Ascension – Pentecôte : une nouvelle Histoire commence
Traditionnellement, ce qui ne signifie pas « selon la Tradition », l’Ascension de Jésus est imaginée comme une glorification. L’iconographie nous montre un Christ glorieux montant aux cieux, pour prendre place sur le trône de Dieu. Cette interprétation fait de l’Ascension une consécration de Jésus. Il faut comprendre le contexte de l’époque. Sans remonter jusqu’à la divinisation de Romulus, enlevé au ciel, l’histoire nous apprend comment les empereurs romains étaient « consacrés » à leur mort et divinisés. Alors leur effigie était gravée sur la monnaie, nous y reviendrons à propos de Jésus. Quand l’Église a développé cette idée du Christ régnant sur le monde (1) parce qu’assis sur le trône de Dieu, elle s’est laissé éblouir par la gloire des empereurs, celle de Jésus devait la surpasser. C’est dans ce même esprit de « glorification » de Jésus lors de l’Ascension qu’a été instituée la fête du Christ-Roi. Le Christ régnerait sur le monde depuis son trône divin.
Avec l’Ascension, Jésus se dérobe
Nous allons essayer d’introduire une autre lecture de l’Ascension qui nous paraît plus fidèle au texte de Luc. La « consécration » de Jésus, comme celle des empereurs, a été pensée au détriment de la réalité du retrait de Jésus qui justement veut nous laisser la place pour construire notre Histoire.
D’abord, Jésus, Verbe incarné, n’a pas besoin d’être divinisé :
« Le Verbe était auprès de Dieu, il était Dieu […] Et le Verbe s’est fait chair [ …] et nous avons contemplé sa gloire» (Jn 1, 1 ; 14).
Puis dans la diatribe entre Jésus et les Pharisiens avec les Hérodiens au sujet de l’impôt, Il ne trouve pas seulement une astuce pour se sortir d’un piège (les évangélistes n’auraient probablement pas estimé nécessaire de relater cela), il affirme une vérité fondamentale dans son
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25).
Jésus affirme ici que la relation à César (« consacré » et divinisé à sa mort, ce qui explique son effigie sur la monnaie) est d’un tout autre ordre que la relation à Dieu. Il détruit par là toute interprétation des événements qui serait inspirée par la culture de l’époque (culture religieuse romaine), culture religieuse qui n’a donc rien à voir avec son enseignement.
Ce n’est pas une glorification ni une consécration que nous montre Luc dans ses deux récits de l’Ascension. Ils sont d’une sobriété remarquable. Dans l’un comme dans l’autre, Jésus disparaît dans le ciel ou dans une nuée qui « le déroba à leurs regards » (Ac 1, 9). Au lieu d’une glorification comme celle des empereurs, il s’agit d’une « élévation » qui rappelle celle du prophète Elie (Jésus s’est référé plusieurs fois à Elie), qui est retiré du monde. Pour Jésus ceci se passe à Béthanie après qu’il les ait bénis (Béthanie où s’est passée peu avant sa Passion l’« onction » par Marie, d’après Jean, ville aussi de Lazare et de sa « résurrection »), ou sur le mont des Oliviers (dans les Actes). Le mont des Oliviers est le lieu de la Passion (contra - la glorification) et le lieu d’où David a dû s’enfuir et ne plus se montrer au peuple, disparaître, signe de la disparition temporaire de son règne. Celui qui, adoré comme Dieu, pouvait siéger sur le trône de Dieu, s’est retiré et nous renvoie à l’autorité d’un autre, le Père, et à la puissance d’un tiers, l’Esprit. Ainsi l’histoire du Royaume n’est pas terminée :
« Il ne vous appartient pas de connaître le temps et l’heure que le Père a fixés de sa propre autorité, mais avec le Saint-Esprit qui descendra sur vous, [...]vous serez mes témoins […] jusqu’aux extrémités de la terre. » (Ac 1, 7-8)
Du temps de Jésus au temps des disciples
Si Jésus s’est retiré, ce n’est pas pour nous écraser ensuite de sa puissance supposée, mais pour nous laisser le champ libre pour inventer notre vie. Le champ libre aussi pour comprendre son message et le découvrir à chaque génération. Jésus n’est pas assis sur le trône de Dieu d’où il nous écraserait, et plus rien ne pourrait advenir, l’Histoire serait terminée. Attendre la Parousie serait une passivité, juste le temps qu’il n’y ait plus d’hommes sur terre. Luc est sensible à cela, lui qui a écrit l’histoire de la première Église dans les Actes pour nous montrer les premiers chrétiens faisant l’Histoire nouvelle.
Le départ de Jésus est fait de discrétion... il laisse la place pour ne pas nous encombrer de la puissance de Dieu. « Il vous est avantageux que je m’en aille » (Jn 16, 7). Cela évoque pour nous la notion juive du Tsim-Tsoum, apparue dans la kabbale au 16ème siècle : Dieu se retire pour laisser une place pour la création (et les hommes), car si le Dieu infini remplissait tout l’univers, comment faire advenir la création ? Dieu se serait donc retiré pour laisser un point infime dans lequel aurait pris place la création et permettre à Dieu d’avoir un vis-à-vis, un homme fait à son image.
