Bannir ou non ? – La liberté de l’hésitation

Publié le par Garrigues et Sentiers

L'article de Marc Delîle publié dans ce blog le 24 juillet, Bannir les actes ou les œuvres d’auteurs moralement indignes ? a le mérite de poser les bonnes questions. Un recensement d'autant plus utile et méritoire que le temps présent est celui de l'énoncé de verdicts hâtifs et le plus souvent de condamnations, fondés sur les a priori quand ce n’est pas sur les embrigadements de leurs auteurs.

Autant de questions, cependant, qui en appellent chacune à l’exposé des motifs qui la valident. Motifs et raisons qui, partant, se discutent. Et en l’espèce, trois éléments de cette argumentation me paraissent contestables, ou peut-être incomplets.

Gide et Céline : pernicieux ou dangereux ?

Le premier élément contestable tient à cette mise en parallèle, à laquelle conduit le développement de l’article, entre Gide et Céline. La citation – historiquement exemplaire – des blâmes dirigés contre le premier (« une âme (…) que l’orgueil et la sensualité empêche d’aller à Dieu », et « que les passions (homosexuelles) égarent », et contre son œuvre (dont il est attendu que « les générations nouvelles (…) rejetteront de plus en plus la pernicieuse influence », ne se lit pas sans une certaine forme de jubilation ironique aux dépens de son auteur, teintée de commisération à l’endroit du milieu et de l’époque à laquelle celui-ci appartenait.

En revanche, Céline n’est pas qu’un « collaborateur avec l’occupant, dont certaines œuvres sont marquées par un antisémitisme féroce, obsessionnel et dangereux pendant la seconde Guerre mondiale ». Plus exactement, les incriminations qui le désignent en tant que « collabo » de tout premier plan, avec tout ce que cela comporte  d’ignominieux, et en tant qu’antisémite ayant poussé l’expression de la haine des juifs à son paroxysme – sans que le caractère quasi pathologique de cette haine délirante puisse lui valoir une circonstance si peu que ce soit atténuante – le rangent dans ce que les années de l’Occupation comptent de plus abject. Oui, dans son cas, il n’est pas question d’un « procès permanent », et la référence à une « chasse à l’homme »  est irrecevable : il est simplement juste de retenir que « rien ne peut faire oublier ce qu’il a accompli’. »

Pour se situer plus intimement dans la problématique traitée par Marc Delîle – savoir s’il faut « ne pas diffuser ou exposer les vies ou les œuvres concernées » au regard des méfaits commis par le personnage ou l’auteur en cause –, je revendiquerai d’avoir cessé (à la fin de mes études secondaires) d’ouvrir un livre de Louis-Ferdinand Céline, ce que je commençais à faire, à l’instant où j’ai connu l’horreur de sa pulsion à l’antisémitisme et la honte enveloppant sa biographie d’homme public.

Pétain face à ce qui tue et à ce qui a tué

Le second objet de contestation réside dans le traitement accordé à Philippe Pétain.

La renommée qui lui a été faite d’avoir été économe du sang de ses hommes, à l’opposé d’autres chefs militaires de la Première guerre mondiale jetant leurs soldats dans des assauts dont il ne pouvait résulter qu’une hécatombe – tels le général Nivelle aux Chemins des Dames – est aujourd’hui quelque peu nuancée. Mais lui reste le mérite, comme professeur adjoint à l’École supérieure de guerre, d’avoir contesté avant la guerre la doctrine de l'État-major prônant l'offensive à outrance et les attaques à la baïonnette. Avec notamment cette mise en garde de septembre 1913 : « C’est par le feu qu’il faut détruire l’objectif avant de s’en emparer. Messieurs n’oubliez jamais que le feu tue ! »

Il n’empêche qu’est irrecevable toute forme de compensation entre le Pétain lucide des années 1911-1918 (cf. son célèbre « J'attends les Américains et les chars  »), et le Pétain « Chef (d’un) Etat français » déclaré « illégitime, nul et non avenu  »  à la Libération, mais que la France ne peut hélas effacer de son histoire.

