Moi, Jojo, le scaphandrier de la Navale

Publié le par Garrigues et Sentiers

Moi, Jojo, le scaphandrier de la Navale

Bonjour, je suis Jojo le scaphandrier, suis-je un vivant ? Non ! Mais j’existe telle une ombre, un spectre, un fantôme d’une époque révolue, un témoin de l’histoire industrielle et maritime du port de Marseille. Je passe mon temps dans une salle de la Navale où j’attends des visiteurs curieux du passé, pas si lointain que cela, où grâce à l’exposition de centaines d’outils vous connaîtrez une époque et les hommes de cette époque.

J’abritais dans mon scaphandre des travailleurs dont l’activité principale était de s’assurer que les bateaux à réparer trouvent bien leur place dans la forme qui leur était destinée. Sous la mer, par périodes de 20 mn, parfois 30, j’émettais des signaux et le navire glissait exactement sur l’emplacement qui lui était destiné. Pour travailler sous l’eau, j’étais lesté de 40 kg de plomb et relié à la surface par des tuyaux qui me permettaient de respirer. Un travail dont j’étais fier !

Vous ne pouvez pas savoir comment, nous les ouvriers qualifiés du port de Marseille, nous étions fiers d’une part de participer au rayonnement de la réparation et de la construction navale dans l’un des plus grands ports de la Méditerranée, d’autre part de vivre une communauté ouvrière organisée pour calfater, réparer, arrimer, souder, nettoyer, laver, peindre, tous les bateaux qui affluaient au port.

Beaucoup de ces tâches étaient dangereuses, et les camarades des ateliers se comptaient en début de journée et s’assuraient, en fin, de trouver le même nombre de personnes. Un exemple de la dangerosité de nos activités : le dégazage des cuves des pétroliers (1).

Avec le recul des années, je me dis que notre fierté nous a joué un mauvais tour et que nous n’avons pas vu venir le coup mortel qui s’est abattu sur nous. Dans les années 70 nous avons vécu l’annonce de l’arrêt de l’activité industrielle du port de Marseille, et comme beaucoup de collègues je ne pouvais pas y croire ! J’ai participé à toutes les manifestations pour enrayer ce processus, mais rien n’y a fait, la réparation navale est partie sur Saint-Nazaire et nous, nous nous sommes retrouvés dépouillés de tous nos attributs de travailleurs de la mer. Ce fut pour nous et nos familles une véritable catastrophe sociale (2). C’est peut-être ce qui explique mon allure sinistre. J’ai passé une mauvaise période marquée par le spleen, avec la tentation de la boisson et puis l’imprévisible s’est produit, des gars ont commencé une collecte d’objets témoins de nos activités, ils sont venus me chercher et ils ont ouvert les salles d’expo de la Navale (3).

Sommes-nous un musée ? Non pas encore, mais l’origine d’un mouvement qui y mène. Écoutez ce que disait dernièrement le directeur du musée de l’histoire de Marseille, Fabrice Denise : « (…) Nous assistons à de grandes mutations dans les métiers du port, encore accélérées depuis l’avènement du numérique (là il n’a pas tort car le guidage des bateaux, que je faisais naguère physiquement, se fait désormais par électro-magnétisme). Il est donc de notre mission de collecter des objets emblématiques des activités portuaires, telles qu’elles se pratiquaient encore il y a deux ou trois décennies (…) » (4).

Vous ne pouvez-pas savoir combien la lecture de son entretien m’a donné de l’espérance : devenir un objet d’un nouveau musée de Marseille, le musée de l’histoire portuaire. Depuis je n’en dors plus, j’y rêve en permanence et (mais gardez le secret) lorsque nous avons appris et vu que le dernier bateau à vapeur (5) s’échouait sur le quai à deux pas de nos salles, je n’ai pu m’empêcher d’échafauder des « plans sur la comète » : un espace de bateau à plusieurs étages que vous remplissez de centaines d’objets de l’histoire récente de l’industrie maritime… Il ne manque plus que la volonté pour créer un lieu de muséographie.

Cher lecteur, venez me voir, je vous conterai mon passé, vous partagerez mes rêves.Je précise que je suis dépourvu de colère et de ressentiment : avec l’âge je deviens philosophe en incarnant une vérité, léguer notre tradition d’Homo faber, d’hommes qui ont su créer avec leurs têtes, avec leurs mains, un monde maritime, technique et humain. Cela pourrait vous inspirer pour construire le vôtre, ici et maintenant, dans ce port, dans cette ville de Marseille. Permettez-moi de me référer à Winston Churchill qui exprimait cette pensée : plus vous regardez loin dans le passé, plus vous voyez le futur ! Plus vous étudiez le passé, plus vous prenez part à l’évolution qui se dessine sous vos pas : qui aurait imaginé dans les années 80 que la navigation à voile pour les transports de marchandises revienne avec des prototypes comme les voiliers à hydrogène ? Les rêveurs… comme moi.

P. c. c. : Christiane Giraud Barra

  1. Il a été à l’origine, en 1966 de l’accident par explosion et incendie de L’Olympic Honour avec des morts et des blessés.
  2. Plus de 10.000 familles dans la cité phocéenne et 35.000 en Provence.
  3. La Navale, boulevard des Bassins de Radoub Forme7 13002 Marseille, 07 57 77 95 55, contact@lanavale.fr
  4. Marseille, la revue culturelle de la ville de Marseille, « Ces objets qui racontent Marseille » n° 277, février 2024.
  5. Le propriétaire de ce bateau n’étant plus en règle avec l’administration portuaire, il ne bouge plus du quai.
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