autres que le viol, exhibition sexuelle et le harcèlement sexuel. La présentations des cas concrets dans la presse – est-ce une manifestation de pudeur ?  – oublie un peu parfois ces distinctions, et aussi la présomption d’innocence.

Encore merci, Didier Lévy, continuez à nous stimuler.

 

Le commentaire de Didier Lévy

Grand merci à vous, Marc Delîle, pour l’attention bienveillante (et indulgente !) que vous avez accordée à mon point de vue.

Avec tout d’abord, mon complet accord avec votre analyse du défaut de lecture rencontré en France par Mein Kampf  – qui effectivement « dévoilait toute l’idéologie de l’État nazi qui s’installait, et aurait pu avertir les nations libres pour tenter de prévenir le danger, puis la catastrophe qui allait suivre » – : ce livre, de façon plus qu’inconséquente, fut pourtant délibérément ignoré par le plus grand nombre malgré, notamment, les recommandation en sens contraire d’un Lyautey et de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme.

Dans le cas de Céline, je pense nuancer mon propos en précisant que mon refus de le lire a visé son œuvre romanesque – pour encensée qu’elle fût par l’histoire littéraire –, mais non ses écrits à caractère politique, que je me devais de prendre en compte en tant qu’historien de formation amené à me spécialiser sur la période de l’Occupation (et habitué de ce fait à surmonter mon dégoût). 

Pour ce qui est de Philippe Pétain, je comprends tout à fait le sens votre questionnement concernant la photo de la poignée de main à Montoire entre le nouveau « Chef de l’État français » et Hitler : « Que signifie, profondément, une poignée de main diplomatique ? Celle-ci était-elle plus « peccamineuse » que celle de Molotov à Von Ribbentrop (l’année précédente), au moment du pacte germano-soviétique ? » L’entrée dans la collaboration aurait pu avoir une suite aussi brève, et aussi radicalement démentie, que celle du pacte de non-agression conclu le 23 août 1939. 

Au-delà du jugement qu’appelle l’Armistice de 1940, à jamais attaché à la place du vainqueur de Verdun dans notre histoire, c’est bien tout ce qui a suivi la rencontre de Montoire, non seulement en confirmation de l’idéologie abjecte du régime de Vichy mais, plus que tout, dans l’alignement de l’État français sur la folie criminelle de l’Occupant nazi, qui imprime un marque ineffaçable d’ignominie sur la poignée de mains entre Pétain et Hitler, conférant à celle-ci, a posteriori, l’expression symbolique de cette ignominie. 

Enfin – et je tiens beaucoup à cet éclaircissement qu’avec davantage de précaution, j’aurais dû rendre inutile –, en faisant reproche à la « compulsion à juger (…)qui se traduit par la condamnation qui frappe à l’identique ceux qui ont commis, ou qui sont accusés d’avoir commis, des faits indistinctement posés au même degré de gravité, sinon d’abomination… », je m’adressais directement, et exclusivement, aux cercles d’opinion qui, dans la mouvance intégriste de Me too, ne veulent capter que « la prise de parole, jugée a priori non sujette à caution, des victimes d’agressions sexuelles ».

Sachant que dans le cas de l’abbé Pierre, en excluant de prime abord de faire rappel de la notion de présomption d’innocence (ici trop visiblement sans objet), j’entendais centrer le débat sur la confrontation entre un personnage qui, au plus haut point, a incarné l’amour du prochain (jusqu’à s’identifier à une « insurrection de la bonté »), et trois circonstances susceptibles d’éclairer les imputations qui sont venues le viser, et qui se notifient a minima en des « comportements inadaptés d'ordre personnel » : son attirance pour les femmes dont il est su qu’elle l’a continument torturée, « l’invivable de l’abstinence exigée du clerc catholique, emprisonné dans le célibat » en laquelle j’ai traduit cette torture d’attirance, et la part additionnelle des égarement sexuels causés par une sénilité.

En regard des inventaires qui sont entrepris lorsque surviennent de semblables confrontations, le temps de l’hésitation que je défends est évidemment celui de la nuance et de la distinction. Et sur l’une comme sur l’autre, je partage entièrement le développement si clairement argumenté qu’apporte votre conclusion, aussi fondé pour moi que stimulant. Notamment par son rappel de principes et de normes de droit qui s’imposent comme incontournables.

En vous réitérant l’expression de mon remerciement pour le dialogue que vous avez ouvert entre nous, et qui est si exemplaire de ceux dont G & S peut se faire un honneur de les offrir. Ils sont autant de choses de plus en plus rarement vues.

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
P
en ce qui concerne l'Abbé Pierre je ne partage pas les arguments consistant à mettre en avant le célibat des prêtres, nous autres hommes mariés sommes également appelés à une"certaine chasteté" et que je sache nous ne sommes pas tous accusés des pires atrocités envers les femmes comme on le voit au procès actuellement en cours à Avignon.<br /> De plus dans les années 60 l'Abbé Pierre n'était pas encore atteint de sénilité que je sache.<br /> Dans cette douloureuse affaire on n'est pas seulement en face d'un prédateur mais plutôt d'un malade mais aussi d'une ou 2 (peut-être plus) institutions qui avaient intérêt à préserver l'honorabilité de façade de l'Abbé Pierre qui servait leurs propres intérêts et c'est cela le scandale.<br /> D.P
Répondre