Aucune balance n’est concevable entre quelque mérite que ce soit tiré d’une carrière passée et le crime et la honte d’avoir incarné, de l'armistice du 22 juin 1940 au départ pour Sigmaringen, un régime politique de collaboration avec l'Allemagne nazie. Un régime qui, dès son départ, a aboli la République, ses valeurs et ses principes dans une revanche réactionnaire et autoritaire attendue par ses partisans depuis près de soixante ans – ce qui a été la « divine surprise » de Maurras –, et consubstantiellement antisémite. Avec, en sus, son enracinement dans une phobie anti-maçonnique.

Par son concours permanent apporté à « la folie criminelle de l’Occupant », à sa persécution et à sa volonté d’élimination des juifs (de ce concours, la Rafle du Vel d’hiv’ demeure le symbole et un stigmate ineffaçable), mais aussi – entre autres innombrables indignités – à travers sa reconnaissance publique de la purulente « Légion des volontaires français contre le bolchevisme » (LVF), puis sa création de la sinistre phalange de traitres formée par la « Milice française », le régime ayant eu Philippe Pétain à sa tête a laissé derrière lui le plus déshonorant tableau que l’un de nos gouvernants au cours des siècles ait légué à notre pays.

Et pour charger encore davantage le réquisitoire que ce régime requiert, on empruntera à cette citation ce qui achève de donner sa plus complète dimension au déshonneur ci-avant mentionné :  « … l’ordre nazi n'aurait pu s'exercer sans la totale implication de toute la machine étatique, policière et administrative française alors sous les ordres du régime de Vichy, ce qui reste un exemple unique dans les pays d'Europe occupés. »

Différenciation et graduation, ou épuration par l’opprobre ?

La troisième contestation qui vient à l’esprit est d’un tout autre ordre. Elle s’adresse moins, en fait, à l'article de Marc Delîle qu’elle n’interpelle la compulsion à juger dans la forme dominante – pour ne pas dire systémique – qui est la sienne aujourd’hui : celle qui se traduit par la condamnation qui frappe à l’identique ceux qui ont commis, ou qui sont accusés d’avoir commis, des faits indistinctement posés au même degré de gravité, sinon d’abomination, alors que de par la nature propre des uns et des autres de ces faits, de par le registre de faute où ils se placent et s’identifient respectivement, rien ne saurait rapprocher et encore moins confondre leur commission ni leurs auteurs.

Tenter de faire recevoir, dans le débat, les notions de différenciation et de graduation – qu’il s’agisse d’une opinion historique ou d’une appréciation pénale – fait immanquablement encourir une accusation de déni à l’endroit de fautes ou de crimes (de même, au reste, que le seul fait d’alerter sur les dangers d’une condamnation hâtive expose au reproche véhément d’une mise en doute des témoignages de victimes).

Il en découle que toute dénonciation du type de celle visant l’abbé Pierre conduit à placer sur le même plan de comparaison des accusés dont ni la vie ni les actes ne méritent une égalité de traitement et d’incrimination, et par-dessus tout en rien un égal opprobre. Et pire, on en vient-on presque fatalement, dans les confrontations d’arguments (et celles-ci ne fussent-elles pas captives de polémiques), à tenter de faire instruire devant la même juridiction éthique les procès d’un Philippe Pétain ou d’un Céline et celui intenté soixante-dix ans plus tard à Henri Grouès.

Cette confusion aligne trois procès en épuration. Car, s’agissant de l’abbé Pierre, la récusation de ce qui est par avance jugé à son encontre renvoie elle aussi à cette notion d’épuration – qui désigne très précisément le processus qui s’est mis en route dès que les premiers témoignages le fustigeant ont été publiés. Pour périlleux qu’il soit de plaider aujourd’hui en ce sens, les faits en cause, pour graves qu’ils soient en eux-mêmes, sont d’abord à situer à leur juste place, cadrée par le rapport d’un cabinet indépendant, mandaté par Emmaüs, et situés entre la fin des années 1970 et 2005 : « des comportements inadaptés d'ordre personnel, une proposition sexuelle, des propos répétés à connotation sexuelle, des tentatives de contacts physiques non sollicités, des contacts non sollicités sur les seins. » En sus, un « baiser forcé » – qui n’aurait été qu’un « baiser volé » s’il n’avait été dirigé sur une mineure.

