« Choses vues (ou entendues) » 14. « Rapport de forces » pour obtenir justice ?
On entend beaucoup parler, lors d’affrontements sociaux ou politiques actuels, de la nécessité pour les résoudre d’établir un « rapport de forces ». Le concept est clair, il est de bonne stratégie. Il s’agit d’obtenir, pour la réussite d’une revendication ou la défense d’une opinion, de se présenter dans un conflit avec le maximum de militants ou, si c’est un défi électoral d’électeurs, pour renforcer sa position et l’emporter. Question de principe : la force assure-t-elle du bon droit de la cause débattue ?
Je suis tombé fortuitement sur une « pensée » de Pascal, qui paraît exposer avec justesse, comme toujours, ce dilemme de la justice face à la force (et réciproquement !) : « Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela faire en sorte que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. […]
Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste… Ne pouvant faire qu'il soit force d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir à la force ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force […] ». (1) Blaise PASCAL, Pensées (n° 298-299, édition Brunschvicg).
Dans le cas de conflits sociaux, associer justice et force pourrait être une règle en même temps qu’un idéal. Si une revendication de salariés est juste – ce sera souvent le cas car, tout le monde en convient, le travail est aujourd’hui souvent mal rémunéré – la question préalable est de savoir si l’employeur, privé ou étatique, peut payer ou non. Pour s’en assurer et éviter la mauvaise foi de l’un ou l’autre camp, il faudrait que la situation (financière) soit claire. Est-il naïf de penser qu’un employeur pourrait alors, ou devrait, présenter publiquement ses comptes, et montrer soit qu’une augmentation est faisable et dans quelle proportion, et en discuter le niveau avec les parties prenantes, soit démontrer que cela n’est pas possible sans mettre en péril l’entreprise, argument que l’on entend souvent avancé par les « patrons » ? Dans ce cas, il conviendrait de chercher une solution avec les dites parties. C’est normalement le rôle des syndicats, et ça le serait plus encore si leur représentativité gagnait en « forces » (nous y revoilà).
Naïveté pour naïveté, poussons plus loin l’utopie. Dans la lutte pour augmenter le « pouvoir d’achat » de la population, le prix des objets de consommation (légumes comme automobiles ou médicaments etc.) serait peut-être considéré comme plus « juste », et donc mieux accepté, si on savait le détail de ce doit payer le producteur, c’est à dire son prix de revient : prix d’achat des matières nécessaires, amortissement du matériel, investissements nécessaires, salaires, impôts et taxes… plus, bien sûr, un bénéfice « juste », moteur de l’entreprise. Il devrait être aussi raisonnable que possible, afin d’éviter une enflure des dividendes, dont l’exagération, parfois scandaleuse, est toujours ressentie par les travailleurs comme abusive, et parfois provocatrice.
Ce qu’il faut éviter, que l’on constate pourtant trop souvent dans la « vie réelle », c’est que « la force prime le droit » (2).
Jean-Baptiste Désert
- Blaise Pascal, Pensées (n° 298-299, édition Brunschvicg).
- On attribue cette affirmation, devenue pour lui un programme, au chancelier Bismarck, qui n’a pas hésité à piétiner ses voisins (dont la France) pour réussir à reconstituer un « Empire allemand » en 1871.