Le droit au sol
Paul Ricœur, dans une page d’un recueil d’entretiens publié sous le titre La critique et la conviction (1995) attire notre attention sur un texte de Kant tiré de son traité Zum evigen Frieden, Pour la paix perpétuelle, publié juste deux siècles plus tôt en 1795, donné ici dans sa traduction française immédiate de l’an IV.
Le titre du chapitre 3 (la traduction dit « article 3 ») est : « Le droit cosmopolite doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle ». On y lit : « Il s’agit dans cet article... du droit, non de la philanthropie. Hospitalité signifie donc uniquement le droit qu’a chaque étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. On peut refuser de le recevoir, si on le peut sans compromettre son existence ; mais on n’ose pas agir officiellement contre lui, tant qu’il n’offense personne. Il n’est pas question du droit d’être reçu et admis dans la maison d’un particulier ; cet usage bienfaisant demande des conventions particulières. On ne parle que du droit qu’ont tous les hommes de demander aux étrangers d’entrer dans leur société ; droit fondé sur celui de la possession commune de la surface de la terre, dont la forme sphérique les oblige à se supporter les uns à côté des autres, parce qu’ils ne sauraient s’y disperser à l’infini et qu’originairement l’un n’a pas plus de droit que l’autre à une contrée ».
Et après avoir stigmatisé la piraterie et l’esclavagisme ottomans et autres, puis vigoureusement condamné les pratiques des Européens dans les contrées qu’ils s’approprient, il justifie par là les choix de la Chine et du Japon de se fermer à leurs tentatives d’approche.
N’étant ni germaniste ni philosophe, je ne m’aventurerai pas dans une exégèse de la pensée de Kant sur le sujet, mais je tenterai seulement d’exprimer quelques opinions que la lecture du texte peut susciter.
On y trouve l’écho d’un thème bien connu que Pascal exprime avec son efficace crudité : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil : voilà le commencement, et l’image de l’usurpation de toute la terre ». Kant y ajoute un argument original, celui de la sphéricité du globe, qui interdit de repousser l’indésiré vers un espace disponible toujours plus lointain.
Il semble en effet important de poser d’abord ce principe comme indiscutable : « l’un n’a pas plus de droit que l’autre à une contrée ». Ricœur ajoute : cet argument « va d’ailleurs... contre l’idée de terre promise, puisque tout le monde peut en droit habiter n’importe où. » L’exigence biblique d’accueillir l’étranger et l’impératif absolu de l’amour du prochain, que le Pape actuel ne fait que rappeler, doivent pouvoir être mis en parallèle avec ce principe.
Pourquoi donc y a-t-il débat ? Le principe ainsi énoncé paraît indiscutable, et ce n’est pas sur lui qu’il peut légitimement porter. C’est sur les conséquences de son application, c’est à dire les réactions qui s’étagent de la perplexité jusqu’au rejet violent de la part de ceux qui s’estiment lésés ou menacés par sa mise en pratique, qu’elle soit juste ou injuste. Qui, dans une société dite d’accueil, ne les partage pas au moins a minima, même quand il fait montre (ou parfois parade) d’une glorieuse générosité ?
Kant lui-même se préoccupe, non d’écorner le principe, mais d’en baliser l’application : c’est dans le domaine du droit, non de la philanthropie (mode laïque de l’appel évangélique) qu’il le pose ; il « doit se borner » à ce droit qu’a l’étranger de « ne pas être traité en ennemi » ; même, on peut « refuser de le recevoir », comme le font à juste titre les États qui se protègent de l’envahissante pression européenne de l’époque, sauf si sa vie est en jeu (restriction dont on mesure toute l’importance de nos jours) ; et pas question qu’il empiète sur la propriété privée. C’est seulement dans l’espace public qu’il peut être admis, et Ricœur le comprend ainsi : « Cela ne signifie pas que chacun devienne de ce fait citoyen de n’importe où : autrement dit, l’argument ne s’attaque pas en aucune façon à la souveraineté, mais à la xénophobie ».
