« Choses vues ou entendues » 10. À propos du Code noir : que pour commenter un texte, il faut l’avoir lu
N. B. : Cette contribution est un complément à l’article Choses vues (ou entendues) 9. Personae non gratae.
Colbert (1619-1685) a été un grand ministre, il a réorganisé la France sous Louis XIV. On lui reproche aujourd’hui d’avoir été l’artisan du Code noir, « recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant la discipline et le commerce des esclaves nègres des Îles françaises de l’Amérique », publié en 1685 (1). L’esclavage étant interdit sur le sol français (non le servage guère plus humaniste !), ce texte constituait une dérogation au droit afin de permettre, entre autres, le fonctionnement de la production sucrière.
Qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur ce sujet, on considère à juste titre, aujourd’hui, l’esclavage comme un indéniable « crime contre l’humanité », bien qu’il subsiste encore dans quelques régions du globe, sous des formes diverses. Dans l’actuelle atmosphère « décoloniale » exacerbée, il est donc périlleux d’avancer que ce texte a marqué, à l’époque, un progrès objectif pour les malheureuses victimes de ce travail forcé. Loin d’une œuvre de compassion et pour des raisons diverses, en particulier par crainte de révoltes serviles, le Code leur a apporté, fût-ce involontairement, quelques améliorations non négligeables dans leur sort quotidien, quelques « droits » vitaux… si tant est qu’il ait été rigoureusement appliqué.
Le Code noir comporte 60 articles consacrés à tous les domaines pouvant concerner les esclaves des Antilles : religion, nourriture et vêtement, police, crimes et punitions, « libertés »… Il fixe les règles de leur soumission alors qu’ils restent, y compris leurs enfants, un « bien » négociable, mais il limite notablement l’arbitraire des maîtres. Sans en faire un texte compassionnel, il faut – pour le comprendre et éviter les contre-sens, ce qui ne veut pas dire, bien entendu, le justifier – d’abord le lire, et ensuite savoir l’interpréter en fonction des « valeurs » de son époque, et non selon nos idées (aussi justifiées soient-elles, plus de trois siècles après) ou à travers notre inculture historique.
Par exemple, on a reproché au Code de favoriser l’Église catholique. C’est vrai, mais pas plus qu’en France. Les protestants n’y étaient pas mieux traités ; et rappelons en passant que 1685 est aussi l’année de la Révocation de l’Édit de Nantes. Quant aux Juifs, ils ont tout simplement été expulsés des îles (art. 1). Cependant, le seul fait d’obliger les maîtres, sous peine de punitions, à faire « baptiser et instruire dans la religion catholique » leurs esclaves (article 2), était une sorte de garantie pour ces derniers. En faire des chrétiens revenait à reconnaitre peu ou prou, même si ce n’était pas explicite dans le texte, leur caractère humain. Ce n’avait pas toujours été le cas antérieurement (2). En outre, et pour faire respecter les commandements de l’Église, on ne pouvait les faire travailler les dimanches et jours de fêtes (article 6), là aussi sous peine de sanctions pour les maîtres, ce qui pouvait offrir aux esclaves quelque repos.
De même, les règles du mariage catholique s’appliquent aux esclaves devenus chrétiens (art. 9 à 13). Ainsi, un homme libre, célibataire, ayant vécu « en concubinage avec son esclave [et lui ayant fait des enfants]épousera dans les formes observées par l'Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen et les enfants rendus libres et légitimes» (art. 9).
Le maître doit, sous peine d’être poursuivi, nourrir correctement ses esclaves (art. 22-24) et les vêtir (art. 25). Mieux, « les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit que la maladie soit incurable ou non, seront nourris et entretenus par leurs maîtres » (art. 27). Leur famille est reconnue sinon protégée :« Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari, la femme et leurs enfants impubères, s'ils sont tous sous la puissance d'un même maître… » (art. 47). Les articles 55 à 59 facilitent dans une certaine mesure les affranchissements. Et un maître qui a tué son esclave de son propre chef sera en principe poursuivi (art. 43).
