En mémoire reconnaissante de Jürgen Moltmann (1926-2024)

Publié le par Garrigues et Sentiers

En mémoire reconnaissante de Jürgen Moltmann (1926-2024)

Je rends un humble hommage de gratitude à Jürgen Moltmann, décédé le 3 juin dernier. Il est l’un des théologiens qui ont le plus encouragé mon cheminement personnel et ma réflexion depuis la fin des années 1980.

J’honore sa théologie guidée par les blessures, les dangers et les drames du monde, entièrement orientée par l’engagement envers les victimes de l’histoire, par l’appel politique, par la flamme libératrice. Sa primauté de l’espérance éveillée et active, inspirée et résistante, persévérante, transformatrice.

Je salue sa réflexion familiarisée avec la connaissance scientifique et à la sagesse mystique universelle, juive et chrétienne en particulier. Son écriture marquée par la profondeur de pensée – pas toujours facile à suivre –, par la sensibilité humaine attachante et par l’imagination poétique suggestive. Sa fidélité à la Terre, communauté vivante des vivants. Sa profonde spiritualité politique et écologique, une spiritualité de la terre, du corps, de l’éros.

J’adhère pleinement à sa vision admirative et holistique de l’univers – dans l’infiniment grand et l’infiniment petit – comme une réalité ouverte, interdépendante, évolutive, inachevée, en processus permanent de création, une réalité sans cesse créée et créative, pleine d’une potentialité inépuisable.

Je ne souscris plus à certaines des idées qu’il a développées au fil des ans et qui ne me semblent plus raisonnables. Par exemple : la catégorie expiatoire dont il s’est servi, ses longues et répétées dissertations sur le Dieu souffrant, sur les relations trinitaires entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit à partir de la croix, sur l’histoire de l’abandon et de la souffrance intérieure de Dieu. Me reste ce que tout cela évoque en moi, au-delà de ce que cela dit dans son sens littéral. La même chose lui est arrivée avec beaucoup de ses propres idées théologiques ou celles d’autres personnes, comme c’est inévitable. Cela fait partie de notre langage et de notre pensée, toujours historique, fragmentaire et provisoire, ouverte comme la réalité universelle.

De son image du Mystère ou de la Présence fondatrice – une image fondamentalement théiste, très éloignée de Bonhoeffer, Tillich et d’autres, qu’il n’a pas suivis – me reste sa métaphore de Dieu comme Shekinah, comme présence divine accompagnant son peuple Israël exilé, figure de tous les peuples exilés, errants et souffrants. Me reste sa confession de Jésus comme « Messie en chemin », comme Christ cosmique et spirituel encore inachevé dans l’histoire, une confession qui constitue un appel à la « christo-praxis ». Me reste son amour inspiré et inspirant à la Ruah, à l’Esprit ou au Souffle vital, énergie, verdeur et vitalité de tous les vivants. Me reste son horizon panenthéiste (inhabitation de tous les êtres en Dieu), ou je dirais plutôt théoempatiste (inhabitation de Dieu ou du Souffle chez tous les êtres). Je comprends la « Trinité » comme une métaphore de l’interrelation dynamique et créative de tout avec tout.

C’est pourquoi, de ses nombreux ouvrages, dont certains sont volumineux, il me reste trois tout petits livres dans lesquels tout est inclus sans que rien ne soit de trop : Cristo para nosotros hoy [Le Christ pour nous aujourd’hui] (Trotta, 1997, original allemand de 1994) [1], El Espíritu Santo y la teología de la vida [L’Esprit Saint et la théologie de la vie] (Sigueme, 2000, original allemand de 1997), Pasión por Dios [Passion pour Dieu] (Sal Terrae, 2007, original anglais de 2003, écrit moitié par Jürgen Moltmann et moitié par son épouse et théologienne féministe Elisabeth Moltmann-Wendel : 3 courts chapitres de lui et 3 d’elle, dans une harmonie qui n’est pas sans révéler des différences).

Je ne trouve pas de meilleure façon d’honorer J. Moltmann que de le laisser parler, lui, ainsi que son épouse Elisabeth Wendel. C’est un plaisir.