Quel est alors le noyau de l’exigence kantienne en la matière ? C’est « le droit qu’ont tous les hommes de demander aux étrangers d’entrer dans leur société ». Formule qui introduit de la réversibilité là où nous tendons à n’énoncer que notre idéal proclamé de l’accueil inconditionnel, qui est l’image symétrique de notre indestructible sentiment de supériorité d’Occidentaux. L’étranger a le droit d’appeler l’autochtone à faire société avec lui, et non pas simplement à lui laisser occuper une fraction de l’espace que l’histoire lui avait permis de s’approprier ; et l’autochtone a le droit de demander à l’étranger de faire société avec lui aux conditions qui lui garantissent une confiante proximité. On a là le schéma d’une négociation qui seule peut prétendre être porteuse de paix.
Certes, les circonstances chaotiques du réel peuvent faire paraître bien utopiques de telles préconisations. Se pose alors l’éternelle question de l’incarnation : comment préserver la flamme de l’exigence absolue dans le cataclysmique embrouillamini de la vie terrestre ? Immergés dans un univers et une histoire où la création piétine, les humains doivent bien s’organiser en tenant compte de leur histoire et de leurs conflits d’intérêts, et c’est là que l’absolu des principes se heurte au relatif des possibles. Mammifères parmi les autres, ils sont soumis à l’irrésistible besoin de constituer autour d’eux un territoire dont ils maîtrisent les règles d’entrée. Ce que j’ai tenté d’exprimer, c’est qu’il est vain de se draper dans des prétentions à la vertu, avec les anathèmes et les excommunications qu’ils engendrent, quand chacun de nous humains, même les mieux intentionnés (et je ne les confonds nullement avec les crapules), profite à un degré quelconque de l’usurpation du globe et désire en bénéficier.
On ne peut pas puiser dans la radicalité de l’Évangile des munitions pour justifier la casuistique des accommodements raisonnables. Ce qu’on peut reprocher à ceux qui contestent le caractère absolu du principe de libre installation, c’est de tenter de se prévaloir de justifications morales, voire philosophiques ou religieuses, pour le réfuter. Ils ne peuvent s’y opposer qu’au nom de leurs intérêts et de leur prudence politique. C’est moins glorieux, mais ça a l’inestimable avantage de la vérité. Toute décision humaine, dans ce domaine comme dans tous les autres, ne peut se targuer d’incarner un principe universel dans sa pureté. Elle comportera fatalement sa part d’injustice puisqu’elle découle d’une injustice primordiale aménagée : et cela est vrai même quand il s’agit de préserver un bien commun, comme les océans, les calanques de Marseille, Venise, l’Amazonie… Si les discours, ou même les actes prophétiques, peuvent ignorer superbement l’épreuve de l’institutionnalisation, les décisions exécutoires des pouvoirs (privés, collectifs, étatiques…), elles, doivent s’y soumettre. Ceux qui les façonnent et tentent de les réaliser doivent assumer leur écart par rapport à l’idéal, leur péché par rapport au commandement d’amour, mais à la condition expresse de le ressentir constamment comme péché, et dans la volonté de tirer sans cesse leur action vers le Royaume sans jamais y renoncer.
Même Jésus a péché, c’est à dire qu’il a pu manquer à la loi d’amour, sans quoi il ne serait pas vrai homme : il n’a pas tendu l’autre joue aux marchands du Temple, il a commencé par rejeter avec hauteur l’appel de la Cananéenne avant de s’en repentir. Il nous faut assumer pleinement notre condition de pécheurs avec l’humilité du publicain, aussi loin que possible des contorsions de la bien-pensance que des rodomontades du provocateur cynique, et ne pas accabler de notre braillard mépris ceux qui mettent les mains dans le cambouis, à condition qu’ils ne renient jamais l’appel inconditionné. Les pharisiens ne manqueront pas de les accuser de tartufferie, mais Jésus nous a dit que c’est le publicain qui est justifié.
Alain Barthélemy-Vigouroux