La théologie a-t-elle aujourd’hui un avenir ?
Dans cet article, je réfléchis à la question que m’a posée une femme, récente compagne de luttes et de rêves. Certes, nous vivons des temps difficiles pour la théologie, parce que nous vivons des temps de banalisation du mal, de marchandisation de la vie, d’un sens léger et insignifiant de l’humain, d’exaltation de l’émotionnel pur et de mépris de la réflexion critique. Mais ceci dit, je suis également convaincue que là où les femmes et les hommes « touchent le fond », la question du mystère de la vie, de la création, de la relation et de la gratuité émerge. Là où émergent la dimension historique de l’utopie, les aspirations les plus profondes de l’être humain, le cri face à l’oppression et à la souffrance, là est le terreau de la théologie.
Mais la question de savoir si la théologie a un avenir implique également de s’interroger sur la théologie dont nous parlons. Il y a de nombreuses années, j’ai été impressionné par un texte d’Ivone Gevara dans son livre Teologia a ritmo de mujer (Une théologie au rythme de la femme), dans lequel elle écrit une des définitions de la théologie que j’ai trouvée et que je trouve toujours extrêmement provocante : « L’âme de toute théologie est la connaissance pratique des choses les plus importantes de la vie. Toute systématisation ultérieure, toute thématisation, toute articulation d’idées est vitalement liée à cette base primordiale de la vie » (1). Gustavo Gutiérrez considère également la théologie comme « une lettre d’amour au Dieu auquel nous croyons, au peuple et à l’Église dont nous faisons partie. Un amour qui ne méconnaît pas les perplexités de l’humanité et jusqu’à ses déboires, mais qui est avant tout source d’une joie profonde et d’espérance » pour les derniers et les dernières (2).
Pas de théologie sans savoir cuisiner
Sœur Juana Inés de la Cruz (3) pensait que la théologie, comme la philosophie, avait beaucoup à voir avec la cuisine. Dans sa réponse à Sœur Philotée de la Croix, elle affirme que « si Aristote avait cuisiné, il aurait beaucoup plus écrit » (4). En effet, elle était stimulée par le miracle de la contemplation et de la participation au mélange des aliments, des saveurs, de l’assaisonnement, des processus culinaires. Suivant cette même idée cinq siècles plus tard, la théologienne Rosemary Radford Ruether affirme qu’on ne peut pas faire de la théologie sans savoir cuisiner, c’est-à-dire qu’un théologien ne peut pas être en marge de l’attention au concret et au quotidien, qu’un théologien ne peut pas être seulement « théologien », mais doit aussi être en même temps un citoyen, un voisin, un compagnon ecclésial, un serviteur à la table du royaume, assis avec le peuple. C’est pourquoi, comme le souligne également Javier Vitoria : « Il est nécessaire d’abandonner le style aristocratique du travail théologique, typique des hommes, des consacrés et des célibataires dans une culture cléricale et androcentrique. Les laïcs et les femmes pensent aussi la foi et le font avant tout avec leurs mains et leurs pieds à la suite de Jésus. »
Une intelligence de l’amour
Nous venons d’une tradition dans laquelle la théologie a surtout été comprise comme intellectus fidei, c’est-à-dire qu’elle avait pour objectif de donner intellectuellement raison au contenu de la foi, mais la théologie doit avant tout être intellectus amoris, une intelligence de l’amour. L’amour relève aussi de la citoyenneté sociale, politique (Pape François, Laudato Si’, n° 232) et parfois les croyants, les théologiennes et les théologiens l’oublient. Nous ne pouvons pas faire l’expérience du Dieu de Jésus ou essayer de réfléchir sur Lui sans prendre position contre la violence, l’injustice structurelle et le manque d’amour qui imprègnent la vie sur la planète aujourd’hui, sans être aux côtés de ceux qui en souffrent le plus et aussi de ceux qui affrontent cette réalité en inventant des formes de résistance et en démantelant cette violence dans le cœur de l’homme et dans les structures sociopolitiques. C’est pourquoi la théologie ne peut que se demander si elle signifie quelque chose pour ceux qui vivent aux périphéries sociales et existentielles, si sa pensée et sa parole ont des conséquences dans la vie de ceux et celles qui sont rejetés, si elle encourage leur espérance, leur résistance, leurs utopies, ou si elle est sans impact pour elles et pour eux.
