« Choses vues (ou entendues) » 9 : Personæ non gratæ
N.B. : Les articles de notre rubrique « Choses vues (ou entendues) » qui portent sur des sujets politiques ou de société ne se prononcent jamais sur le fond des questions abordées, souvent complexes, mais uniquement sur le côté incomplet, illogique, paradoxal ou contradictoire de la présentation de faits ou paroles rapportés.
À défaut de chercher à convaincre de leurs idées par des idées, beaucoup d’hommes politiques préfèrent susciter des polémiques, si possible ad personam. C’est plus facile et plus attrayant pour attirer l’attention du public. Et comme les « victimes » gardent la possibilité d’évoquer, chez leurs accusateurs, des défauts ou vilénies comparables à ce qu’on leur reproche, ça peut durer. Il n’en sort jamais quelque chose de positif ou d’utile. C’est même agaçant pour des spectateurs consternés de ces échanges vides et vains.
C’est ainsi qu’est contestée la légitimité de certaines personnalités politiques ou artistiques, dans telle ou telle de leurs activités, par le fait que leur vie présente des pans obscurs, discutables, voire désastreux.
Commençons par une question hypocritement naïve : peut-on être un vrai poète si l’on a des opinions politiques marquées, particulièrement lorsqu’elles sont de droite ? Paul Claudel a soutenu les franquistes pendant la guerre d’Espagne ; en plus il ne s’est pas montré très sympathique avec sa sœur Camille ; en même temps, quoique pétainiste, il a rejeté la collaboration et la politique anti-juive de Vichy. Est-il un poète ? Situation inverse peut-on être poète si l’on est « engagé à gauche » ? Louis Aragon, stalinien assumé, était-il un poète ? Ce type de question s’est posée récemment pour Sylvain Tesson. Il se déclare lui-même « réactionnaire », cela déprécie-t-il sa fibre poétique ? La réponse honnête, pour qui l’a lu sans prisme partisan, c’est non. Peut-il alors parrainer une manifestation de poésie ? Cela a été contesté au grief de sa tendance politique. Serait-elle garante de sa valeur ou la désavoue-t-elle ?
Les remarques ci-dessus peuvent être généralisées, sans renoncer à les nuancer. Peut-on être ministre de l’Éducation nationale (publique) en ayant mis ses enfants dans l’enseignement privé. ? Il est au moins maladroit de l’avouer quand on vient juste d’être promu à la tête d’un ministère « mammouth » difficile à gérer, sachant que ce milieu est, à juste titre, chatouilleux sur la question de la laïcité, et où élan pédagogique et orientation politique se mêlent parfois. Sur ce fait précis, que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. Dans mon université, jadis, le secrétaire général du Snes-Sup, syndicat hautement laïque, à l’occasion anti-clérical, avait mis ses enfants dans une école libre d’inspiration chrétienne ; il en était de même pour une autre collègue, véritable pasionaria de la laïcité. Était-ce l’attrait d’une pédagogie nouvelle et inventive qu’ils ne trouvaient pas dans l’Éducation nationale ? Leurs enfants avaient-ils des problèmes non solubles à l’époque dans l’Éducation nationale ? L’histoire ne le précise pas, mais avouons qu’il y avait dans le comportement de ces personnes comme une incohérence.
Élargissons notre regard sur les polémiques en cours dans le domaine historique. Jules Ferry a été l’un des promoteurs actifs de la politique coloniale de la France. Dans l’ambiance de l’époque, cela relevait quasiment de la « normalité » politique, au nom de la « mission civilisatrice » que les Européens s’octroyaient, mais aussi de la recherche de ressources et de marchés. Cette dernière était liée à une intense concurrence internationale, comme il est apparu à la Conférence de Berlin en 1885 où, sans droits objectifs autres que la force, les grandes puissances européennes se sont partagé l’Afrique…
Aujourd’hui, au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », la colonisation apparait pour le moins scandaleuse, et par ses méthodes souvent criminelle. Rappelons pourtant que ce droit n’a été reconnu par les Nations unies qu’en 1945, alors que, dans l’Entre-deux-guerres, l’article 22 du Pacte de l’humaniste Société des Nations (fondée en 1919) affirmait qu’il existait « des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne », et qui restaient donc à « civiliser ». Jules Ferry s’inscrivait dans cette perspective. Mais il a été, en même temps, l’un des principaux fondateurs de l’école publique, gratuite, laïque et obligatoire, base de la République. Va-t-on retirer son nom des plaques de nos rues et surtout du fronton des écoles ?
Napoléon est « coupable » de centaines de milliers de morts à cause des guerres qu’il a menées ou subies. En outre, en 1802, il a restauré l’esclavage supprimé par la Convention en 1794, au nom de nécessités économiques (production du sucre dans les Antilles). Mais il a, par ailleurs, complètement réformé la société française par son œuvre politique, juridique, économique. Doit-on l’exclure des manuels scolaires ?
En remontant encore dans le temps, il faudrait s’arrêter longuement sur le cas difficile d’une des têtes de Turcs des nouveaux juges de l’histoire. Colbert, lui aussi a réorganisé le pays, mais on l’accuse d’avoir été l’inspirateur du Code noir. Comme le motif d’incrimination qui le vise est complexe, il mérite qu’on puisse le développer. On le retrouvera dans « Choses vues » 10.
En bref, il semble dangereux et vain de vouloir réduire la vie des hommes à un seul aspect de leur personnalité. Un dernier exemple de cette intolérance au côté « biface » de l’espèce humaine, toujours pris dans le cadre du décolonialisme et de l’anti-esclavagisme. Le 22 mai 2020, lors de la commémoration de l'abolition de l'esclavage en Martinique, deux statues de Victor Schoelcher — qui avait été le « père » de l’abolition de l’esclavage en 1848 — ont été détruites par des manifestants. Ils reprochaient aux autorités françaises et locales de ne célébrer que des hommes blancs, et à Schœlcher d'avoir permis une indemnisation financière des anciens maîtres blancs, en compensation de l’abolition. Peut-être a-t-on voulu éviter une crise économique brutale comme en a connu l’ile de La Réunion, lorsque d’anciens petits producteurs de sucre, ruinés par l’abolition qui les privait d’une main-d’œuvre peu onéreuse, ont rejoint les « petits-blancs des hauts », population installée depuis le XVIIIe siècle sur les hauteurs de l’île, et longtemps assez misérable.
Toutes ces remarques, un peu en vrac, pour rappeler une conviction banale pour un historien, mais apparemment devenue problématique, non pas qu’il y aurait du bien et du mal en chacun de nous, simple constat d’une sagesse de bistrot, mais qu’à travers le temps, en fonction des circonstances, les « valeurs » changent et que les choses (et les gens) ne sont pas si simples Il faut pour les comprendre, ce qui ne veut pas dire les justifier, les replacer dans le contexte de leur époque.
Marc Delîle