N’idéalisons pas cette situation, l’esclave reste considéré comme un « meuble » (art. 28 et 44), propriété entière du maître, y compris ce qu’il pourrait détenir lui-même comme bien. L’article 40 précise même qu’un esclave puni de mort par la justice, doit être « estimé » et son prix payé au maître. En revanche, la responsabilité de ce qu’il aurait fait sur ordre de son maître pèse sur celui-ci (art. 29), qui est responsable aussi des vols ou « autre dommage » commis à l’extérieur de la plantation par son esclave (art. 37). Les esclaves n’ont pas de droits en matière civile (art. 30-31).
Les esclaves ne peuvent posséder d’armes (art. 15), ni s’attrouper (art. 16 et 17), et si un esclave frappe son maître ou des membres de sa famille, il sera puni de mort (art. 33). Des « voies de fait » commises contre une personne libre seront punies de peines afflictives, « même de mort ». Dans un milieu où les colons étaient démographiquement très minoritaires, cette sévérité pouvait vouloir garantir leur survie contre d’éventuelles révoltes. Notons, pour juger ces mœurs du passé, qu’en France même, jusqu’en 1791, un serviteur coupable d’un vol domestique pouvait être pendu.
Le Code noir, si dur pour les esclaves, et qui nous scandalise aujourd’hui, a donc constitué légalement, presque malgré lui mais dans la logique de l’époque, un (très) léger progrès dans la situation tragique, « inhumaine » au sens propre, imposée aux Africains arrachés à leur terre pour travailler dans les plantations des îles.
Ce « progrès » a été noté et reconnu par des auteurs étrangers : « Dans les colonies anglaises, […] les esclaves n’avaient aucun recours contre les flagellations excessives ou les ablations d’oreilles, de nez ou de doigts, passe-temps sadiques de planteurs alcooliques ou psychopathes (3). Les Français ont fait exception parmi les Nations européennes en appliquant, longtemps avant elles, une sorte de législation protectrice » (4).
Protection légale : « Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, selon que nous l'avons ordonné par ces présentes, pourront en donner avis à notre procureur général et mettre leurs mémoires entre ses mains […] les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais ; ce que nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtres envers leurs esclaves » (art. 26). Mais comment un esclave pouvait-il s’adresser à la justice royale alors qu’il dépendait d’un maître riche, plus ou moins puissant, intégré dans un système social où la connivence entre les familles était renforcée pas les intérêts et les alliances ?
Plusieurs philosophes du XVIIIe siècle, plus ou moins abolitionnistes (5), ont donné des avis plus nuancés, voire réservés, sur le Code noir : « On dit que le Code noir est fait en leur faveur. Soit, mais la dureté des maîtres excède les punitions permises, et leur avarice soustrait la nourriture, le repos et les récompenses qui sont dues. Si ces malheureux voulaient se plaindre, à qui se plaindraient-ils ?…» (Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Ile de France, Lettre 12, 1769).
Marc Delîle
1. Deux ans après la mort du ministre, par son fils, le marquis de Seignelay. Texte complété en 1723 et 1724.
2. On peut en rapprocher l’esprit de celui qui a présidé à la controverse de Valladolid (1550-1551), appuyé sur une bulle de Paul III (1537), qui reconnaissait les Indiens, esclaves avant l’arrivée des Africains, comme de « véritables êtres humains », ce que contestaient leurs exploiteurs, les colons espagnols ou portugais.
3. L’article 38 du Code noir prévoit des peines de ce type, mais contrôlées dans le cadre de la loi et non remises au seul arbitraire des maîtres.
4. Cf. James Pope-Hennessy, La traite des noirs à travers l’Atlantique 1441-1807, Fayard, 1969, p. 138. Ces « traitements barbares » sont interdits par le Code (art. 26). Ils sont pourtant prévus par le Code noir contre l’esclave fugitif, y compris la mort à la seconde récidive (art. 38).
5. Les positions de ces penseurs peuvent être complexes. Ainsi on a parfois accusé Voltaire, hostile à l’esclavage dans ses écrits (Candide, 1759), d’avoir eu des relations d’affaires avec des personnes impliquées dans le trafic du « Bois d’ébène ».