Lettre ouverte à mon ami Henri, dit l’abbé Pierre
« Un jour je te décevrai, ce jour-là, j’aurai besoin de toi » (Robert Desnos) Me voici !
Voilà l’abbé, la bombe a explosé. J’étais au courant de son largage depuis la veille. Connaissant nos liens d’amitié, nos amis d’Emmaüs avaient eu la délicatesse de me prévenir. J’ai su à l‘instant même que je ne commenterais pas l’info qui allait déferler sur les réseaux sociaux ni répondre aux sollicitations des medias. Pas le cœur à ça ! J’ai ouvert mon ordinateur et tapé le titre le ce billet : Lettre ouverte à mon ami Henri, dit l’abbé Pierre. Je n’ai pas eu courage d’aller plus loin, ne sachant pas par où commencer. Je savais que j’allais devoir peser chaque mot, chaque tournure de phrase, chaque silence : par respect pour celles qui affirment avoir été victimes de tes actes et que nous devons écouter, par respect pour toi qui n’est plus là pour t’expliquer, par respect pour nous tous qui t’aimions. Tu vois, déjà, je renonce au choix du présent pour ne contraindre personne… Depuis : j’ai lu La Vie et La Croix ! Alors je peux t’écrire.
Tu t’étonneras peut-être de ce tutoiement soudain, toi qui l’as tellement utilisé à mon égard comme tu le faisais souvent, même au-delà de tes proches. Jusqu’au jour de ta mort j’ai toujours choisi le « vous. » Par respect. N’imagine pas que le respect ait disparu. Non ! Simplement ces révélations te font tout de même tomber de ton piédestal et nous rend peut-être plus proches. Je suis en colère l’abbé. En colère contre toi. Je me sens plus trahi que trompé, ne t’ayant jamais interrogé sur ces questions. Comment aurais-je osé le faire ?
Souviens-toi : le 11 avril 2006 je suis venu te voir à Alfortville. Un homme menaçait alors de révéler dans les médias qu’il était ton fils biologique. À ma requête, tu as accepté de me dire « ta vérité. » Je me suis engagé à garder cet entretien secret aussi longtemps qu’il ne passerait pas à l’acte. Mon désir était de pouvoir te donner un jour la parole si ces révélations survenaient après ta disparition. Ce qui fut le cas. Dans Le Pèlerin du 24 mai 2007, quatre mois après ta mort, alors que sortait en librairie L’abbé Père (1) je publiai ton témoignage : « Je l’affirme et réaffirme : jamais il ne m’est arrivé aucune union avec sa mère. » (2) Ce soir je m’interroge : disais-tu vrai ?
Souviens-toi, fin juin début juillet 1989 je passai avec toi quelques jours à Saint-Wandrille où tu pensais t’être définitivement retiré. Au terme d’un long entretien que j’allais publier à l’automne pour les quarante ans d’Emmaüs je t’interrogeais sur la « réputation de sainteté » qui te collait à la peau. Tu m’avais répondu : « Ça m’humilie. Je connais trop mes faiblesses et mes insuffisances. » Puis, après un long silence : « Je te dirai à propos de ma prétendue sainteté ce que Jeanne d’Arc répondait à ses juges qui lui demandaient si elle était en état de grâce : si j’y suis Dieu m’y garde, si je n’y suis pas, Dieu veuille m’y mettre. »
Au début de ce mois, l’abbé, le Festival de la correspondance de Grignan t’avait mis, au côté de Charles de Gaulle, Nelson Mandela, Marie Bonaparte, Louise Michel et quelques autres sur la liste des « héros » auxquels on rendait hommage. Je me suis acquitté de la mission. Le soir, dans la cour du château, cinq cents spectateurs ont fait une standing ovation au comédien Bruno Puzulu qui les avait émus aux larmes en lisant, pendant plus d’une heure, un choix de tes lettres où tu apparaissais dans la vérité de ta force et de tes fragilités. L’après-midi, dans mon intervention, j’avais cité cette carte, reçue parmi deux mille autres, lors de la parution de l’album qui t’était consacré à l’automne 1989 : « Dieu merci, vous m’aurez permis de connaître un saint de mon vivant. »
Alors oui, je t’en veux, l’abbé.
Je t’en veux pour ces femmes que tu as humiliées par des gestes déplacés qui n’étaient pas dignes de toi. Je ne me ferai pas, ici, juge de leur souffrance !
Je t’en veux pour toi, d’avoir ainsi foutu en l’air, par inconscience, une vie de combat contre la misère et les injustices. N’est-ce pas toi qui disait : « Qui dira au Prince son fait si le prophète lui devient semblable ? » Le prophète mort parlait encore…
Je t’en veux pour tous ceux qui voyaient en toi ce héros de Kipling qui sait « être peuple en conseillant les rois. » Souviens-toi des premiers vers du poème : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie. Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir. » Trop tard !
Tu n’es plus là, l’abbé ! Et je me sens fatigué. En trois ans j’ai appris le suicide d’un ami prêtre, Adrien, qui a éclairé mon adolescence et béni mon mariage. Il avait fait de la prison pour faits d’agressions sexuelles sur des jeunes filles et terminé sa vie comme un clochard, errant sur les quais de la Garonne, à Toulouse, avant de mettre fin à ses jours. Qui l’a soutenu ? J’ai découvert les accusations portées contre mon ami le frère André Gouzes, déjà plongé dans un Alzheimer profond, puis appris que les responsables de l’Ordre dominicain disaient ici ou là que le dossier « était vide » sans jamais s’exprimer publiquement sur le sujet, préférant se réfugier derrière le silence du Procureur de la République de Rodez. J’ai découvert les anciennes pratiques sacramentelles sacrilèges de mon évêque Michel Santier, dont j’avais la confiance, et je frémis aux rumeurs des conclusions possibles d’un nouveau procès canonique.
