Molière est-il mort ? – Molière imaginaire ou la caméra philosophique d’Olivier Py
À la lumière des bougies Olivier Py filme les deux dernières heures de la vie de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière, filme-t-il une agonie ? Sommes-nous au pied du lit d’un mourant ? Non ! Nous sommes au théâtre, l’an de grâce 1673 où la troupe du Roi joue Le Malade Imaginaire en compagnie du public.
D’emblée la caméra pose la question : Molière est-il mourant ? La vitalité de Molière crève l’écran, il est tout à la fois, directeur de théâtre, comédien, auteur aux prises avec la passion dévorante du théâtre. Toute une vie vouée à l’écriture pour que le public rie de ses satires féroces, pour que le roi vienne lui témoigner sa protection. La rumeur le dit malade. Mais est-il vraiment malade ? N’est-il pas Argan (héros du Malade imaginaire) dont Toinette dit : « Il marche, dort, mange et boit tout comme les autres, mais cela n’empêche pas qu’il soit fort malade » ?
Les comédiens, eux, s’inquiètent, moins de la mort de Molière que de leur avenir : que vont-ils devenir ? Rejoindre la troupe de l’hôtel de Bourgogne, changer de nom, devenir « la Comédie française » ? Les comédiens vivent dans le réel dispensateur du quotidien et donnent leur conseil, il est temps pour leur compagnon de s’arrêter, de se reposer, de mourir mais Molière, n’écoute pas les conseils, il vit d’une autre vie, la vie de la fiction. Depuis des années qu’il conjure le réel avec les armes de la Poétique pour donner à voir au-delà du réel, de l’apparence. Ah ces croyances qui nimbent la médecine et les docteurs de chimères ! Ah le docteur qui saigne et qui tue ! (1) Au moyen de la farce démasquer les folies engendrées par les faiblesses humaines. Et vous croyez que la mort va m’arrêter ?
La caméra scrute le public et le démasque : êtes-vous vivantes mesdames les coquettes qui assises au balcon médisent sur Molière et bavardent : verront-elles « la Montespan et son cou d’albâtre ? » comme les Précieuses Ridicules votre vie n’est que le théâtre de vos affectations en accord avec l’opinion à la mode. Êtes-vous vivants messieurs qui venaient au théâtre pour les comédiennes aux mœurs faciles ? Seul, le bouffon vit un chagrin, il aime Molière il va le perdre, il en pleure.
Qui est vivant ? Qui est mort ? même interpellé par ses compagnons Molière ne se soumet pas à l’approche de la mort : il ne partage pas leurs angoisses, il prend avis, dans des rencontres hallucinées, avec Madelaine Béjart, avec son père pour que son être persévère dans son œuvre : une comédie miroir de la vie mais peut-être est-ce la vie qui est une comédie ? Molière joue, écrit, aime, il n’est pas dupe des vérités d’Église, des vérités sociales, des vérités psychologiques, des vérités qui tissent la vie ordinaire : c’est ça que vous appelez la vie ? Nous ne partageons pas la même vie. Regardez ma pauvre femme, Armande, elle m’aime comme un père, je voudrais qu’elle me prenne pour amant, regardez-la ! elle m’a déjà mise en bière, elle court les prélats pour obtenir que l’on m’enterre en terre d’Église mais tout le monde sait que je suis un comédien qui vit dans « l’irreligion ». Je suis philosophe, philosophe épicurien, quand j’aurai fini mon temps la nature en moi vaincra, alors vos larmes de bons apôtres ne me concernent pas, enterrez-moi si je meurs avec le peuple, avec les malheureux !
Je sais, je suis malade, et alors ? Vous voulez que je m’arrête de créer, alors que je n’ai plus de temps à perdre ? Vous voulez que je me livre aux mains des docteurs ?
Et si vous alliez au théâtre écoutez l’impertinent Molière qui met en rage Argan : « Crève, crève ! Cela t’apprendra une autre fois à te jouer de la faculté » (acte III,scène 3,) mais comme Molière crée Argan : qui s’adresse à qui ?
Le théâtre ne nous permet pas plus que le cinéma de répondre à la question : Molière est-il mort, j’irais jusqu’à dire qu’il obscurcit encore plus le débat :« Molière joue la mort mais c’est la mort qui s’est jouée de lui » (2). Non, mesdames les coquettes, Molière joue la mort car par le jeu du théâtre, la mort et la vie sont interchangeables, suis-je vivant ou mort ? suis-je l’acteur jouant le malade qui meurt ou le malade qui meurt jouant l’acteur ?
Molière joue la farce du Malade Imaginaire mais il est lui-même le malade, vivant qui déclenche le rire du public : je suis mort, le public rit aux éclats ; silence, le comédien ne se relève plus, est-il réellement mort ? Le silence s’approfondit, dans une ultime ressource puisée dans son être vivant Molière se redresse : il n’est pas mort, le public rit deux fois plus, soulagé. Molière tousse, le sang jaillit de sa bouche, éclabousse ses habits, c’est la fin ! Mais une comédie se termine en saluant le public, ce n’est pas parce qu’on meurt qu’on n’observe pas la bienséance. La troupe le soutient, une fois, deux fois, trois fois, Molière agonise et disparaît.
Alors là vous me dites « Vous voyez bien qu’il est mort !» –]non ! je vais vous dire la vérité vraie (3) comme on dit à Marseille, celle que de multiples récits sur la mort de Molière dissimulent. Molière devait mourir ce soir du 16 Février 1673, il en était d’accord, il en avait choisi la date, un an jour pour jour après Madeleine. Donc la mort arrive, toujours un peu en avance, pour être certaine que « les temps sont accomplis », mais elle arrive au moment où Argan joue le mort pour confondre sa femme. Vous comprenez l’embrouille, Molière mourant joue Argan mort mais qui n’est pas mort ! Qui va-t-elle emporter de Molière ou d’Argan ? Cela lui paraît si comique que la mort éclate de rire, soudain elle prend conscience : elle a ri, là elle s’étrangle, elle se demande si on l’a vue, quelle honte ! Elle s’enfuit.
Depuis cette date, la mort court après Molière pour clore cette situation infamante, ôter une tache sur une carrière jusque-là irréprochable dans le sérieux et la tragédie, mais à chaque fois elle s’embrouille, elle rit, elle s’enfuit. Elle a beau assister à toutes les représentations du Malade imaginaire, Molière glisse sous sa faux depuis plus de deux siècles, à tel point qu’elle connaît par cœur toutes les répliques de la pièce. Vous doutez encore ? j’ajoute une dernière preuve : lors de la dernière représentation à Marseille, la jeune fille qui jouait Angélique, devant Argan mort commence « Hélas ! » puis c’est le trou, elle ne se souvient plus du texte, exaspérée la mort lui souffle à l’oreille la réplique, elle reprend « Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie… » (acte III, scène 14). Le rideau tombe, elle s’effondre, elle avoue à la troupe : « Je suis désolée, j’ai eu un trou ! À tel point que je me suis sentie mourir. » Pardi !
Christiane Giraud Barra
- Intermède 3 : le chœur chantant le docteur.
- Formule répétée après la mort de Molière ;
- Cette vérité est la mienne, une vérité à la mode marseillaise.