Dois-je m’excuser ? Un message en forme de cri d’Abdelfattah Abusrour
Sept jours après le massacre du 7 octobre suivi de l'entrée Israël à Gaza, Abdelfattah Abusrour avait écrit un texte qui a aussitôt été publié (entre autres?) sur le site de L'Amicale des pasteurs à la retraite et L’Union juive française pour la paix.
Le texte n’ayant rien perdu de son actualité à cause de la poursuite indéfinie de la guerre à Gaza, il a été reproduit dix mois plus tard exactement, le 14 août, avec une traduction nouvelle, sur le site Chrétiens de la Méditerranée, puis relayé par Nous sommes aussi l’Église.
Même si certains d’entre vous, amis Internautes, en ont probablement déjà pris connaissance, nous le relayons à notre tour.
G & S
Traduction par Chrétiens de la Méditerranée de ce texte fort d’un animateur culturel palestinien, le Dr Abdelfattah Abudsour. Il vit dans le camp de réfugiés d’Aïda près de Bethléem et il est directeur du Centre Al Rowwad pour la culture et les arts (1).
Ce cri est plus que jamais d’actualité dans cette « Dernière guerre ? » qui se poursuit, selon le titre d’un petit livre d’Elias Sanbar, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO (Tracts, éditions Gallimard, avril 2024). « Dernière guerre » dont l’objectif non dit est l’élimination des Arabes de Palestine, les « Peaux-Rouges de Palestine » comme Elias Sanbar appelle ses compatriotes, destinés à « subir le sort autrefois réservé aux réserves indiennes. »
Les journalistes des médias, les interviews télévisées viennent nous voir, nous pointent du doigt et nous posent cette question sans fin : Condamnez-vous le terrorisme palestinien ? Condamnez-vous le Hamas ?
Alors répondons à cette question.
Je me condamne moi-même. Je condamne ma propre existence.
Je condamne ma propre naissance dans un camp de réfugiés dans mon propre pays… Comment oserais-je être un réfugié qui vous accable en remettant en question votre humanité ?
Je condamne ma propre naissance parce que je suis Palestinien, alors que selon beaucoup la Palestine n’existe pas.
Je condamne mes parents, qui ont été arrachés à leurs villages détruits et m’ont fait vivre dans un camp de réfugiés.
Je condamne ma propre vie : j’ai grandi, j’ai reçu une éducation, j’avais l’espoir et le rêve de devenir un grand biologiste et un chercheur qui sauverait des vies… d’être un peintre extraordinaire, un photographe merveilleux, un acteur fantastique et un écrivain talentueux qui inspirerait le monde entier… Je n’ai pas vraiment connu la célébrité dans rien de ce que j’ai fait.
Je me condamne, pour avoir prétendu et continuer à prétendre que je suis un être humain, que je défends mon humanité et ma dignité et celles des autres… il semble que je ne sois qu’un animal humain, voire moins… que je sois un extraterrestre qui s’imagine avoir une place sur cette terre… Comment oserais-je même penser que je suis un être humain comme vous tous…
Je me condamne de croire que les droits de l’homme et les valeurs humaines nous incluent, nous les étrangers… Comment osais-je penser que nous faisions partie de ces valeurs ?
Je me condamne de croire au droit international, aux résolutions de l’ONU et à toutes ces déclarations selon lesquelles « les peuples sous occupation ont le droit légitime de résister par TOUS LES MOYENS ». Comment oserais-je considérer que nous sommes sous occupation, même celle d’une entité illégale qui se présente comme la seule démocratie du Moyen-Orient ? Je vous demande pardon.
Je me condamne de parler de cette occupation comme d’une entité. J’ai lu que ce qui définit un État, c’est d’avoir : une constitution, des frontières définies et une nationalité… Et puisque ce que vous appelez l’État d’I S R A E L n’a pas jusqu’à aujourd’hui de constitution, de frontières définies, alors qu’a été votée une loi sur la nationalité, disant que c’est un pays seulement pour les juifs… Mais apparemment, vous pouvez vous revendiquer comme un État sans aucune de ces choses… Veuillez donc pardonner mon ignorance…
Que puis-je dire ? Je suis tellement ignorant…
Je croyais qu’une victime de viol avait le droit de se défendre… mais il semble que je suis dans la confusion… Je n’ai pas compris que nous devions louer le violeur et condamner la victime si elle ose résister… qu’elle devait jouir du viol et en réclamer davantage.
