Les Fantômes, film de Jonathan Millet

Publié le par Garrigues et Sentiers

Les Fantômes, film de Jonathan Millet

Dans le film La conspiration du Caire de Tarik Saleh (1) le vieux cheik aveugle Nigem de l’université El-Azhar s’insurge contre l’assassinat d’un étudiant, il prophétise : « L’assassin portera le cadavre de sa victime sur son dos tous les jours de sa vie ».

Pour comprendre et admettre le sens de cette affirmation posons-nous la question suivante : quelles relations entretenons-nous avec nos morts ? Même si nous ne sommes pas des assassins nous vivons avec nos morts, ceux de notre famille, parents, conjoints, enfants, mais aussi nos amis ou des personnes dont nous avons été proches.

Ce questionnement parcourt le film Les fantômes, dans le contexte de la guerre civile où des milliers de Syriens ont perdu leurs proches, où des milliers d’opposants politiques à Bachar-el-Assad ont été détenus et torturés souvent à mort dans des prisons comme celle de Saidnaya (2).

C’est le cas du héros du film : Hamid (3) dont la famille a été tuée et particulièrement sa femme et sa petite-fille dont il conserve la photo sur lui. Comment peut-on revenir à la vie après un emprisonnement en Syrie, avoir été torturé méthodiquement chaque semaine et avoir appris le meurtre de sa femme et de sa fillette ?

Hamid, professeur de littérature a basculé dans l’horreur des geôles de Bachar-el-Assad et c’est un miracle si le régime le libère pour prendre le chemin de l’exil (4), mais une fois libre comment vivre avec ses morts, en langage savant nous dirions : comment surmonter le stress post-traumatique ?

Première volonté, la plus naturelle : la vengeance. Se consacrer à la vengeance et pour cela Hamid a rejoint un réseau secret de syriens qui traque les criminels, les tortionnaires du régime pour les faire comparaître devant le tribunal international. C’est en cheminant dans cette voie qu’il croise son tortionnaire, avec un doute cependant car il ne l’a jamais vu ! Et pour cause : avant chaque séance de supplices on lui mettait un sac sur la tête, mais il a été dans une telle proximité corporelle qu’il en reconnaît l’odeur, la silhouette, certains gestes.

Commence pour Hamid un temps d’enquête et de filature sur un homme jeune, Syrien, plutôt sympathique qui lui aussi bénéficie de l’asile politique.

Son bourreau l’invite à manger, partage des gâteaux syriens avec lui et lui confie qu’il a fait confiance à Bachar-El-Assad pour moderniser le pays mais il s’est vite aperçu de son incapacité à mener une politique progressiste (5). Le tout est formulé sur un ton confidentiel, « On se connaît, on se comprend, on est Syriens tous les deux et nous aimons notre pays ». Le tortionnaire a endossé le look d’un étudiant en chimie et ne semble ni psychopathe, ni bourré de remords, un homme ordinaire qui a torturé comme il aurait fait n’importe quel travail, méthodiquement avec conscience, sans être troublé par les hurlements de ses victimes…

La longue filature émaillée de témoignages aboutit : il s’agit bel et bien du tortionnaire de l’enfer des prisons syriennes. Mais comme dans la vraie vie, de l’imprévisible surgit qui bouleverse les plans préétablis et l’objectif de la vengeance.

Une autre victime, une femme dont le tortionnaire a tué l’époux, passe à l’acte, avec la volonté de tuer cet être immonde source de sa souffrance mais Hamid s’y oppose, déjoue l’acte, il se retrouve blessé lui-même par le coup de couteau destiné au criminel.

Non Hamid n’est pas un meurtrier il demande justice mais la justice est-elle possible ? Le tribunal international respecte la volonté de protection de Poutine, des assassins de Bachar-el-Assad. L’objectif de réparation d’Hamid va trouver quand même solution dans la décision collective du réseau de publier le dossier de l’enquête par l’intermédiaire du journal Le Monde. Celui-ci s’y engage devant la qualité et la précision de la documentation fournie.

Les fantômes d’Hamid s’apaisent, ils ne viendront plus lui demander des comptes et symboliquement il enterre la photo de sa femme et de sa fille, « Vous vivrez éternellement avec moi ».

Hamid n’est pas un assassin, il ne portera pas le cadavre de cet homme sur son dos, sa vie durant, il en a maintenant la preuve par les stigmates sur son abdomen, il ne rejoint pas la horde des barbares, des bourreaux, des massacreurs, la résilience devient possible, un acte irréparable ne va pas compliquer la reconstruction personnelle. Hamid peut revenir à la vie, à la littérature, à la poésie à leur puissance de conjurer le temps.

Hamid et ses fantômes se remettent en marche, ouverts à tous les possibles, les morts n’ont pas pris la forme de spectres terrifiants, l’entraînant dans l’effroi du monde, la confiance, le goût de vivre, la joie d’aimer et d’être aimé peuvent advenir.

Christiane Giraud-Barra

  1. Ce film relate un complot autour de la succession de l’Iman au sein de l’université Al-Azhar.
  2. On estime à au moins 30000 détenus disparus dans cette prison.
  3. Interprété avec justesse par l’acteur Adam Bessa, le film est tiré de faits réels, il fait partie de la catégorie des films dits de « doc-fiction. »
  4. Souvent des détenus sont libérés car ils sont mourants, ou il s’agit de libérations contre rançon. Dans le cas d’Hamid le film ne donne pas d’explications le concernant mais dans le groupe de détenus libérés, un des détenus meurt immédiatement ce qui donne à penser qu’il se rattache à la catégorie de ceux qui ont tellement subi de tortures qu’ils ne s’en remettront pas ?!
  5. Je me permets de citer un article politique que j’ai consacré à la situation de la Syrie, « Si je péris que le monde périsse avec moi », qui a été publié en 2021 par l’association « Résister aujourd’hui », puis reproduit sur le site marseillais « Mille Babords ». Je pense que les conclusions en sont toujours valables actuellement : https://www.millebabords.org/spip.php?article35584
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