« La théologie doit être prête à entrer dans les conditions différentes et nouvelles du monde pour le transformer, pour sa part, en faveur de la paix, de la justice et de la vie dans l’ensemble de la création » (Qué es la teología hoy [Qu’est-ce que la théologie aujourd’hui ?), p. 139).

«  Le royaume de Dieu est le vaste espace dans lequel il n’y a plus de siège (…). Le royaume de Dieu est le temps accompli, le moment où l’on peut lui dire : “Arrête, tu es si beau”, et de fait il s’arrête et n’a pas de fin. Le royaume de Dieu, c’est Dieu qui est parvenu au repos, qui habite dans sa création et en fait sa demeure » (Cristo para nosotros hoy, pp. 24-25).

« Les lois sociales et l’organisation du système de santé doivent être mesurées à l’aune du fardeau porté par les pauvres et du soulagement apporté aux malades. Celui qui veut reconnaître le degré d’humanité d’une société doit aussi visiter les prisons. Avec les yeux du Christ crucifié, on voit la société, pour ainsi dire, “d’en bas ‘’ » (Cristo para nosotros hoy, p. 26).

« Dans le souffle qui donne la vie et par la parole qui façonne, le Créateur chante ses créatures en des sons et des rythmes dans lesquels il trouve sa joie et sa satisfaction. C’est ainsi qu’existent une liturgie cosmique et une musique des sphères  » (Cristo para nosotros hoy, p. 81).

« La sanctification est une question de santé, et la santé est une question de bonheur (…). La vie est sainte quand elle devient saine et entière » (El Espíritu Santo y la teología de la vida, p. 68).

« Un espace de vie autour de nous est nécessaire. Cela aussi est une expérience de l’Esprit Saint ; notre cœur s’élargit parce que nous faisons l’expérience d’un large espace autour de nous (…). Les êtres humains se donnent aussi un espace de vie les uns aux autres s’ils s’ouvrent les uns aux autres dans l’amour et s’ils s’autorisent mutuellement à participer à leur propre vie. Aimer signifie aussi donner de son temps, reconnaître sa propre place à l’autre, exercer une patience réciproque, parce que l’on s’intéresse vraiment à l’autre » (El Espíritu Santo y la teología de la vida, p. 108).

« L’ensemble de la création, que j’appelle ici la “communauté de la création”, est soutenu par le souffle de l’Esprit de Dieu (…). De cette vision de l’Esprit de Dieu en toutes choses et de la préparation de toutes choses à l’habitation de Dieu découle une vénération cosmique de Dieu et une vénération de Dieu en toutes choses » (El Espíritu Santo y la teología de la vida, pp. 143-144).

« Dans l’amour, nous faisons l’expérience de la vitalité de la vie et de la mortalité de la mort » (La venida de Dios [La venue de Dieu. Eschatologie chrétienne], p. 86).

« La redécouverte du personnage de Marie de Magdala, non chargée de rêves et de visions de maternité, comme celui de Marie, la mère de Jésus, pourrait devenir un modèle pour un nouveau leadership dans le christianisme : une femme indépendante, libérée des responsabilités familiales et maritales, caractérisée moins par l’âge que par l’amitié et la capacité de créer un nouveau style de relation. Les femmes d’aujourd’hui redécouvrent cet amour de Dieu et cet amour envers Dieu. Cet amour, présenté dans les images et les récits comme le pouvoir de l’éros, comme pouvoir érotique, est plus que le pouvoir de l’agapè, ce mode de relation statique, satisfait et contrôlable auquel le christianisme a adhéré. À l’inverse, l’éros montre la plénitude débordante de Dieu » (Elisabeth Moltmann Wendel, Pasión por Dios, pp. 56-57).

José Arregi
traduit par Peio Ospita

[1] Toutes les mentions sont faites d’après l’édition espagnole.

Sources : https://josearregi.com/fr/en-memoire-reconnaissante-de-jurgen-moltmann-1926-2024

https://nsae.fr/2024/06/28/en-memoire-reconnaissante-de-jurgen-moltmann-1926-2024/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_source_platform=mailpoet&utm_campaign=newsletter-nsae_97

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