Je croyais qu’il était naturel de se tenir aux côtés des opprimés… Encore plus confus, de ce que je ne devrais jamais m’identifier à d’autres personnes opprimées. Il n’y a qu’une seule entité opprimée dans le monde et aucune autre.
Je devrais féliciter les Israéliens qui oppriment les soi-disant Palestiniens… et leur apprennent ainsi qui ils sont, quelle est leur valeur aux yeux de la communauté internationale…. Que leur vie ne vaut rien.
Donc
Monde !
Je suis vraiment désolé
Je n’avais pas réalisé que j’avais été trompé et mal informé.
Dois-je m’excuser ?
Je m’excuse profondément
auprès du monde entier !
Je m’excuse auprès de vous tous,
Mes excuses les plus profondes
Mes parents m’ont dit qu’il fallait soutenir les opprimés et empêcher les oppresseurs de poursuivre leur oppression.
Je m’excuse.
On m’a dit que je devais soutenir les méchants Sud-Africains noirs contre le système d’apartheid blanc qui était censé les humaniser.
Je m’excuse.
On m’a dit de soutenir les sauvages indigènes américains contre ces merveilleux colonisateurs blancs qui sont venus les civiliser et les libérer du fardeau de leurs terres et de leurs propriétés.
On m’a dit de soutenir les aborigènes attardés d’Australie envahis par ces étonnants colonisateurs blancs, civilisés, britanniques, qui sont venus les cultiver et les faire s’évader de l’histoire de manière durable.
Je m’excuse.
On m’a dit de soutenir les terroristes vietnamiens contre des colonisateurs hautement civilisés… français ou américains, qui savaient mieux comment exploiter les pays colonisés et domestiquer leurs habitants.
Je m’excuse.
On m’a dit de soutenir les Indiens en Inde, les Irlandais, les Écossais,
les Sud-Américains
les Cubains
les Espagnols et les Italiens contre les dictatures et les fascismes
les Allemands et les Européens contre les nazis
les Arabes contre la colonisation britannique et française
les Palestiniens contre l’occupation britannique et sioniste.
On m’a même dit de soutenir les Ukrainiens contre les Russes…
Mes parents parlaient aussi des pauvres juifs misérables qui arrivaient en Palestine dans les années 1900… et ils avaient pitié d’eux et les aidaient avec de la nourriture et d’autres choses dans les premiers temps…
Je m’excuse.
On m’a dit de soutenir la résistance de l’opprimé contre l’oppresseur.
Je ne connaissais pas le droit international ni les droits de l’homme.
Je ne savais pas que tout cela était faux et que ce n’était qu’un mensonge qui convenait à certains et pas à d’autres.
C’est pourquoi
Monde,
Laisse-moi me condamner et m’excuser de plus en plus.
Je me condamne pour ce que je suis.
Je m’excuse d’être Palestinien… d’être né dans un pays que mes parents appelaient Palestine…
Je m’excuse d’être né dans un camp de réfugiés… dans mon propre pays et de ne pas pouvoir oublier les villages de mes parents qui ont été détruits en octobre 1948.
Je m’excuse de ne pas avoir les cheveux blonds et les yeux bleus… Même si certains de mes cousins ont les cheveux blonds et les yeux verts ou bleus.
Je m’excuse de continuer à m’identifier comme Palestinien bien que cette nationalité m’ait été le plus souvent refusée.
Je m’excuse d’appeler encore mon pays Palestine alors qu’il a été fragmenté en morceaux déconnectés… et que je n’arrive pas à l’oublier.
Je m’excuse de ne pas pouvoir oublier que je suis toujours un réfugié dans mon propre pays, de n’avoir pas jeté cette vieille clé rouillée de la maison de mes parents dans leur village détruit.
Je condamne mon obstination à revendiquer mon droit à retourner dans les villages détruits de mes parents.
Comment osais-je faire cela ? Comment tous ces réfugiés palestiniens têtus osent-ils réclamer ce droit au retour ? Nous sommes tellement aveugles que nous ne pouvons même pas voir les faits sur le terrain, même 75 ans après la création de la seule démocratie du Moyen-Orient.
Je condamne mes parents qui m’ont élevé en me disant : « Si tu es consumé par la haine, tu perds ton humanité. » Comment ont-ils osé ne pas m’apprendre à haïr ?
Je condamne tout acte de résistance contre l’injustice, l’oppression, l’occupation. Comment l’opprimé ose-t-il défier l’oppresseur ?