La part étant faite des gestes signalés dans la vieillesse de l’abbé Pierre (mort à 94 ans) – qu’il est charitable d’attribuer à des manifestations d’égarement sexuel dans la forme que celles-ci peuvent prendre sous l’effet d’une sénilité –, il apparait bien que sur une partie de sa vie, « la compulsion sexuelle de ce clerc catholique » a été patente, et que parmi ses proches, elle est admise comme indubitable. Mais comment s’empêcher de penser que cette « compulsion’ » n’exprime rien d’autre que l’invivable de l’abstinence exigée du clerc catholique, emprisonné dans le célibat. Ce célibat dont on ne parvient décidément pas à faire valoir le non-sens théologique et exégétique, ni à l’infirmer par l’exemple de plénitude spirituelle produit par les pasteurs et les rabbins. Ni à faire entendre la charge de souffrance et de désespérance qu’il inflige, ni la sécession de l’humaine Genèse qu’il comporte.

On a donc, au total, d’un côté, nombre de « comportements inadaptés d'ordre personnel », dont il n’est aucunement contestable qu’ils aient pu être vécus comme des agressions par celles qui en furent l’objet. Mais ni viol perpétré, ni pédophilie ancrée de la part de l’abbé Pierre – ce qui tranche singulièrement avec le pétrifiant passif que vis à vis de ces crimes et de leur commission par des membres de son clergé, l’institution romaine aûaccumulé sur la longue durée. Avec la circonstance accablante d’avoir si continûment et si résolument masqué cette commission et conféré une impunité à leurs auteurs.

De l’autre côté, un homme qui toute sa vie a incarné l’amour du prochain dans l’expression la plus activiste qui puisse en être donnée. Il l’a incarnée pour des générations, pour son pays puis de continents en continents. De sorte que pour les croyants, il a été l’image même de la charité chrétienne, une traduction vivante des exhortations des Béatitudes de Luc. Quant aux non-croyants, ils ont oublié sa soutane pour ne retenir, sous le béret qui coiffait son visage, que les traits d’un homme empli de compassion : celle qui ne se résigne à aucune misère, à aucun abandon des faibles et à aucune injustice à leur encontre.

L’appel lancé l’hiver 1954 par l’abbé Pierre, qui met la France et la République devant le drame vécu par les sans-abri, et qui ouvre ce qui prendra le nom de « l’insurrection de la bonté », commence par ces mots : « Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l'avait expulsée ... ».

Mots et appel qui appartiennent depuis à l’Histoire, comme y appartiendra ensuite l’œuvre du mouvement Emmaüs. Une œuvre que la régression sociale entamée quelques décennies plus tard replacera au tout premier rang du combat sociétal pour la préservation du sens et des moyens de la solidarité.

Dès lors, l’inconduite attestée de l’abbé Pierre peut-elle effacer cette « insurrection de la bonté », et le socle que celle-ci a constitué, et surtout dans un temps où la notion d’« assistanat » n’est plus évoquée qu’avec dégoût. Avec toute la charge de mépris qui, pour ne rien dire des SDF, s’adresse aux chômeurs – rien que des feignants qui n’ont pas voulu traverser la rue –, aux mal logés qui prétextent le prix de l’essence pour ne pas aller habiter à plus de deux heures quotidiennes du lieu de leur emploi précaire, ou encore aux malades faisant valoir la longue durée de leur pathologie pour vivre aux crochets de leurs compatriotes qui, eux, sont irréprochables quant au respect de la valeur travail…

C’est aussi en ce qu’il est issu de la Résistance, et qu’il a siégé dans les premières assemblées d’une République qui édifiait la sécurité sociale, que l’abbé Pierre demeure une voix et un exemple qui s’inscrivent en faux contre l’assimilation présente du système social hérité du CNR à un « archaïsme (financièrement) insoutenable. »

Ce qui ne prétend pas être une conclusion : contradiction ou confrontation ?