Et toi, aujourd’hui !
Le jour où j’ai recopié dans mes carnets de lecture cette phrase de Robert Desnos, je n’imaginais pas avoir à en faire un tel usage. Écoute toi parler, l’abbé : « Un jour, je te décevrai, et ce jour-là, j’aurai besoin de toi. » J’essaie d’être là !
Dans l’article que La Vie te consacre cette semaine, je lis : « Tout l’intérêt de la période actuelle est la libération de la parole, dans la société comme dans l’Église catholique. Les gens ne meurent plus avec leurs secrets : l’époque a changé. » Tout cela est sans doute vrai mais cette dernière phrase me terrifie ! Je repense à Malraux : « Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets. » Une société de liberté peut-elle survivre au vertige collectif de la transparence ? Qui d’entre nous peut se sentir à l’abri ?
Le 6 juillet, lors du festival de la correspondance de Grignan, Boris Cyrulnik observait que dans nos sociétés modernes les nouveaux « héros » (thème des rencontres) étaient désormais les victimes. À l’image du Christ diront certains ! Alors je m’interroge : comment respecter la souffrance des victimes et leurs droits légitimes, sans détruire l’œuvre de leurs agresseurs qui ne sauraient être réduits aux actes coupables, parfois criminels, qu’ils ont pu poser ? Rien ne peut faire que ce qui a été, de beau, de bon et parfois de grand, n’ait pas été. Que deviendrons nous si au motif de déboulonner les idoles, toutes les idoles, nous en venons à renier ceux qui nous ont fait grandir ?
Mais tu connais, comme moi, dans la Bible, cette terrible prophétie d’Ézechiel (18,24) : « Si le juste renonce à sa justice et commet le mal, imitant toutes les abominations que commet le méchant, vivra-t-il ? On ne se souviendra plus de toute la justice qu’il a pratiquée, mais à cause de l’infidélité dont il s’est rendu coupable et du péché qu’il a commis, il mourra. »
Moi, je ne peux oublier ce que je dois à Adrien qui a éclairé de sa confiance mes années d’adolescence. Pierre Soulage disait de l’écrivain Joseph Delteil, dans des circonstances similaires : « Il a tellement cru en moi que moi-même j’ai fini par y croire. »
Je ne peux oublier d’avoir vécu à l’abbaye de Sylvanès, grâce à la Liturgie chorale du peuple de Dieu du frère André Gouzes, des triduum pascal où je me suis senti pénétré du mystère de Dieu tout en faisant une véritable expérience de la communion des saints. J’en conserve la chair de poule.
Je ne peux oublier que Michel Santier fut aussi l’homme du redéploiement de notre cathédrale, de notre synode diocésain, du dialogue avec nos frères protestants, juifs et musulmans.
Je ne peux oublier de toi, l’abbé, ces moments où en fin de journée tu me proposais de « rester » parce que tu allais célébrer l’eucharistie sur un coin de table. Je ne peux oublier cette conviction qui t’a fait vivre, qu’en tout homme – fût-il le dernier des salauds – est un trésor, retrouvée presque mot pour mot dans la bouche de Robert Badinter expliquant sa vocation d’avocat. Je ne peux oublier ce que tu m’as fait comprendre de la radicalité du combat pour la justice venant se substituer à trop de mièvreries caritatives. Car si, comme tu l’avais découvert, « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux » est écrit au présent, contrairement à la plupart des Béatitudes rédigées au futur, c’est bien que le Royaume est déjà là, mais que ne peuvent s’en prévaloir que ceux qui mènent âprement ce combat.
Je sais, l’abbé : certains vont lire dans mes propos une indulgence coupable à ton égard. Parce que j’étais et reste ton ami. Non ! Je n’ai aucune indulgence. Mais je sais le poids du mal dont aucun d’entre nous n’est quitte et qu’il y a péché – au sens étymologique de se tromper de cible – à se laisser fasciner exagérément par lui. J’ai lu que l’Église disait sa honte et sa compassion pour les victimes. Elle sait comme personne avoir honte des turpitudes des autres. Sans jamais se remettre vraiment en question – notamment dans son approche de la sexualité et du célibat ecclésiastique – parce qu’il y va – dit-elle – de la compréhension du plan de Dieu sur l’humanité.
L’abbé, combien de fois m’as-tu dit : « Lorsqu’on a vaincu la peur de la pauvreté, de la souffrance et de la mort, alors mais alors seulement, on devient un homme libre » ? Tu as vécu dans la pauvreté. J’en puis témoigner. Te voilà désormais dans la pauvreté la plus extrême, dépouillé de cet ultime orgueil qu’avec notre assentiment tu avais emporté dans la tombe. Nu. Définitivement nu ?
Mais quel gâchis, l’abbé, quel gâchis.
René Poujol
- Jean-Christophe d’Escaut, L’abbé Père, Éditions Alphée 2007, 336 p.
- En réalité cette formulation figure dans la lettre que l’abbé Pierre m’a remise ce jour-là et qui reprenait, signé par lui, l’essentiel de notre conversation.