Je condamne toute victime de viol de résister au violeur. Ne pouvez-vous pas simplement ouvrir les jambes et l’accepter ? Comment osez-vous refuser les plaisirs du viol ?
Je condamne la volonté de tuer tout système d’État terroriste… Les oppresseurs devraient avoir carte blanche pour poursuivre leur oppression sans avoir à rendre de comptes.
Je condamne ces Palestiniens et leurs partisans… Pourquoi ne peuvent-ils pas se taire et accepter que l’occupant illégal est la seule superpuissance de la région, que c’est un acte raciste que de lui résister ?
Je m’excuse vraiment auprès de vous tous de ne pas pouvoir coexister avec l’oppression… et d’accepter de jouir de la torture, de l’oppression et de l’humiliation… Certaines personnes aiment cela… pourquoi pas moi ?
Je m’excuse de ne pas avoir accepté l’exil de mon frère, l’emprisonnement de mes frères, cousins, neveux, voisins et tant d’autres… Je n’ai pas réalisé que c’était pour leur bien, et qu’ils étaient mieux dans les prisons ou en exil qu’à l’extérieur sous le soleil…
Je m’excuse pour ma stupidité. Je ne pouvais pas comprendre vos droits de l’homme et le droit international. Je pensais que je faisais partie de vous et que je n’étais pas un animal humain. Je m’excuse pour mon ignorance… Je ne comprends même pas comment on peut être un animal humain. Je pensais qu’il y avait des humains et des animaux, même si certains d’entre eux sont des animaux plus humains que les soi-disant humains ?
Je m’excuse, je suis vraiment confus…
J’ai vu que vous souteniez des résistances comme celle de l’Ukraine et que vous applaudissiez ces combattants de la liberté…. Et l’héroïsme de ces enfants qui ont été entraînés à résister aux Russes et qui pensaient que c’était normal…. Je suis vraiment stupide et je m’excuse pour ma stupidité… Je suppose que je devrais aussi condamner la résistance ukrainienne…
Je promets de célébrer l’apartheid…. Je célébrerai la violation des droits de l’homme et des valeurs humanistes.
Je ferai l’éloge de tous les oppresseurs, occupants et dictateurs.
Je louerai tous les violeurs pour qu’ils continuent à violer.
Je louerai tous les menteurs et les manipulateurs pour leur déformation des faits et de la vérité.
Je suis vraiment désolé d’avoir échoué à tous ces échecs… Vraiment désolé de ne pas avoir réussi à comprendre comment coexister avec ces doubles standards… comment coexister avec l’occupation, l’oppression, la déshumanisation et en être heureux ?
Avez-vous une formation pour cela ? Je serais heureux de me joindre à vous… Ou peut-être pouvez-vous vous joindre à moi, porter ma peau et me montrer comment je peux être le bon animal de compagnie que vous pouvez domestiquer ?
Ou devrais-je simplement dire, non merci… Je passe mon tour ?
Je ne pourrai jamais accepter vos diktats et vos chantages.
Je ne pourrai jamais accepter que les opprimés s’habituent à l’oppression et coexistent avec les oppresseurs tant que l’oppression perdurera.
Nous n’oublierons pas… Nous nous souviendrons.
Nous n’oublierons pas le silence, l’hypocrisie, les diktats et le chantage.
Nous n’oublierons pas ceux qui ont élevé la voix et défendu ce qui est juste et ce qui est bon.
Nous n’oublierons rien.
Vous pouvez continuer à prôner le désespoir, nous continuerons à fleurir d’espoir.
Vous pouvez continuer à promouvoir la mort… nous continuerons à promouvoir la vie.
Vous pouvez continuer à faire le pire… nous continuerons à faire le meilleur.
Abdelfattah Abusrour
14 octobre 2023
Traduit par les soins du réseau Chrétiens de la Méditerranée
Parrainé depuis sa fondation en 2005 par Pax Christi-France, L’Œuvre d’Orient et l’Institut catholique de la Méditerranée, le réseau Chrétiens de la Méditerranée se veut au service de l’information et la formation, du dialogue et des partenariats entre les chrétiens de l’espace méditerranéen.
(1) Pour une présentation plus complète d’Abdelfattah Abusrour, lire sur le site Chrétiens de la Méditerranée l’article https://www.chretiensdelamediterranee.com/rencontre-par-visioconference-des-amis-de-sabeel-avec-le-dr-abdelfattah-abusrour-le-28-novembre-2021-resume-des-exposes/