Esquisser ainsi une confrontation entre ce qui serait « les deux faces » de l’homme qu’a été Henri Grouès a-t-il vraiment un sens ? Après un temps de scrupule, on répondra par la négative. Non en arguant d’une démesure entre le bien et le mal que renferme cette vie humaine, mais parce que dans l’ordre de la charité, ou de la solidarité, et à une telle échelle, on doute qu’il appartienne au jugement humain de trancher l’alternative en cause : ne convient-il pas de confier à l’Histoire, évoquée ci-avant, l’enregistrement des faits tels que ceux-ci pénètrent successivement ses archives, et s’y consignent un peu à l’écart des passions ? Les croyants auront, eux, la liberté de laisser Dieu équilibrer les plateaux de la balance, si tant est qu’à ce niveau également, on ne laisse pas coexister le bien et le mal en une même âme – ce qui s’accorderait avec l’idée que nous pouvons nous faire du mystère du mal …

Pour avancer, autant qu’il est sans doute possible, dans la configuration de ce mystère rapportée à l’homme que fut l’abbé Pierre, on conseillera d’écouter sur TV 5 Monde le témoignage de celui qui fut son secrétaire particulier pendant huit années. Témoignage d’une évidente sincérité, dont ressortent les traits apparemment contradictoires d’une personnalité. Entre le fait que « l’Abbé Pierre était torturé par son attirance pour les femmes », et le sens profond d’une vie qui se découvre dans le rapport aux autres : « (Leur) mal lui faisait mal .»

Contradiction ou confrontation ? L’une et l’autre ne confirmeraient-elles pas qu’elles sont pour nous identiquement sans réponse ? Ce dont, dans un paradoxe qui n’en est pas un, pourrait attester le cas – que tout sépare de celui de  l’abbé Pierre dans la nature des fautes dénoncées – du prêtre Marko Rupnik, accusé de nombreux abus sexuels sur des femmes entre 1980 et  2018. Ce clerc, excommunié en 2020, doit-il voir détruites, occultées ou démontées ses œuvres de mosaïste, reconnues universellement (et dont Marc Delîle rappelle qu’elles sont « à Lourdes, à Rome dans un quarantaine de chapelles, au Vatican, à Fatima, dans les cathédrales de Madrid, Bratislava, d’autres lieux encore »), ou bien cette sanction frapperait-elle, non pas l’auteur d’outrages extrêmes dans leur indignité, mais l’humanité, et d’abord une communauté de croyants qui verraient disparaitre des créations entrées dans leur patrimoine ? Et en lesquelles, l’Esprit peut se voir attribuer de tenir une place. Du moins pour les croyants qui prêtent à cet Esprit le souffle qui apporte à notre monde la beauté – comme il apporte, en l’image de  l’abbé Pierre, la bonté.

Ne faut-il pas alors octroyer à notre conscience la liberté de l’hésitation entre renvoyer le procès intenté à des vies qui ont failli, mais dont la confrontation avec les œuvres qui en sont nées pose un dilemme insoluble, ou s’arrêter au constat d’une ignominie qui relègue ensemble vie, actes et œuvres dans l’infréquentable qu’on s’est délimité à titre personnel ?

Didier Levy

Publié dans Réflexions en chemin

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G
Bonjour,<br /> En ce qui me concerne, je considère que les victimes restent prioritaires à entendre et à être prises en considération. Dans le cas des oeuvres de Rupnik, je pense nécessaire de retirer dans toute la mesure du possible toutes ses oeuvres tant que celles-ci infligent de la souffrance aux victimes et à ceux qui se sentent particulièrement concernés. Il s'agit cependant de les protéger jusqu'à ce que leur vue n'évoque plus les crimes de leur auteur. <br /> Pour ma part, à Lourdes, il m'est actuellement très difficile de prier face à la basilique du Rosaire et aux oeuvres de Rupnik. Cependant, lors de la procession des lumières, effectivement avec leur non-mises en valeur, celles-ci n'attirent plus l'attention et je n'ai plus cette forte gêne.<br /> Fraternellement
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