Jésus n’est pas ressuscité glorieusement comme l’iconographie et les traditions voudraient le montrer, il a révélé sa Résurrection par une absence, un tombeau vide. Pendant quarante jours qui suivent il est apparu pour se faire comprendre des disciples qui avaient bien du mal à croire (juste avant l’Ascension ils vont encore demander si c’est bien maintenant qu’il va établir son règne!) :
« Oh hommes sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! » (Lc 24, 25)
Enfin il disparaît définitivement, renvoyant les disciples vers la Galilée. Qu’est-ce à dire ? La Galilée est loin du Temple, celui-ci n’est plus au centre de la Foi. On sort de la religion établie pour se tourner vers le monde. La Galilée est aussi le lieu où tout a commencé, les disciples sont invités à entrer en eux-mêmes pour comprendre ce qui s’est passé pendant trois ans, quel était le message du Maître et ainsi de pouvoir le porter jusqu’aux confins de la terre.
Le temps pascal est ainsi inséré entre deux vides, deux absences, le tombeau puis la disparition dans la nuée. Comprendre cette disparition de Jésus nous incite à nous mettre en route et nous mettre nous-mêmes à construire notre Histoire, celle de notre salut. Nous ne devons pas répéter bêtement un corpus de croyances qui serait tout fait, mais à l’aide de l’Esprit continuer la découverte de Dieu. Il y a toujours du nouveau à comprendre dans l’Écriture car l’histoire n’est pas figée et nous amène à lire toujours de façon nouvelle. Si « tout était écrit », tout n’était pas révélé et presque tout reste à découvrir, à comprendre à la lumière de l’Écriture et de notre histoire. La Pentecôte qui suit est l’inauguration de ces temps nouveaux.
Temps nouveau, temps de l’Esprit
Ascension - Pentecôte - Une nouvelle histoire commence
Jésus a averti ses disciples, en réponse à son absence il nous offre son Esprit qui est un « souffle de vie », une « brise légère » comme l’avait découvert le prophète Élie. L’Esprit, « souffle du Christ », nous habite pour nous permettre de trouver la vraie Vie, à chaque étape de notre histoire. L’Esprit ne nous brusque pas, il nous respecte, nous accompagne. Si nous lui laissons la place, si nous faisons du vide en nous pour le recevoir, alors il nous ouvre aux autres et à tout ce que l’amour de Dieu peut produire en nous.
« Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2, 20)
L’Esprit nous permet de rentrer en relation avec tout un chacun. À la Pentecôte, tous affirment
« nous les entendons exprimer dans notre langue les merveilles de Dieu » (Ac 2, 12).
L’Esprit est celui qui brise les frontières et les murs, qui peut alors faire des hommes une Communauté qui sera le Corps du Christ.
La Pentecôte est la célébration de l’irruption de l’Esprit. Jésus avait déjà envoyé son Esprit sur les disciples lors de ses rencontres après la Résurrection. Luc, dans son histoire de l’Église primitive qui commence par le récit de la disparition de Jésus dans l’Ascension, a voulu inaugurer cette histoire par cet événement fondateur, la venue de l’Esprit. C’est désormais l’Esprit, vivant en chacun (« le Christ vit en moi » signifie que son Esprit insuffle mon esprit) qui va soutenir les disciples et l’humanité dans leur histoire. Cette description de la venue de l’Esprit nous donne deux enseignements :
- chacun comprend dans sa langue l’annonce des apôtres. C’est l’anti-Babel, mais pas l’uniformité. Le peuple ne découvre pas une langue unique, chacun garde la sienne, dans laquelle il entend le message. Chacun garde son identité, sa personnalité. Chacun reste tel qu’il est, mais peut être à l’écoute des autres et les comprendre.
- c’est par la parole que le message est transmis. De même que les disciples d’Emmaüs ont d’abord échangé entre eux, puis avec Jésus qu’ils ne reconnaissent pas, avant de découvrir le Christ ressuscité, c’est dans les paroles échangées que nous pouvons découvrir le Christ, nous le donner les uns aux autres. La Parole de Dieu est créatrice, nous y sommes associés. Il n’y a pas de foi individuelle séparée des autres.
Le discours de Pierre à la Pentecôte se termine par ceci :
« Elle est pour vous la Promesse, ainsi que pour vos enfants et pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que les appellera le Seigneur notre Dieu » (Ac 2, 39).
Il nous reste à la transmettre, avec les moyens adaptés à notre situation. Si le Christ vit en nous, alors
« il ne s’agit pas de travailler dans le monde pour le Christ, mais d’y être le Christ »
a écrit Madeleine Delbrêl. Tout un programme.
Marc Durand
(1) Cette interprétation du règne permettait d’appuyer le pouvoir des empereurs puis des rois qui se fondait ainsi sur la royauté du Christ qu’ils prétendaient incarner sur terre.