Pas de théologien dans un fauteuil
La théologie doit être capable de poser des questions inconfortables (5) : Qu’est-ce qui affecte la théologie et les communautés chrétiennes aujourd’hui ? Est-ce le vide de nos églises, ou des questions telles que : où dormiront les migrants et tant de personnes et de collectifs à qui l’on refuse le droit d’avoir des droits dans nos villes ? (6). Osons-nous parler de Dieu, et même prier, comme si les pauvres n’existaient pas ? Comme si la mort des femmes due à la violence de genre et aux féminicides dans le monde n’existait pas ? Comme si les guerres n’existaient pas ? Comme si les camps de réfugiés dans le monde n’étaient pas le cri de Dieu qui nous pousse à pratiquer une commensalité ouverte, à nous asseoir ensemble à la table de la vie, en faveur de l’universalité des droits humains et sociaux ? Parce qu’être humain aujourd’hui, cela se traduit en termes de manger ou de ne pas manger, de circuler librement dans le monde avec un visa sans aucun problème ou d’atteindre la mort à n’importe quelle frontière en essayant de la traverser ou de finir dans l’enfer de la traite des êtres humains.
C’est pourquoi la théologie ou la réflexion sur le Dieu chrétien ne peut se faire à partir d’un fauteuil, d’un bureau seulement, comme nous le rappelle le pape François, c’est-à-dire en dehors des cris et des rêves des femmes et des hommes d’aujourd’hui (Concile Vatican II, Gaudium et Spes, 1), surtout des derniers, car il existe un lien inséparable entre la foi et les pauvres (Pape François, La joie de l’Évangile, n° 198). C’est pourquoi, lorsque la théologie est détachée du monde et ne prend pas au sérieux les problèmes historiques, concrets et quotidiens des pauvres, elle porte atteinte à l’incarnation.
L’urgence d’élaborer une théologie des périphéries et une théologie du cri
La théologie, si elle est chrétienne, ne peut pas être au service du statu quo, mais doit raviver la mémoire dangereuse de Jésus de Nazareth comme mémoire critique et déstabilisante contre toutes les formes de pouvoir et d’oppression qui font que certaines vies valent plus que d’autres et que la planète, notre maison commune, est pillée par les intérêts des marchés. La théologie doit entendre les cris des pauvres parce que Dieu n’est pas seulement silence. Dieu est aussi un cri et une clameur. La théologie du cri est une théologie qui prête attention et écoute ce qui émerge, qui reconnaît que les pauvres ont une voix et qu’ils crient. Ils crient avec leur bouche, dans une diversité d’accents et de langues, et quand ils sont réduits au silence, ils continuent à le faire avec la parole de leur corps. Ce qu’ils n’ont pas, ce sont des microphones et des médias au service de leurs intérêts.
Une théologie qui retrouve la fonction sociale du cri
Dans le livre du Siracide, un texte magnifique évoque le pouvoir transformateur des cris : les cris des pauvres sont si forts et si insistants qu’ils percent les cieux, les nuages, atteignent Dieu lui-même et ne cessent pas tant qu’ils n’ont pas été entendus, de sorte que Dieu rompt avec toute son impartialité et prend parti, c’est-à-dire participe à leurs luttes et à leurs rêves, devenant partial avec eux (Si 35,15- 21). C’est pourquoi les cris de ceux qui vivent à la périphérie sont la boussole de l’Église. Ainsi, lorsque nous cessons d’être des compagnons et des compagnes dans la vie, les luttes, les risques et les rêves partagés en commun avec les pauvres, la théologie perd sa fonction prophétique dans l’Église. Mais ces cris ne sont pas seulement ceux de l’oppression et de la souffrance, ils sont aussi ceux de la joie et de l’Action de grâce, comme lorsque nous remportons une victoire contre une expulsion, que nous empêchons une déportation ou qu’un groupe de subsahariens saute par-dessus la clôture de Melilla au cri de « Boza » (7), parce que le monde des pauvres n’est paradoxalement pas seulement le monde du manque, mais aussi celui de la créativité et du gaspillage.
