Examen de conscience au bord du gouffre
Dissolution ! La France n’avait pas connu un tel remue-ménage politique ni aussi profond depuis longtemps ; certains disent depuis les débuts de la Cinquième République. Tous les camps sont bouleversés et successivement objets de suspicion, parfois d’espérance, toujours d’inquiétude. Hormis les partisans du RN, pleinement satisfaits de l’occurrence qui leur est offerte, c’est un concert de cris d’opposition ou de lamentations avec plus ou moins de conviction et de sincérité. Soyons clairs, il est tout à fait prudent de se méfier de tous les extrémismes politiques : quand ils s’emparent du pouvoir, on ne sait pas comment ils l’exerceront, ni si et quand ils accepteront de le laisser face à un renversement de l’opinion populaire.
Le RN suscite méfiance et crainte. On ne peut en conscience voter pour un parti qui rappelle – au moins aux plus anciens d’entre nous – comment ont pu s’établir, au XXe siècle (et ce n’est pas fini), des pouvoirs dictatoriaux, presque subrepticement, souvent par voie légale. Les idées extrêmes de ce parti et ses changements opportunistes de positions ne rassurent pas davantage.
Face à ce « danger », c’est aujourd’hui le désarroi, d’abord de la « droite républicaine », parce que ses perspectives apparaissent de plus en plus incertaines ou… ne paraissent plus du tout. Ensuite les partisans de l’actuel président de la République, parce qu’il avait affiché un projet « Ni droite, ni gauche », lequel avait pu susciter l’espoir de sortir des petits affrontements stériles entre partis dits « de gouvernement ». Il n’a pas tenu à l’usage, et cette grande attente a été profondément déçue par les imprécisions, les hésitations, les atermoiements, les renoncements des choix politiques ou économiques qui ont été faits. La « gauche » enfin, qui a perdu la confiance des classes modestes par ses reculs sur le plan social (la social-démocratie est devenue social-libéralisme) et sa cécité (en particulier de LFI) sur un problème nié ou marqué de l’opprobre du « nationalisme », qui inquiète pourtant beaucoup de Français : l’immigration. Celle-ci est redoutée comme une intrusion dans l’équilibre d’une société déjà en crise, et en particulier – ne le taisons pas, quoiqu’il soit mal vu de le dire – dans sa version musulmane. Cette religion, respectable en elle-même quand elle est paisible, introduit une culture non seulement étrangère, ce qui pourrait être sans conséquences majeures ou même un enrichissement, mais allogène et, surtout chez ses adeptes les plus fondamentalistes, allergique à la nôtre blackboulée par l’histoire et la mauvaise conscience coloniale, sur la question clef de la laïcité.
A propos de l’immigration, terreau préféré du FN, puis du RN, Laurent Fabius avait fait jadis un constat : « L'extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions » (Cf. l’émission « L’heure de vérité », le 05.09.1984). On le rappelle constamment, mais sans en tirer un programme d’action pour répondre positivement à ces « bonnes questions ». Pourquoi la gauche, qui a occupé 19 ans le pouvoir pendant la Cinquième République, n’a-t-elle pas tenté de régler cette question ? Elle a constamment nié que s’en fût une, en dénonçant le racisme ou l’islamophobie de ceux qui la posaient, même lorsqu’ils étaient des spécialistes de l’Islam.
La démocratie, « le moins pire des régimes politiques », n’est pas ici sans susciter des interrogations. « Pouvoir du peuple par le peuple », elle suppose, pour que ça fonctionne idéalement, que ledit peuple soit correctement informé et, tout simplement, formé à appliquer un esprit critique aux faits de politiques intérieure ou extérieure de leur pays et à la manière dont ils sont présentés. Les expériences passées et actuelles montrent que ce n’est toujours pas le cas. Les 40 % des voix recueillies pas les partis d’extrême droite ne peuvent être placés à profits et pertes de la démocratie. Ils font partie de sa réalité. Ces voix sont celles de citoyens, qui votent pour des partis prospérant en toute légalité. NB. : Si ceux-ci sont dangereux, il faudrait les interdire. Il serait trop facile, injuste, et politiquement maladroit, de présenter ces électeurs comme un ramassis de salauds ou de débiles. Il serait donc utile et sain d’analyser les motifs de leur décision. Et si leurs réclamations, même et surtout si leur présente confiance est mal placée, sont justes : sortir de la pauvreté, disposer de services publics proches et efficaces, sûreté, réhabilitation d’une culture mise en cause, voire contestée etc., il aurait fallu y remédier depuis longtemps.
On dit que l’« adhésion » aux vues du RN est, hors de tout idéologie, une manière de manifester des mécontentements non pris en compte par les gouvernements passés, le rejet aussi d’une classe politique inefficace. Peut-être aurait-il été sage de faire en sorte que ce désamour, qui se traduit dans le vote RN, puisse s’exprimer plus sereinement dans des périodes sans crise ouverte. Par exemple, un bon indicateur de ce refus, qui apparaitrait aujourd’hui dérisoire, aurait pu être de décompter comme de vrais votes « exprimés » les votes blancs, ce qui aurait fait baisser sensiblement les abstentions et permis de distinguer ceux qui désiraient d’autres choses, du désintérêt complet et de l’abandon de leur citoyenneté par les pêcheurs à la ligne.
L’idéologie du RN existait déjà dans des groupuscules, et sa progression à travers un parti institué date de la décision du deuxième congrès de l’« Ordre nouveau », en 1972, de participer aux élections législatives suivantes. Concrètement, qu’a-t-on opposé, hormis des incantations, à cette montée en puissance de ce parti, alors rejeté par la majorité des Français? À chaque élection, la mise en garde sur la menace qu’il faisait peser sur les institutions républicaines, au cas où l’on ne voterait pas pour un parti « républicain », est revenue comme une rengaine sans propositions concrètes pour répondre à des doléances devenues exaspération.
On en est là. Bien sûr, il faut stopper ce danger hic et nunc. La masse des abstentionnistes (« premier parti de France »), qui risque de perturber la signification de la consultation, et l’irréalisme de certains programmes laissent peser une grande incertitude sur les résultats de ces législatives, dont la décision a été imposée brutalement et arbitrairement dans un calendrier trop serré pour permettre une réelle réflexion. Face au « danger », les partis traditionnels se montrent incapables de proposer des solutions nouvelles, et réalistes, de dialoguer, de coordonner leurs volontés pour bâtir, fût-ce grâce à des compromis, des actions efficaces favorables au bien commun.
En toute logique, cela exigerait quelque mea culpa de ceux qui, depuis des lustres, s’exonèrent de leur responsabilité dans cette situation au bord du gouffre en clamant : « Ce n’est pas moi, c’est l’autre ».
Jean-Baptiste Désert
P.S. : À propos de démocratie, on entend des voix, dans les différents camps, prônant l’adoption du mode de scrutin à la proportionnelle. Deux remarques : 1°) La foire politique qui a régné à certains moments des IIIe et IVe Républiques, où les gouvernements se succédaient au gré d’alliances circonstancielles, souvent issues de compromissions. 2°) On a vu le nombre de listes, parfois « folkloriques », qu’a provoqué la proportionnelle aux dernières élections européennes.