Une théologie vigilante dans ce qu’elle dit et ouverte à de nouvelles catégories issues d’autres disciplines et en dialogue avec elles à partir de nouveaux paradigmes
La question du langage est fondamentale, non seulement parce que le langage n’est jamais neutre : « Dis-moi comment tu nommes la réalité et je te dirai quelle est ta place dans le monde, ton lieu géographique, ta place sociale et épistémologique, qui sont ceux qui veulent te comprendre », etc. Mais aussi parce que Dieu est la Parole incarnée qui se donne à connaître universellement à partir des derniers. C’est pourquoi l’un des principaux défis actuels de notre théologie et de notre pastorale est celui des nouveaux langages. Jésus était un expert en la matière. Tout en lui est pure théologie narrative : paraboles, gestes pleins de vie, images inclusives et universelles pour que les gens les plus simples puissent le comprendre et expérimenter que la Bonne Nouvelle a un rapport avec leur vie quotidienne.
Je crois qu’en ce domaine, la théologie a encore une dette à régler. Une théologie qui part de l’accueil et de l’écoute du Dieu qui continue à se révéler dans l’histoire. Une théologie en dialogue avec d’autres disciplines, ouverte à la « migration de nouveaux concepts et catégories » issus de l’anthropologie, de la science, des mouvements sociaux, de la sociologie, de l’art. Sans ce dialogue avec le monde et les nouveaux paradigmes, la théologie n’a pas d’avenir. Une théologie et une pastorale qui renoncent donc aux positions dogmatiques et s’engagent dans la connaissance qui naît des expériences existentielles des individus, des collectifs et des peuples. C’est-à-dire qu’elles reconnaissent et intègrent les sagesses, les langages, les symboles qui naissent de l’envers de l’histoire et qui, dans la logique du pouvoir hégémonique, sont considérés comme non officiels (périphériques). En bref, les connaissances et les savoirs partagés qui naissent de l’amour, de la solidarité, des rêves et des luttes communes, de la vie de tous les jours.
Je reviens à la question qui a été le point de départ de cette réflexion : la théologie a-t-elle un avenir aujourd’hui ? Quelle théologie ? Ma réponse est pleine d’espoir, car depuis les périphéries, l’espoir s’impose par pure survie. Elles sont mon lieu théologique et épistémologique et c’est à partir d’elles que je témoigne de la capacité de la théologie à éveiller le désir et la passion pour les questions fondamentales de la vie et à pousser l’histoire à partir de là vers le rêve sororal et fraternel de Dieu avec toute la création. « Car c’est sur les rives du fleuve (…) au milieu de la place du marché que pousse l’arbre de vie. » (Apocalypse 22, 1-5)
Pepa Torres,
théologienne espagnole
Traduction Alain Durand pour Golias Hebdo n°819
(1) Ivone Gevara, Teología a ritmo de mujer, San Pablo, 1995.
(2) Gustavo Gutiérrez, La densidad del presente, CEP, Lima, 2003, p. 84.
(3) Sor Juana Inés de la Cruz, qui vécut dans la seconde moitié du XVIIe siècle, est une religieuse catholique, poétesse et dramaturge de la Nouvelle-Espagne. Son œuvre poétique figure parmi les plus emblématiques de la langue espagnole. (Wikipedia)
(4) Sor Juana Inés de la Cruz, Respuesta a Sor Filotea de la Cruz, Fontamara, Mexico, 2000, p. 55.
(5) Pepa Torres Pérez, « Les pobres como lugar teologico », dans divers auteurs, Teologia desde las victimas, Tirant humanidades, Valencia, 2017, p. 9-22.
(6) Question fondamentale pour la théologie de la libération. Cf Gustavo Gutiérrez, Dónde dormiran los pobres esta noche ? CEP, Lima 2002.
(7) « Boza » signifie Victoire, cri d’origine africaine poussé par ceux qui parviennent à franchir la frontière par-dessus la clôture de Melilla (NdT).
Sources : Site Amerindia 1er mai 2024 : https://amerindiaenlared.org/contenido/24622/tiene-futuro-hoy-la-teologiaque-teologia-/